Les exilés - 7

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Victor était venu, comme tant d’autres, chercher la guérison dans le miracle là où toutes les sciences – médecine, astrologie, sorcellerie même – avaient échoué. Il souffrait toujours de ces crises où une cécité subite le plongeait dans les ténèbres. Il vivait dans la peur permanente de ces crises, qui survenaient impromptument sans aucun signe avant-coureur : sa vie était devenue un cauchemar. Et un cauchemar aussi il faisait vivre à ses gens et à sa nouvelle femme, qui, par surcroît de malchance, peinait à lui donner un enfant. Alors qu’il avait enfin réalisé le dessein nourri par sa famille depuis plusieurs générations – la recouvrance du trône ducal autrefois volé à son aïeule – il lui semblait que le Ciel lui reprenait d’une main tout ce qu’il lui avait donné de l’autre. Le Ciel, ou plutôt l’Enfer : car Victor, plus que jamais, se croyait possédé d’un démon dont il désespérait de relâcher l’emprise. Il s’était déjà rendu devant des reliques de saints dans l’espoir d’obtenir la grâce divine, sans succès. Récemment la réputation de l’ermite de Saint-Benoît-la-Forêt était parvenue jusqu’à lui, et il avait décidé de tenter la chose, malgré le nombre de charlatans précédemment consultés qui s’étaient montrés impuissants à le guérir.

Il trouva l’ermitage en suivant le cours d’eau, une simple bâtisse, de pierre tout de même, avec très peu d’ouvertures : outre l’unique porte, seules de minces fentes dans le mur, ressemblant à des meurtrières, et une toute petite fenêtre non vitrée en assurait l’éclairage. Lorsque Victor s’y présenta, une voix sèche lui ordonna d’entrer seul.

L’intérieur, très sombre comme attendu, était composé d’une seule pièce, qui servait à tout : la paillasse où le prêtre dormait se trouvait non loin de l’âtre où était suspendue une grande marmite, et un ensemble de flacons et de menus objets couvraient une petite table qui n’était probablement jamais enlevée. Dans un coin, un coffre était disposé à côté d’un petit pupitre sur lequel reposaient quelques feuillets. La silhouette étique de l’ermite y était installée, sa plume à la main. Son front était déjà dégarni, révélant d’autant mieux des sourcils très noirs et très arqués au-dessus de ces yeux gris enfoncés, qui dardaient leur regard métallique comme on brandit une lame. Son visage paraissait prématurément vieilli, mais sa posture et la vivacité de ses gestes révélaient une vigueur intacte. Il ne dit rien quand Victor entra, manquant de se cogner au linteau de la porte, bas de plafond ; il se contenta de ficher sur lui ses petits yeux gris, qui semblaient dire « eh bien ? » sans que sa voix prît la peine de traduire. Victor balbutia, se reprit, puis expliqua son cas, insistant avec force sur la possession démoniaque dont il était l’objet, les circonstances dans lesquelles la première crise s’était déclenchée, le regard malévole de cet enfant de sorcière ; avant qu’il ait achevé, l’ermite l’interrompit :

– Comment vos crises se manifestent-elles ?

Sa voix était étonnamment basse et profonde. De ce personnage grêle, Victor s’était attendu à une voix de crécelle. Il répéta les signes qu’il avait déjà évoqués, la brusque cécité, la sensation de vertige ; les questions précises de l’ermite l’amenèrent à raconter des détails auxquels il n’avait point pensé. A la fin, le prêtre conclut :

– Epargnez-vous les émotions fortes, autant que possible, la nourriture trop riche et l’exercice physique trop violent, tel que la chasse. Demeurez au calme, et vos crises s’apaiseront.

Victor n’en crut pas ses oreilles. Il s’était attendu à un exorcisme, une prière, n’importe quoi enfin qui eût pu chasser le démon de son corps ; et voilà que cet épouvantail lui donnait des conseils comme une grand-mère qui soigne une toux !

– Vous vous moquez de moi, s’emporta-t-il. Avez-vous écouté un mot de ce que je viens de vous dire ? J’ai été victime d’un sort, d’une malédiction, appelez cela comme vous le voudrez. Je n’ai que faire de vos sots remèdes ! Implorez vos saints, n’importe quoi, chassez le démon de mon corps !

Les sourcils noirs s’arquèrent encore davantage.

– Le démon peut être dans votre âme ; mais dans votre corps, je le décrois.

Le visage ulcéré du duc s’empourpra davantage.

– Par la malemort, tu vas regretter ces mots-là, dussè-je… !

