Chapitre CXXIX (2/2)
(Rutila) - Lorsque nous sommes passés à Héliopolis, et que j’ai lu ton message me demandant de vous retrouver ici, dans cette contrée glacée et coupante comme le silex, j’ai longuement discuté avec Milos. La mer lui manquait ! Alors Sikinos a repris son ancien poste auprès de la princesse Sanaâ et Milos a retrouvé sa place à notre bord… Et au passage, j’ai décidé d’embarquer aussi les petits. Ai-je bien fait ?
- Je n’en suis pas sûr… murmura Orcinus, toujours roulé dans ses couvertures comme un bébé dans sa combinaison d’hiver.
- Mais si ! hurlai-je presque sans le laisser finir sa phrase. Tu as bien fait, Rutila.
- Ce n’est plus un bateau, ironisa Perkinsus, mais une caravane de marmots ! Ils sont mignons, vos loupiots, mais nous sommes tous bien contents que vous puissiez enfin vous en occuper.
- Mais qui les garde ? m’inquiétai-je.
- Va donc voir, répondit Rutila dans un sourire.
- J’y vais ! »
Je partis comme une furie, le cœur impatient, les yeux en étoiles, sans même prendre le temps de proposer à Orcinus de m’accompagner. Après tout, il n’avait pas besoin de ma permission pour venir embrasser Tempeta et Delphinus. Ils étaient ses enfants autant que les miens… Même s’il avait eu moins de temps que moi pour en prendre conscience. Je partis donc seule, droit devant moi, et rejoignis l’arrière du navire où se trouvaient les cabines des officiers.
Dans le couloir régnait un silence étrange, habité, opaque. J’ouvris tout doucement la porte de ma cabine, il y faisait tout noir mais une chandelle brûlait, sur ma droite. Et c’est dans sa lueur que je vis apparaître la bouille mutine et maline de ma petite sœur préférée en chair et en os. Deux secondes plus tard, je la serrai contre moi de toutes mes forces ! Puis je lui pris à la fois la main et la bougie pour chercher, au hasard du noir, les frimousses endormies de mes petits.
Ouf, ils étaient là… Ils ressemblaient à deux petits anges, allongés côte-à-côte dans un demi-tonneau transformé en berceau. Ils avaient grandi, ils étaient beaux, et tout en prenant de nouveau ma chère Suni entre mes bras, je sentis couler sur mes joues des larmes que je n’essayai même pas de retenir. Je restai ainsi une minute ou deux, dans un silence adorable, tandis que Suni s’accrochait à moi tout en essayant d’essuyer l’eau salée qui m’inondait les joues. Puis elle ouvrit la bouche, son naturel bavard reprenant le dessus, mais fut interrompue par le bruit sec de la porte s’ouvrant sur la coursive plongée dans le noir.
C’était Orcinus, oeil de feu et peau de glace, à demi-nu et roulé dans des couvertures. Il marcha vers nous d’un pas étrange, claudiquant, offrit à nos enfants un sourire électrique et à ma sœur un signe de tête plein d’ironie. Je l’embrassai comme un éclair, ce qui parut beaucoup l’amuser ! Et sans quitter le chevet de sa progéniture, il chuchota dans la nuit.
« - Inutile de me faire la tête, Lumi. Je sais très bien que tu m’en veux à mort.
- Je ne vois vraiment pas pourquoi je t’en voudrais. Tu as juste sauté par-dessus bord, sans préavis ou presque, dans une eau pleine de glaçons géants et de courants qui aurait pu te tuer en une seconde.
- Je n’en pouvais plus d’être loin d’eux. Des Lointains.
- Il te suffisait d’attendre quelques minutes de plus pour obtenir le même résultat, sans risquer ta peau, sans me laisser toute seule, et sans te balader ainsi, tout nu ou presque, avec la peau bleuie, les lèvres gelées et les gestes secs. Tu vas essayer de me faire croire que tu n’as pas froid ?
- Bien sûr que j’ai froid !
- Alors rhabille-toi, andouille.
- Dès que ta charmante petite sœur aura daigné sortir de la pièce.
- Ah bon, dit Suni. Je ne peux pas rester ? Ne te gêne pas pour moi, Orcinus.
- Eh ! J’ai bien compris que mon amoureux était à ton goût, mais il ne faut pas pousser, Sunette. Allez ouste, sors d’ici.
- Tu n’es pas drôle… bouda-t-elle.
- Toi non plus !
- Bon… Je vais retrouver les autres au réfectoire. Mais vous me rejoignez vite, hein ?
- C’est promis, Sunette.
(Elle sortit à petits pas de louve, comme un joli diablotin qui n’aurait pas dit son dernier mot, et Orcinus en profita pour se coller contre mon dos dans le silence du soir.)
- Ta sœur ne s’arrange pas !
- Et tu en joues ! Avoue que ses compliments ne te déplaisent pas.
- Bien sûr ! Je suis flatté qu’elle ne me trouve pas bossu. Heureux d’entendre deux jolies Champarfaitoises se disputer pour moi. Et content de voir que tu n’as pas envie de me partager.
- Ni de te partager, ni de te perdre. Alors… Pourquoi as-tu risqué ta vie ainsi, bêtement ?
- Justement parce que je savais que je ne risquais pas ma vie.
- Mais…
- Lumi, j’ai vécu ici. J’ai navigué ici. J’ai plongé ici. Je connais la mer, même glaciale, depuis mes toutes premières années. J’ai plongé parce que je savais que je pouvais nager suffisamment vite pour rejoindre le canot ! En ne restant à l’eau que quelques minutes, je ne risquais rien. A part un bon rhume, si je ne m’habille pas très vite ! Tu as gardé mes affaires quelque part ? »
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