Chapitre CXXV (2/2)
Puis il y eut quelques murmures, quelques mouvements, et un homme s’avança vers nous d’un pas fier, démarche altière et uniforme vert. Il avait de grands yeux de ciel, les cheveux longs et libres, la lèvre pleine et la voix impérieuse. Orcinus me précisa que l’intéressé s’appelait Sonu, fils de Lomu, qu’il n’était pas méchant, mais qu’il ferait son devoir jusqu’à la mort. J'eus le temps de me demander s’il s’agissait du même Sonu qui avait charmé Perkinsus, lors de notre premier passage. Mais très vite, je dus me concentrer sur l’instant présent au lieu de rêvasser aux amours passées de mon ami.
« - Bonjour, prince Lomu. Nous ne pensions pas te revoir un jour ici…
- Bonjour, Sonu. Je suis là, pourtant.
- Qui est cette femme ?
- Lumi, fille de Lomu. Ma compagne. Depuis des années.
- Ah ! Je m’en souviens, maintenant. C’est à elle que tu as proposé de partir avec toi, le jour des pourparlers, sur les îles du Soleil. Et qui a refusé.
(Orcinus rougit jusqu’aux oreilles et je lui pris la main.)
- Euh… Oui. Et nous sommes venus vous parler.
- Vraiment…
- Oui.
- Et où est ta fiancée ? Car la dernière fois que nous avons eu l’honneur de te voir, tu étais fiancé à une autre jeune femme.
- Cette Lumi-là est loin. Libre. Et en sécurité.
- Tu devras t’en expliquer avec son père.
- Je ne lui dois rien. Et elle non plus ne lui doit rien. Laissez-la vivre en paix. C’est tout.
- Nous verrons cela. Et donc, de quoi es-tu venu nous parler, Lomu ?
- Je m’appelle Orcinus.
- Tu es Lomu, fils de Lomu.
- Je suis le fils du prince Lomu, c’est vrai… Mais je ne suis pas celui que vous espérez. Je comprends votre foi, votre droiture, votre culture. Mais c’est mon père que vous voulez ! J’ai lu les mêmes récits que vous, vous savez ; les mêmes histoires. Mon père était fait pour régner sur Champarfait. Il était beau, il était prince, il était chevaleresque. Bon ! Mais moi, je ne suis pas lui. Je n’ai ni la même éducation, ni la même culture, ni la même personnalité.
- …
- Que vous le vouliez ou non, je suis Lointain. Je vis comme un Lointain, entre théâtre et voilier. Je ne suis pas fait pour devenir roi. Ni à Champarfait, ni à Héliopolis, ni ailleurs. Je suis venu vous demander de l’accepter.
- …
- Franchement, en admettant que mon père ait été aussi parfait que ce que racontent chansons et ballades, alors je ne pourrais que vous décevoir ! Je suis humain, moi. Humain, et Lointain. Acceptez sa mort, rendez-moi ma vie, et qu’il repose en paix ! Votre pays a besoin de vous. Champarfait a besoin de vous. Mais pour cela, vous devez renoncer à cette quête ridicule. A ce prince merveilleux qui n’a jamais vraiment existé. J’en ai peut-être le sang, la généalogie… Mais je ne serai jamais celui que vous espérez.
- …
- J’avais réussi à partir, avec la jeune Lumi que tu évoquais tout à l’heure, Sonu. J’aurais pu m’en aller au loin, fuir éternellement, ne jamais recroiser votre route. Mais j’ai pris le risque de revenir. De m’adresser à vous. De vous supplier, enfin, de me laisser en paix.
- …
(Il se tourna vers moi, avant de s’adresser de nouveau à Sonu et à tous ceux qui se pressaient sur la quai autour de lui.)
- J’aime cette femme. Depuis longtemps… Je n’épouserai aucune de vos filles pour perpétuer ce lignage auquel vous tenez tant. Car ma vie, notre vie, s’écrit au grand air : la journée sur le pont, le soir au pied de la scène. Je ne demande rien d’autre.
- …
- Est-ce tellement vous demander que d’essayer de retrouver ma vie ? De la vivre ?
- …
- Je vous en prie, réveillez-vous. Nous avons navigué ensemble, vous et moi, pendant des mois. Je vous ai appris la mer et les manœuvres, le vent et les écueils. Que m’avez-vous donné en échange ? Une prison, des brûlures, quelques balles de mousquet sifflant dans la nuit… Maintenant, cela suffit. Vous êtes en train de détruire ma vie. Je suis là. Je suis sans armes. Et j’expose, au passage, la vie de la femme que j’aime. Que puis-je faire de plus ? Je vous prie, je vous supplie de réfléchir. Et de me laisser en paix. Nous vous avons ramené votre deux-mâts, parce que je ne suis pas un voleur et pour vous prouver notre bonne foi. Dans quelques jours, dans quelques semaines, un bateau Lointain viendra nous chercher. Il sera sans armes, lui aussi. A vous de décider. Soit vous nous laissez monter à son bord, libres, sains et saufs. Soit vous nous exterminez… Je vous laisse le choix : un prince mort, ou un homme libre. »
Un grand silence régnait sur le port. Pas un homme ne répondit à cette grande tirade qu’Orcinus avait prononcé presque d’une traite, comme une source qui s’écoule ou un cœur qui se soulage.
Les loyalistes restèrent encore quelques minutes, puis ils s’éloignèrent, toujours sans un mot. Quel sort nous réservaient-ils ? Il était impossible de le savoir. Mais je ressentais une angoisse sourde, lourde, à l’idée de ne plus jamais revoir mes enfants et de mourir ainsi, avec leur père, pour la folie de quelques hommes et une triste guerre de pouvoir.
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