Chapitre CXXVII (2/2)
Nous restâmes un moment immobiles, côte à côte près du bastingage, les yeux dans le vide… Puis Orcinus se rapprocha de moi, m’entoura de son bras et murmura tout contre mon oreille.
« - Pardon, Lumi. Je n’aurais pas dû me mettre en colère.
- Pour une fois… Et puis il m’a énervée, moi aussi ! Cet homme est insupportable de certitudes.
- Oui. Mais quand même, j’ai eu tort.
- Je ne crois pas, non. Il faut parfois savoir se fâcher quand quelque chose est grave, Orci.
- …
- Même si je sais que cela ne se fait pas, chez les Lointains…
- Non. Pas du tout. Résultat, je me sens champarfaitois… Et je n’aime pas ça du tout.
- Tu n’as pas grand-chose de champarfaitois, mon amour. Et tu es très bien comme ça. Moi en tout cas, je suis fière de toi.
- …
- Et je suis sûre que l’autre Lumi le serait aussi.
- Je croyais que tu ne voulais plus jamais parler d’elle.
- Simple solidarité entre femmes violées.
(Il resserra son étreinte, en douceur, mais avec une certaine possessivité.)
- Je t’aime, Lumi. Je ne laisserai plus jamais personne te faire du mal.
- Je le sais… Rien ne s’efface, ni dans ma tête ni dans mon corps, mais quand tu es là… J’ai moins mal. Et j’ai moins peur.
- …
- Moi aussi, je t’aime, Orcinus. Et j’espère que nous pourrons bientôt partir d’ici !
- En tout cas, cet imbécile de Lomu ne nous aidera pas.
- A part lui-même et son satané honneur familial, il ne semble pas du genre à aider qui que ce soit.
- En effet.
- Je comprends que tu aies voulu aider sa fille.
- Vraiment ?
- Oui.
- …
- Mais ne me refais jamais un coup pareil !
(Il rit comme une cascade d’eau claire jaillissant de la montagne, remplaçant soudainement sa ride de contrariété par un amusement sincère, lumineux, enfantin.)
- J’ai cru un instant que tu n’étais plus du tout jalouse.
- Tu rêves !
(Il m’embrassa.)
- Bon, je te retrouve.
- Moi, c’est quelqu’un d’autre que j’aimerais retrouver.
- Qui donc ?
- Rutila ! Cela fait un moment qu’on attend, maintenant. Son navire est bien plus rapide que le deux-mâts sur lequel nous sommes venus, et contrairement à nous, elle ne s’arrêtera pas aux îles du Soleil… Cela m’inquiète un peu qu'elle ne soit pas encore arrivée.
- …
- Et si elle ne venait pas ?
- Elle viendra, Lumi.
- Tu en es absolument sûr ?
- Oui. Quand, je ne sais pas. Mais aucun capitaine Lointain ne pourrait abandonner deux de ses membres en terrain hostile. Et puis…
- Et puis ?
- C’est Rutila. Je fais partie de sa troupe depuis que j’étais tout petit. Tu fais partie de ses officiers. Et surtout…
- Surtout ?
- Elle nous aime bien !
- …
- Elle viendra, Lumi. Fais-moi confiance. Fais-lui confiance. »
Il avait raison… Et comme tout Lointain digne de ce nom, il avait en son équipage, en sa troupe, en ses capitaines, une foi absolue. A bord des voiliers du peuples des mers, tout le monde devait pouvoir compter sur tout le monde. Je le savais… Mais malgré mes efforts, je ne réussissais pas à être aussi optimiste que lui. J’avais été élevée dans un panier de crabes, au sein d’un palais cousu de commérages et de jalousies : cela avait laissé en moi quelques traces… Mais je pris sur moi de ne pas trop ressasser mes doutes et mes inquiétudes. Je pouvais me plaindre du froid, de l’isolement. Mais je ne remis plus en doute l’arrivée prochaine des Lointains. Du moins, pas à voix haute ! Car en mon for intérieur, je restais assez inquiète.
Et j’avais tort.
Ce fut Orcinus, avec son regard aiguisé comme une lame de fond, qui vit la voile en premier. Il pointa du doigt l’horizon, vers le large, entre les blocs de glace et la mer qui était d’une nuance assez fantomatique, entre le gris et le blanc, comme une immense mer de ouate ou de lait. Mon cœur se mit à battre un peu plus fort, mes doigts s’accrochèrent à ceux d’Orcinus, mes yeux restaient fixés sur ce point minuscule qui grossissait tout doucement au loin. Une heure plus tard, après une manœuvre précise et silencieuse, le voilier était au mouillage, à quelques centaines de mètres de nous, dans la baie glaciale et immobile de ces terres hostiles. Et sur le pont, des dizaines et des dizaines de bras se levaient pour nous saluer avec enthousiasme.
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