Il voulut se jeter sur le prêtre, pris d’un brusque accès de rage ; mais soudain un éblouissement le prit, le plongeant dans ces ténèbres qu’il redoutait tant. Un vertige lui fit perdre l’équilibre, il bascula, tendant aveuglément le bras pour tenter de se retenir, un couinement inarticulé s’arrachant de sa gorge.

Thierry considéra Victor avec une curiosité toute doctorale. Il observa que, outre la perte de vue, d’autres signes se manifestaient : une partie de son visage restait fixe au milieu de la mobilité des émotions, comme pris d’une paralysie partielle. En outre, ses mains fébriles étaient prises d’un tremblement incontrôlable, et sa respiration était devenue sifflante et comme difficile. Il lui semblait reconnaître certains des symptômes de ce qu’Hippocrate appelait la maladie sacrée, mal qu’il avait constaté la plupart du temps chez des enfants, mais qui survenait parfois chez des sujets adultes, à des degrés divers. Victor aveuglé balayait l’air de gestes saccadés, dans une tentative vague peut-être de s’appuyer sur quelque chose. Daignant enfin porter secours au souffrant, Thierry se pencha pour le soutenir afin de l’empêcher de se heurter aux objets autour de lui ; pour le reste, il savait d’expérience qu’il n’y avait rien à faire d’autre que d’attendre la fin de la crise.

Celle-ci finit par survenir, et Victor, le visage encore violacé, se remettait avec peine, le souffle court. La vue lui était revenue, ce qui était un immense soulagement. Il regarda le prêtre en ahanant, incapable encore de dire un mot.

– Bien, fit froidement le prêtre, je répète mes consignes : épargnez-vous les émotions violentes, telles que la colère que vous venez de faire, priez souvent bien sûr, et les crises s’espaceront. Bon retour, messire.

***

Quelques jours plus tard, le train du duc repartit. Avait-il trouvé ce qu’il était venu chercher, on pouvait en douter, à voir l’air plus renfrogné que jamais qu’il arborait. Daniel grimpa sur le toit et s’allongea au milieu de la chaume pour regarder son départ sans être vu ; il y resta longtemps après que la petite troupe ne fut plus visible, en broyant la paille compacte dans sa main. Victor avait disparu de nouveau de sa vie, et, encore une fois, il n’avait rien fait.

– Dan’ !

Daniel reconnut la petite frimousse levée vers lui. Il se laissa glisser sur la chaume et descendit du toit en dégringolant à demi.

– Amelina, je t’ai dit de rester à l’intérieur.

– C’est le gros sire sur son… cheval qui te fait peur ?

Il la considéra un instant : elle comprenait déjà trop de choses, et il ne savait ce qu’il pouvait lui révéler.

– Oui, avoua-t-il finalement. Un jour, je t’expliquerai pourquoi.

Puis, remarquant une marque sur sa joue :

– Tu t’es encore battue ?

– C’est ce n… niais de Jonas, tout à l’heure ! Il s’est moqué de moi quand… je lui ai dit que j’étais une princesse. Alors, je l’ai tapé.

Daniel avait expliqué à Amelina que ses parents étaient un duc et une duchesse ; or, duc ou prince, pour la fillette c’était tout comme. Elle avait juré de garder le secret, mais ne pouvait s’empêcher de s’en vanter à tous ses compagnons de jeu, et ceux-ci, incrédules, en riaient ; ce qui occasionnait beaucoup de rixes enfantines, Amelina montrant déjà un caractère belliqueux et fier qui semblait clamer son sang. Daniel se disait parfois que peut-être il aurait dû réprimer ce penchant pour la bagarre, mais il n’y était pas porté, étant lui-même homme de guerre convaincu au fond que mieux valait savoir se défendre.

– Tu ne dois pas dire ça, je t’ai expliqué. Allons, viens te laver, et ensuite nous travaillerons tes lettres.

– Bah ! Je les connais déjà toutes. Quand est-ce que tu me montres des vraies écritures ?

Daniel réprima un soupir. Amelina avait montré une véritable envie d’apprendre, à l’abbaye des Clarisses ; mais depuis, le seul manuscrit qu’il avait pu lui montrer était la copie de la charte communale détenue au village, texte très ennuyeux pour une enfant. Alors ses leçons s’étaient limitées à des lettres puis des mots tracés dans la boue ou le sable à la pointe d’un bâton : enseignement qui trouvait vite ses limites. Il eut soudain une idée : ce fameux ermite chez qui tant de gens affluaient, que l’on disait si érudit, disposait sans doute de quelques ouvrages. Les livres étaient des objets précieux : accepterait-il de laisser Daniel s’en servir pour enseigner la lecture ?

– Peut-être bientôt, Amelina.

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