Suni me parut soudain si fragile, à travers le noir de la nuit, comme si nous étions redevenues enfants, alors que le navire se balançait doucement sous le souffle des vagues. L’air était doux, mes petits dormaient en toute confiance et quelques rires étouffés perçaient parfois les parois de bois d’une gaîté excessive, exubérante, insolente… Je pris la main de ma sœur et la serrai doucement dans la mienne pour la rassurer.

« - Tu n’as donc jamais dormi avec Anguillus ?

- Non… Le soir, souvent, depuis que je suis revenue à bord, il vient me retrouver après mon service. Nous nous installons dans la sainte-barbe, ou au réfectoire, ou sur le pont… Nous passons des heures et des heures à discuter ou à ne rien dire, parfois très tard dans la nuit. Ensuite, il m’embrasse, il va se coucher sur son bateau-lit. Et c’est tout.

- …

- Tout le monde doit croire que nous couchons ensemble ! Mais en fait, non. Nous n’avons rien fait. Et cela me suffit, pour l’instant.

- Alors où est le problème ? Rien ne presse, Sunette. Anguillus est un garçon très respectueux… Et très timide ! Il ne doit pas être beaucoup plus assuré que toi, va. Et puis cela ne fait que quelques jours que vous vous êtes retrouvés.

- Quelques semaines, disons.

- Et il a essayé quelque chose ?

- Non.

- Il a essayé de te convaincre ou de te presser ?

- Non plus.

- …

- Peut-être qu’il n’en a pas envie…

- Ou qu’il sent que tu n’es pas prête.

-...

- Tu te poses trop de questions, petite sœur.

- Mais… Toi, au début, avec Orcinus… Tu as tout de suite eu envie de vivre avec lui, non ? De dormir avec lui ?

- C’est un peu différent. Quand je suis arrivée sur ce bateau, c’est Orcinus qui m’a découverte. Il m’a conseillé de me faire passer pour un garçon, et m’a proposé de partager la voilerie dans laquelle il dormait depuis des années. Finalement, nous avons tout de suite habité ensemble ! Pas dans la même chambre, mais tout près. Alors une fois qu’on… Enfin, après qu’on ait fait l’amour, la question ne s’est pas vraiment posée. Nous n’avons même pas eu besoin d’en discuter : nous dormions ensemble, tantôt sur sa paillasse, tantôt sur la mienne.

- Et… Est-ce que ça a été difficile, pour toi, de lui faire confiance, après tout ce que Rotu t’avait fait ?

- Oui. Mais Orcinus a été patient. Attentif. Intuitif, aussi, parce qu’il m’a très vite demandé si quelqu’un m’avait brusquée.

- Et tu le lui as dit ?

- Oui. Ensuite, c’était plus facile. J’avais toujours aussi peur, mais je me disais qu’il pouvait comprendre. Attendre. Et puis…

- Et puis ?

- J’avais vraiment très envie de lui ! De le toucher.

(Je rougis comme la plus ridicule des jouvencelles dans le secret de la nuit, et je sentis que Suni souriait soudain comme la lune au milieu des étoiles.)

- Ah ça, je m’en doute ! Non seulement Orcinus est très beau, mais en plus, votre amour saute aux yeux.

- Il m’a laissée venir à lui, tout doucement. Je sentais son envie, je sentais son désir, mais il m’a vraiment laissée approcher petit à petit. A mon rythme. En plusieurs fois. Les premières fois où nous avons passé la nuit ensemble, nous n’avons fait que dormir.

- Vraiment ?

- Vraiment.

- Et après, tu as réussi à… Tu es allée vers lui ?

- Oui.

- Tu l’as touché, caressé ?

- Oui. Mais j’avais une excuse : il était blessé. Je devais lui refaire ses bandages.

- Ah ! C’est pratique, en effet.

- Sunette, ne va pas blesser ce pauvre Anguillus juste pour faciliter tes manœuvres d’approche, hein ! Je te connais.

- Mais non…

- Tu me le promets ?

- Oui.

- …

- Tu as l’air tout bizarre…

- Ce n’est rien.

- Dis-moi ce que tu as en tête, va.