Chapitre CXXV (1/2)

4 minutes de lecture

Dès le lendemain, nous quittâmes donc notre petit refuge aux airs de paradis perdu, saluant silencieusement le chant du vent dans les palmes, les accrocs des vagues entre sable et rochers et la nage débonnaire des tortues. Pendant trois jours, nous naviguâmes au cœur des îles du Soleil, dépassant une à une les silhouettes d’ocre et de terre, baignées d’azur et de cristal, de chacun des îlots de l’archipel. Nous aperçûmes, de loin, la base scientifique dans laquelle devaient s’affairer quelques Asclépios et vîmes une dizaine de silhouettes sombres occupées à reconstruire ce qui devait l’être après le passage des soldats de Champarfait.

Puis pendant des semaines, nous naviguâmes en pleine mer, cap au Nord-Nord-Ouest, nous repérant à la marche des astres et à la précision des cartes. La Nature avait un rythme presque immuable, de matins bleutés en soirs de braise, et notre traversée semblait parfois ne jamais devoir connaître sa fin. Seules les températures, qui chutaient chaque jour un peu plus, prouvaient que nous avancions vers les terres de glace. Il nous fallut porter des vêtements plus épais, puis superposer différentes couches, mais cela nous faisait une bonne excuse pour nous réchauffer mutuellement ! Et j’avais l’impression très ridicule, mais aussi très nette, qu’il m’était physiologiquement impossible d’avoir froid dès lors que je me trouvais entre les bras d’Orcinus.

Le bateau tenait bien la mer, les voiles nous donnaient de la vitesse et de la tenue mais nous n'avions guère le loisir de prolonger notre navigation : si les parties de pêche et les placards de la cambuse nous fournissaient le nécessaire en matière de poisson, de viande et de légumineuses, nos réserves d’eau potable se réduisaient et il était grand temps pour nous de toucher terre.

Aussi, malgré toute l’appréhension que je ressentais à l’idée de rencontrer les loyalistes, ressentis-je un profond soulagement lorsque nous commençâmes à apercevoir, de loin en loin, les premiers blocs de glace flottant sur la mer. C’était un spectacle grandiose, aux mille accords de blanc et de bleu, entre soleil éblouissant et ombres longues posées sur la mer… J’en restai à chaque fois bouche bée ! Mais Orcinus, plus pragmatique et plus aguerri que moi, y voyait surtout un danger pour la sécurité de notre navire.

Lorsque nous aperçûmes, sur notre bâbord, la ligne noire et floue de la côte, nous sûmes que nous touchions au but. La citadelle des loyalistes se trouvait juste un peu plus haut, avec ses remparts gelés et sa silhouette aiguisée. Mais les derniers milles ne se feraient pas sans risque : plus nous avancions, plus la mer se couvrait de morceaux de banquise ballottés par les flots. Orcinus monta alors au mât de misaine et s’installa dans le nid-de-pie pour guetter ces ennemis silencieux que nous ne voyions souvent qu’au dernier moment tant ils se fondaient dans la lumière blanche du paysage. Je restai à la barre, manoeuvrant sous grand-voile seule, allure réduite, oeil aux aguets, peur au ventre.

Pendant deux ou trois jours, nous glissâmes ainsi dans le silence des grands froids, le vent mordait la peau, la mer semblait hostile et coupante sous l’étrave et chaque mouvement de barre était un pari. Nous étions tous deux très concentrés, très à l’écoute, et même si nous nous prîmes au jeu, dépassant chaque bloc de glace comme si c’était un fruit à cueillir ou une porte à passer, pas un instant nous ne relâchâmes notre vigilance. Notre complicité, notre confiance fit le reste. Et nous arrivâmes en vue du port, posé comme une tentacule noire au pied de la citadelle, faisant face aux îlots ciselés, désolés, qui semblaient les gardiens du large de cette civilisation étrange et autarcique. Derrière nous, les blocs de glace immaculés ressemblaient à une muraille ininterrompue ou à une nasse glaçante qui se serait refermée sur nous…

Et je dois avouer que j’étais terrifiée ! A terre, notre arrivée ne passa pas inaperçue et nous vîmes des dizaines de silhouettes sombres se précipiter vers le quai pour assister à notre accostage : sans doute avaient-ils reconnu leur navire… Mais aussi, peut-être, celui qu’ils considéraient comme leur prince depuis tant d’années. Au fur et à mesure que nous approchions, je réalisai que la plupart d’entre eux étaient armés. Leurs cheveux blonds se fondaient dans les ombres de la banquise, leurs yeux clairs brillaient comme autant de canons et je broyais les doigts d’Orcinus, debout et immobile à mes côtés. Et je me demandai alors, certes un peu tard, s’ils n’allaient pas nous envoyer une salve d’artillerie avant même d’écouter ce que nous étions venus leur dire.

Je ne garde aucun souvenir de la manœuvre d’arrivée : Orcinus avait pris la barre. Sans doute éprouvait-il autant d’appréhension que moi, mais ses gestes restaient sûrs et précis. Et le deux-mâts avança avec précision, se faufilant habilement entre les quelques barques de pêche qui étaient au mouillage par-ci par-là avant d’entrer dans le port sans l’ombre d’une hésitation. Quelques minutes plus tard, nous étions amarrés à quai. Autour de nous régnait un silence de plomb, une hostilité sourde, une tension palpable.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Marion H. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0