Chapitre CXXXII (1/2)
Orcinus et moi n’eûmes guère le temps de nous attendrir plus avant : Rutila avait donné l’ordre d’appareiller sans attendre, et tout l’équipage s’affairait sur le pont. Ce qui donnait une effervescence étrange, faite de marins courant dans tous les sens, d’officiers veillant au grain et d’enfants surexcités priés de ne pas gêner la manœuvre. Comme avant chaque départ, les deux capitaines ne laissaient rien au hasard : ménage, avitaillement, rangement, vérification du gréement, contrôles de sécurité… Tout y passait.
Orcinus, évidemment, ne s’était pas fait prier pour monter au mât de misaine observer je-ne-sais-quoi sur le petit hunier. De mon côté, j’avais été chargée de coordonner la manoeuvre de départ, avec l’aide d’Anguillus et de mon tiers : nous étions de quart, et tout devait être parfait. J’avais donc le nez à l’affût, l’oeil aux aguets, les oreilles tendues, pour que l’on puisse relever l’ancre et glisser sur les flots avec sérénité, mais rapidement. Je n’avais que trop vu ces terres de rocs et de glaces, et je ne demandais qu’une chose : partir.
De nombreux loyalistes s’étaient massés sur le quai, au pied de la citadelle dont la silhouette coupante et sifflante me semblait plus menaçante que jamais. Ils regardaient nos préparatifs dans un silence étonnant, immobile, un peu oppressant. Ces gens allaient-ils vraiment renoncer pour de bon à poursuivre Orcinus de leurs rêves de couronne ? Nul ne pouvait vraiment le savoir. Mais je m’efforçai, tout en tenant mon rang et mon rôle au sein de l’équipage, de leur tourner le dos pour ne pas sentir le poids de leurs regards gelés et de leurs espoirs déçus.
Tempeta et Delphinus crapahutaient gaiement au milieu de toute cette agitation. Ils rampaient, du haut de leurs quatre pattes, de Milos à Anguillus et d’Anguillus à moi, puis tentaient de suivre leur tante Sunauplia, qui allait et venait d’un bout à l’autre du pont en portant tantôt une amphore de vin, tantôt un bloc de sel, tantôt du poisson séché… Ils se passionnaient pour un morceau de chanvre, pour un cordage énorme, pour le vent dans les mâts. Ils découvraient, finalement, l’univers qui serait désormais le leur et qui, paradoxalement, leur était encore totalement étranger.
Alors que je supervisais le relevage de l’ancre, encourageant de la voix les marins qui s’attelaient au cabestan dans un beau mouvement collectif, je vis du coin de l'œil Delphinus se redresser sans préavis et avancer vers moi sur ses deux jambes. Celle-ci tremblaient comme deux herbes molles et surtout, elles allaient mener mon fils tout droit à la catastrophe ! Car le pont était plein de pièges et de dangers, et sous prétexte de venir me voir, il risquait de s’approcher des rouages du cabestan. Je n’eus donc pas le temps de m’extasier sur ses premiers pas : à peine revenue de ma surprise, je criai puis je courus vers lui pour l’intercepter. Je le saisis au vol, presque violemment, pour le mettre à l’abri dans le creux de mes bras.
Mon fils marchait ! Je fus saisie d’une émotion brute, sèche : j’avais la sensation très nette d’avoir manqué tant de choses ! Comme si le temps avait disparu depuis la naissance des jumeaux pour reprendre son cours tout à coup, à l’aube de leur premier anniversaire. Je ressentis un mélange de joie et de regret difficile à décrire. Tempeta, qui était restée assise un peu plus loin, tentait de s’accrocher au bastingage pour suivre l’exemple de son frère : nul doute qu’elle n’allait pas tarder, elle aussi, à regarder le monde depuis ses deux pieds.
Orcinus, qui m’avait entendue hurler, se matérialisa devant moi quelques secondes plus tard, harnais en bataille, regard brûlant, bras tendus. Il s’approcha d’abord pour vérifier que Delphinus et moi étions indemnes, et je lui expliquai tant bien que mal ce qui s’était passé. Il sourit, visiblement soulagé, et se pencha pour attraper sa fille. Pendant quelques secondes, nous restâmes ainsi côte-à-côte, debout sur le pont, nos enfants dans les bras et les yeux dans les yeux.
Ce fut Perkinsus, perché sur le beaupré à surveiller le mouvement de l’ancre, qui nous fit revenir à la réalité sur un ton moqueur : « Dites, les amis, je ne veux pas gâcher l’instant, mais un enfant d’un an qui fait ses premiers pas, ce n’est quand même pas une première dans l’Histoire… Vous venez nous aider à la manœuvre, ou vous attendez que Tempeta apprenne à marcher à son tour ? Surtout, si vous voulez participer, ne vous gênez pas. Ce n’est pas comme si nous étions en train de sortir de l’eau une ancre de deux tonnes… »
Il avait raison ! Je me ressaisis donc, et mon fils passa de mes bras à ceux de son père pour que je puisse regagner mon poste. C’est alors que je les vis : une vingtaine de loyalistes, debout sur le quai, placés les uns à côté des autres, les yeux rivés sur mon amoureux qui portait un enfant de chaque côté. Je tressaillis violemment, stoppai net mon mouvement, désignai la côte du regard. Orcinus comprit, et reposa doucement nos deux petits à terre. Mais il était trop tard : la côte n’était qu’à quelques encablures… Et ces pirates avaient bien observé la scène. Ils savaient, désormais, qu’il n’y avait pas un, mais trois héritiers au trône de Champarfait.
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