Chapitre CXXXII (2/2)
Cette idée me resta en tête comme une musique tranchante, alors que notre navire s’éloignait doucement des côtes. La mer était dure, cinglante, parsemée de blocs de glace plus inhospitaliers les uns que les autres. Orcinus, envoyé au sommet du mât de misaine, et Perkinsus, toujours assis sur le beaupré, servaient de guides aux quatres barreurs. Derrière eux, Rutila et Anguillus semblaient aussi concentrés l’un que l’autre.
Je devais tenir mon quart, aussi descendis-je rapidement à l’infirmerie pour confier les enfants à Milos, avant de revenir sur le pont pour coordonner les actions de mon tiers. Comme à chaque fois que nous quittions un endroit, il régnait à bord une effervescence studieuse, appliquée, joyeuse. Les Lointains n’étaient jamais aussi heureux que lorsqu’ils étaient en mer ! Et personne à bord ne regretterait les terres de glaces, hostiles et isolées. Rutila avait mis le cap sur notre île-capitale, dont le climat généreux, luxuriant, accueillant, nous tendait les bras.
En attendant, nous étions partis pour de longues semaines de navigation. L’équipage retrouva le rythme des quarts et des bordées, entre les repas au réfectoire et les manœuvres au grand air. Cette routine me rassurait un peu : les Lointains avaient un mode de vie immuable qui semblait aussi éternel, aussi fluide, que la marche du soleil et le cycle du vent. Chaque mille nous éloignait de ces pirates qui avaient enfermé Orcinus pendant si longtemps : s’ils avaient vraiment renoncé à le poursuivre, peut-être nos enfants étaient-ils eux aussi en sécurité ? Leur père le croyait dur comme fer. Mais moi, j’en doutais encore, surtout le soir, quand la nuit nous enfermait dans ses bras étoilés.
Nous étions plutôt bien installés, dans la cabine à laquelle me donnait droit mon statut d’officière. J’avais expliqué à Orcinus comment, après son arrivée à bord, Galaô-té avait accepté d'emménager dans la cabine du lieutenant, dans laquelle était mort Rotu, pour me laisser l’appartement du second capitaine. Résultat : nous jouissions d’un espace ouvert et lumineux, à la décoration sobre et naturelle aux tons noir et ocre, avec un bureau et une grande bannette confortable, cachée derrière un paravent en bois et en tissu qui nous offrait, comble du luxe, un peu d’intimité ! Les enfants dormaient tout près de nous, serrés dans un tonneau coupé en deux qui faisait office de berceau. Quant à Suni, elle avait élu domicile dans la voilerie, pour ne pas nous déranger.
Après quelques jours de mer, nous reçûmes la visite de notre capitaine. Elle venait de finir son quart, laissant la marche du navire entre les mains de Galaô-té, et elle s’invita pour une tisane aux algues. Dehors, le jour commençait à tomber, le ciel était couvert d’or et de rose et nous devions chuchoter pour ne pas réveiller les petits qui venaient de s’endormir.
« - Alors, mes amis, êtes-vous bien installés ?
- Oh oui, répondis-je. Merci, Rutila.
- Je n’ai jamais eu une chambre aussi luxueuse, renchérit Orcinus. Être entretenu par une femme, ça a du bon ! J’aurais dû y penser plus tôt.
(Rutila lui sourit en silence, tandis que je tirai la langue à l’élu de mon cœur.)
- Tout l’équipage est heureux de vous revoir à bord, en tout cas, reprit la capitaine. Et moi aussi. J’espère que cette période si étrange est enfin terminée… Quoiqu’il en soit, je suis venue vous voir pour vous parler de votre installation, justement.
- Tu sais, dis-je, si Galaô-té veut reprendre cet appartement-ci qui lui revient de droit, nous allons nous arranger. C’est lui, le second. C’est déjà très gentil à lui de m’avoir permis de m’y installer…
- Non ! Ce n’est pas cela du tout. Même s’il s’agit effectivement de Galaô-té.
- …
(Rutila rougit un peu, puis reprit à voix basse.)
- Second capitaine ou pas, Galaô-té se sent très bien dans la cabine du lieutenant. Mais… Il n’y dort plus jamais. Mon appartement est grand… Et puis… Enfin, vous avez compris. Alors… Enfin, nous avons pensé que nous pourrions utiliser la troisième cabine pour y faire dormir les enfants. Comme ça, vous auriez plus de place. Et aussi…
- Et aussi, quoi ? interrogea Orcinus.
- Eh bien, il y aura bientôt un enfant de plus dans les appartements des officiers. Car je suis enceinte.
- Oh ! m’écriai-je presque.
- Voilà pourquoi tu te soucies tant de l’installation de nos loupiots ! murmura Orcinus. Félicitations, Rutila. Tu as raison, nous pouvons aménager cette cabine pour mettre trois petits lits… Ce sera bien pratique ! Et si tu en fais un deuxième…
- Ou si vous en faites un troisième… insinua Rutila.
- Ce n’est pas prévu, affirma Orcinus.
- Les deux premiers n’étaient pas prévus non plus, mon amour, lui rappelai-je.
(Il me répondit d’un sourire poli, mais un peu forcé.)
- Bon, reprit Rutila, je vais vous laisser. Je suis fatiguée comme une femme enceinte !
- Bonne nuit, capitaine. Fais attention à toi. Et merci de ta visite. »
Elle quitta la cabine avec élégance, de son pas souple et militaire, et le silence retomba sur nos épaules. Orcinus entreprit de faire sa toilette, dans un recoin de la chambre, tandis que je restai quelques secondes à réfléchir dans le noir. Après tout, quitte à être réveillés la nuit par un bébé… Pourquoi ne pas apporter notre pierre à l’édifice ?
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