Chapitre CXXVII (1/2)
C’était un homme d’une soixantaine d’années, tout en or et en morgue. Il se tenait droit comme un étendard, par souci de son rang autant que pour faire oublier sa petite taille, avec ses cheveux blanchis par le temps et ses yeux verts comme des lance-pierres. Il aurait pu être beau sans le regard figé, figeant, qu’il posait sur le monde en général et sur Orcinus en particulier. Il s’était avancé sur la passerelle sans y être invité, faisant résonner ses bottes sur le pont comme s’il n’avait d’autorisation à demander à personne… Et lorsqu’il ouvrit la bouche pour s’adresser à mon amoureux, son ton était brut, agressif, presque vengeur.
« - Prince Lomu, je suis venu te dire que…
- Bonjour, Lomu.
- Oui, bonjour. Je te disais que…
- Lumi, coupa Orcinus en se tournant vers moi, je te présente Lomu, fils de Lomu. Il est le père de Lumi. L’autre Lumi…
- Tu insultes ma fille, fulmina ce Lomu sans me laisser le temps de réagir, en me présentant ainsi une autre femme.
- Je n’insulte personne. Que voulais-tu me dire ?
- Je voulais te dire que prince ou pas prince, je ne te pardonnerais jamais d’avoir déshonoré ma fille aînée.
- Je n’ai jamais déshonoré ta fille !
- Si ! Tu l’as déshonorée, autant que celui qui l’a déflorée ! Ce bon-à-rien n’était qu’un homme, faible, brutal, gouverné par ses pulsions… Mais toi, tu es notre prince, tu n’as pas le droit d’être imparfait. Tu t’es fiancé à elle, et puis tu l’as quittée. Abandonnée. Déshonorée. Trompée, puisque te voilà avec une autre.
(Orcinus se raidit à côté de moi, faisant visiblement un effort pour ne perdre ni ses nerfs, ni son sang-froid face à cette colère brûlante qu’il recevait en pleine figure.)
- Tu te trompes d’ennemi, Lomu… Puisque tu es son père, puisque tu es touché, je peux le comprendre. Mais toi aussi, essaie de comprendre. Ta fille cherchait une échappatoire. Parce que cet homme l’avait brutalisée, mais aussi, parce que tu l’avais rejetée ! Comme si cette faute était la sienne… Nous avons donc passé un accord, elle et moi, pour que chacun retrouve sa liberté. Nos fiançailles n’étaient que cela : une entente, un contrat, mais sans autre promesse. Lumi le savait depuis le début.
-
- Et je ne l’ai pas quittée. J’aurais même sacrifié… Enfin, j’étais prêt à partir avec elle pour tenir ma parole. Et c’est elle qui m’a renvoyé vers Lumi, cette Lumi que tu vois assise à côté de moi et qui partageait ma vie jusqu’à ce que vous ne m’enleviez à mon navire, à mon peuple ! Ta fille avait compris que même séparés, quelque chose en moi resterait lié à une autre… Alors elle m’a dit de partir, de rejoindre celle que j’aime. C’est tout.
- Ma fille n’aurait jamais renoncé à ce mariage alors qu’elle savait qu’ici, plus personne ne voudrait d’elle ! Épouser le prince, c’était une belle revanche pour notre famille.
- Voilà donc ce qui te préoccupe : l’honneur de ta famille. Parce qu’à tes yeux, ta fille ne vaut plus rien depuis que cet homme l’a touchée.
- Et depuis que tu lui as tourné le dos.
- Je ne lui ai pas tourné le dos ! Et cesse de me comparer à cette brute. L’homme que tu évoques s’est avant tout déshonoré lui-même. C’est un lâche et un criminel, ne me compare plus jamais à lui ! Quant à ta fille, elle n’y est pour rien. Elle est libre, maintenant, et elle est loin. C’est tout ce que tu auras gagné, avec tes principes et ton honneur familial à la noix. Tu ne la reverras certainement jamais !
- Mais…
- Non, inutile de répondre. Je n’ai guère envie de t’écouter. Je suis ton prince, n’est-ce pas, c’est ce que tu ne cesses de me dire, de me reprocher… Alors quitte ce navire et ne reparais plus jamais devant moi. Les loyalistes se sont dressés contre le roi Rotu, l’usurpateur… Pourtant, tu as bon nombre de points communs avec lui ! Va-t-en, maintenant, je n’ai plus rien à te dire. »
Orcinus s’était levé, ses yeux lançaient comme des éclats de lave, ses gestes étaient secs, cassés. Je l’avais déjà vu un peu agacé, un peu lassé, un peu moqueur… Mais c’était bien la première fois que je le voyais aussi énervé ! Moi même, j’avais senti mon sang gonfler et remuer dans mes veines en écoutant cet homme qui, comme l’avait très justement souligné Orcinus, réveillait en moi des échos déplaisants. Mes mains s’étaient mises à trembler, les mots ne se formaient ni dans mon esprit, ni sur mes lèvres, et je me sentais soudainement absente, amorphe, impuissante.
C’est à peine si je me rendis compte que ce Lomu, après avoir défié Orcinus d’un regard que celui-ci avait soutenu dans un silence de plomb fondu, avait tourné les talons puis quitté le navire. Il s’éloigna rapidement, longeant le quai sans se retourner, d’une démarche tendue comme une drisse et claquante comme un orage.
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