Chapitre CXXVI (2/2)
(Sonu) - Notre premier devoir est de respecter ta volonté. Et de t’obéir. Puisque tu ne veux pas régner sur Champarfait, nous ne pouvons pas t’y contraindre.
(Orcinus) - …
- Nous comprenons, et nous acceptons, que tu choisisses de vivre parmi les Lointains, avec cette Lumi… Enfin, avec Lumi ici présente. D’ailleurs, nous sommes heureux qu’elle soit de sang champarfaitois.
- A moitié seulement, intervins-je. Ma mère venait d’Asclépios.
- Euh… Bon. Quoi qu’il en soit, nous ne vous empêcherons pas de rejoindre le bord d’un voilier Lointain. Et nous ne déclencherons aucune hostilité envers ceux qui viendront vous chercher, même si leur mode de vie libre et dénué de lois nous semble peu recommandable.
- Pardon ? s’étrangla Orcinus.
- Je regrette de vous le dire ainsi, mais pour nous, loyalistes de Champarfait, seule la loi de Champarfait peut guider la vie des hommes comme celle des femmes.
- La contrainte, la guerre, la haine des autres ?
- La lignée, le sang, la tradition.
- …
(Orcinus et moi le fixâmes en silence, mains jointes et yeux de flamme.)
- Enfin, reprit Sonu, ce n’est pas le sujet. Pardonne-moi, prince Orcinus, si mes propos t’ont heurté. Je dois maintenant te demander quelque chose… Et nous autres, les loyalistes, n’avons pas l’habitude de quémander quoi que ce soit.
- Parle, Sonu.
- En échange de… ta liberté. De notre renoncement… Nous aimerions te demander de l’aide.
(Orcinus se raidit comme un mât de chêne et son regard se fit méfiant.)
- De l’aide ?
- Oui.
- Quelle aide ?
- Nous avons besoin que tu nous apprennes à pêcher. Pas juste dans les trous que nous perçons dans la banquise : cela, nous savons le faire… Mais ce n’est plus suffisant pour nourrir nos enfants. L’hiver est rude, nous n’avons pu tuer que quelques ours. Les baleines sont passées au large, hors de portée de nos harpons. Nous avons faim, prince Orcinus. Puisque tu nous as ramené notre navire, nous devons aller pêcher en mer. Mais nous n’avons ni les outils, ni le savoir-faire.
- Vous venez de dénigrer le mode de vie des Lointains, et vous me demandez de vous apprendre leurs techniques de pêche ?
- Eh bien… Oui, c’est un peu ça.
- Pourquoi vous aiderais-je ?
- Parce que tu as du coeur ! Nous le savons tous… Parce que si nous t’avons fait du mal, c’était uniquement pour répondre au serment solennel que nos pères, nos grands-pères, ont fait le jour de l’annonce de la mort de ton père, le prince Lomu, d’illustre mémoire. Et surtout, parce que nos enfants ont faim. »
Orcinus n’hésita pas une seconde : je le lus dans la terre mouvante qui dansa immédiatement dans son regard. Mais il prit quelques instants avant d'acquiescer, d’un geste, à la demande formulée par Sonu. Paradoxalement, je lui trouvai un petit air de royauté à cet instant-là : il avait parfaitement réussi à exprimer à son interlocuteur à quel point il s’apprêtait à lui accorder une immense faveur.
Dès le lendemain, à l’aube, il appareilla donc avec une dizaine de loyalistes, tous chasseurs ou pêcheurs à pied. Aucun d’entre eux n’avait l’habitude de naviguer. Et, mal de mer oblige, une grande partie du groupe ne tarda pas à nourrir les poissons au lieu de les pêcher ! Mais heureusement pour eux, comme je l’avais fait lorsque j’étais arrivée parmi les Lointains, ils s’amarinèrent au bout de quelques jours.
Nous passâmes trois ou quatre semaines ainsi, dans un mélange de villégiature et de corvées collectives. La journée, malgré des températures franchement inhumaines, Orcinus quittait le port avec ses invités et il leur montrait, avec une patience bienveillante, comment attraper leurs repas à l’aide d’une ligne, d’un filet, d’un casier… Pendant ce temps-là, je restais à terre avec les femmes et les soldats. J’appris ainsi à cuisiner la viande d’ours et à transformer la neige en eau potable, ce qui ne me passionnait guère, mais au moins, cela m’occupait ! Car Sonu et ses acolytes avaient exigé d’embarquer seuls avec Orcinus. Officiellement, parce que selon eux, un navire n’était pas la place d’une femme. Officieusement, probablement pour s’assurer que leur capitaine les ramène à terre tous les soirs, ne serait-ce que pour me retrouver ! Car en mer, et sans leurs propres marins, ces guerriers loyalistes se sentaient assez vulnérables.
Ce fut une période atrocement monotone… Car la journée, une fois le navire parti, il ne se passait strictement rien à terre. Chasser, manger, dormir : tel était leur quotidien. Et il faisait si froid que toute activité extérieure était impossible.
Ce peuple avait passé des décennies à courir après un rêve, après un prince… Et maintenant que leur quête était éteinte, ils semblaient tous comme asphyxiés. Ils passaient donc leurs journées à effectuer les mêmes tâches domestiques, toujours au même endroit, toujours avec les mêmes personnes… Et je n’avais qu’une hâte : partir !
Seule une visite un peu désagréable, celle d’un homme peu amène, par un coucher de soleil brouillé de pluie verglaçante, nous apporta un peu d’animation.
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