Chapitre CXXXI (2/2)
(Sunauplia) - En fait, tu sais ce que j’aimerais vraiment ?
(Lumi) - Non.
- Je meurs d’envie qu’Anguillus me prenne dans ses bras.
- Alors dis-le-lui !
- Il va se moquer de moi et me prendre pour une poule mouillée.
- Je parie que non.
- …
- Je pense même qu’il sera ravi que tu baisses un peu les armes, ne serait-ce que quelques secondes…
- Comment cela ?
- Sunette, je t’aime de tout mon coeur. Mais tu as un sacré tempérament ! Tu es forte comme une armée. Et tu as tué un roi. Comment veux-tu qu’un garçon aussi discret et gentil qu’Anguillus ait l’idée de te prendre dans ses bras, si tu ne l’aides pas un peu ? »
Suni ne répondit rien, mais je sentis que ses doigts pressaient les miens un peu plus fort, comme si quelque chose s’incrustait dans leur chair… Puis elle déposa un baiser sur ma joue, se leva sans un bruit et entreprit de quitter la cabine à petits pas légers. La nuit était profonde et immobile, le réfectoire émettait encore quelques éclats de rires un peu gras, un peu ivres, dont les échos me semblaient délicatement familiers… Aussi ne tardai-je pas à sombrer dans le sommeil, le cœur soulagé de savoir mes bébés à quelques mètres de moi.
Plus tard, j’entendis quelques bruits étouffés à travers la porte, des pas lourds dans le couloir, des mots chuchotés sans beaucoup de discrétion, puis la voix d’Orcinus, couvrant toutes les autres, demandant le silence d’une voix pâteuse, mais autoritaire. Il ouvrit la porte presque discrètement, tandis que ses acolytes repartaient dans la nuit, et il entra sur la pointe des pieds. Il fut presque discret, ce qui vu l’heure tardive et les vapeurs d’alcool qui émanaient de son souffle, était certainement un exploit ! Je perçus quelques mouvements, quelques frôlements, quelques craquements. Je l’entendis tâtonner sur les murs et le long des meubles, pour se repérer dans cette cabine qu’il ne connaissait pas. À moins que ce soit juste pour ne pas tomber à la renverse sur le double effet du roulis et de la liqueur d’anémone ! Mais en tout cas, il ne réveilla pas les enfants. Il se glissa tout contre moi et sa chaleur douce, moelleuse, rassurante, me fit comme toujours beaucoup de bien. Et je me rendormis presque immédiatement, malgré les peurs et les incertitudes.
Le lendemain parut dans une aube claire, éclatante. La journée s’annonçait magnifique, le soleil inondait d’or fin les crêtes de la banquise et les roches noires de la terre semblaient douchées de lumière. Dans la cabine, une lueur presque rouge, crue, berçait les frimousses endormies de mes petits et le visage brouillé de leur père. J’aurais pu passer des heures à les regarder ainsi, tous les trois… Mais je n’en eus guère le loisir. Delphinus ouvrit un œil, Tempeta pleurnicha, Orcinus bâilla… Et la journée commença.
Une heure plus tard, Anguillus coordonnait la manœuvre de mise à l’eau du canot et tout l’équipage était sur le pont à l’exception de Milos, resté à l’infirmerie pour veiller sur ses malades et, au passage, sur ma progéniture qui jouait dans un coin. Rutila et Salmus, drapés dans leurs uniformes pimpants de capitaines, arboraient tous leurs galons sans pour autant réussir à masquer leurs mines fatiguées et leurs yeux pâlis. Près d’eux, Orcinus me semblait un peu verdâtre, un peu vaseux, avec sa tunique bleue et ses cheveux sombres.
Quant à Galaô-té, il avait été déclaré responsable du navire jusqu’au retour de nos capitaines. Il se tenait droit comme à la parade et surveillait, de son oeil noir et sûr, l’ensemble des opérations. Les ordres que lui avait laissés Rutila étaient d’une clarté assourdissante : s’ils n’étaient pas rentrés d’ici deux heures, notre second devait mettre le cap au large et partir sans se retourner. En entendant cela, j’étais devenue rouge comme une pivoine, Galaô-té avait viré au gris souris, mais nous n’avions rien dit, ni l’un ni l’autre.
Le canot s’éloigna dans un silence de plomb, lesté de dizaines de paires d’yeux qui le suivirent jusqu’à ce qu’il touche la rive, sur un petit ponton de bois. Puis Rutila, Salmus et Orcinus disparurent de notre champ de vision, et il fallut attendre.
Chaque minute me parut peser un siècle. Et pour ne pas devenir folle à guetter l’horizon comme une veuve éplorée ou une orpheline désespérée, je décidai de rejoindre ma soeur en cuisine. Je n’avais aucun talent en la matière, mais au moins, découper des légumes pour le repas du midi m’empêchait de trop penser… Aussi fus-je presque surprise lorsque j’entendis, aux éclats des rires, à l’entrain des voix, que le canot revenait avec tous ses occupants. A peine eus-je mis un pied sur le pont que je me retrouvai dans les bras d’Orcinus, qui me serra contre lui comme s’il ne devait plus jamais me lâcher. Et il murmura d’une voix joyeuse, soulagée, mais aussi un peu usée : « C’est fini, Lumi. Ils nous ont donné de l’eau claire, de la graisse de baleine et des peaux de phoque pour le voyage. Ils nous souhaitent bon vent… Et voilà. Si tu savais comme je suis content… C’est gentil de nous donner des vivres et du matériel pour le voyage, non ? Ceci dit, je n’espère qu’une seule chose, mon amour : ne plus jamais revoir ces loyalistes ! »
Je l’embrassai sans répondre, même si j’étais certaine que son vœu ne serait pas exaucé.
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