Les exilés - 8

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Marthe avait raison : l’étrange moine n’était point fou, et le lendemain il demanda courtoisement assez à Solange où il pourrait se laver le visage. La tournure de ses phrases fit même soupçonner à la jeune fille qu’il était issu de quelque riche milieu. Son regard était plus tranquille, quoique son tremblement l’agitât encore. Ce fut avec sincérité que Solange déclara :

– J’espère que saint Jacques vous apportera la guérison.

– Merci, charitable damoiselle.

Puis il vit Blanche.

Elle se relevait tout juste de ses ablutions matinales près du puits où Solange avait mené le moine. Ses mains encore ruisselantes de l’eau tout juste tirée, essuyaient son visage, sa nuque. Solange la trouva tout particulièrement adorable. Mais la réaction du moine fut beaucoup plus surprenante.

– Ma dame !

Il se précipita, échappant à l’emprise de Solange, et, interloquée, elle le vit mettre un genou en terre pour s’incliner devant Blanche. Il leva ses mains jointes, comme un vassal prêt à jurer allégeance, et dans un geste qui lui parut instinctif, Blanche saisit les pauvres doigts tordus du moine. Il se mit soudainement à pleurer.

– Ô dame ! Je vous croyais morte ! Me pardonnerez-vous ?

Solange était tétanisée. Elle aurait voulu hurler, se précipiter pour éloigner l’intrus de sa Blanche, mais son sang s’était comme figé dans ses veines. Blanche avait les yeux écarquillés, mais elle paraissait sans frayeur. Trop naturelle était sa façon de se tenir devant l’homme agenouillé, ses mains tenant les siennes.

– Allons, reprenez-vous, dit soudain la grosse voix de Marthe, surgie soudain au milieu de la scène. Ne voyez-vous pas qu’elle ne vous reconnaît point ?

Le moine parut stupéfait de cette assertion, pourtant évidente.

– Dame… ne me reconnaissez-vous pas ?

– Pas plus que je ne me reconnais dans le miroir, répondit doucement Blanche.

– C’est bien vous pourtant ; je n’ai pas tout à fait perdu l’esprit.

L’agitation du moine était extrême : il tremblait plus que jamais. Pourtant, quand il se releva, il sembla à Solange plus droit qu’auparavant, comme si une ancienne fierté le redressait.

– Calmez-vous, dit Marthe. Dites-nous, qui êtes-vous et qui pour vous est cette dame, comme vous l’appelez ?

Solange eût donné beaucoup pour empêcher le moine de parler, mais c’était trop tard.

– Mon nom est Guillaume d’Argelan ; avant d’être moine j’étais écuyer, auprès du duc d’Autremont et de son épouse…

Il désigna Blanche de la main :

– … dame Jehanne, comtesse de Beljour et duchesse d’Autremont.

Solange aurait voulu se trouver mal pour ne rien entendre de la suite ; mais elle était trop vigoureuse pour être abattue même par une émotion aussi puissante. La scène, d’ailleurs, se passait exactement comme si elle n’existait pas.

– Dame, reprit le dénommé Guillaume avec un accent de désespoir, que vous est-il arrivé ? Je vous croyais morte : tout est ma faute. Je vous ai trahie.

– Sous la torture, tout le monde trahit, déclara Marthe. Ne vous en voulez pas trop.

Solange espionnait sans vergogne Blanche et le moine en grand conciliabule. Blanche elle-même l’avait écartée, ainsi que Marthe, pour parler seule avec Guillaume. Solange n’entendait pas un mot de ce qu’ils disaient, assis tous deux sur la margelle du puits. Elle voyait l’expression du moine qui lui faisait face mais pas celle de Blanche. Il semblait parler presque sans discontinuer, et Blanche ne hochait pas même la tête, esquissant seulement par moments un mouvement pour encourager le moine à continuer sa narration. A un moment seulement, elle vit Blanche ployer la nuque et plonger le visage dans ses mains ; elle réprima une envie violente de voler à son secours, mais quelque chose la retint. Le moine posa une main compatissante sur son épaule. Solange n’avait rien à faire dans cette scène, elle n’en avait que trop conscience.

Enfin ils se levèrent ; mais au lieu de se diriger vers la maison, Blanche s’éloigna. N’y tenant plus, Solange jaillit vers le moine :

– Que lui avez-vous dit ? Où va-t-elle ?

– Je lui ai dit tout ce qu’elle voulait savoir. Elle a dit qu’elle voulait marcher seule quelques instants.

– Est-elle vraiment duchesse ?

Il se tourna vers elle, surpris du ton de désespoir qu’elle avait laissé échapper.

– Sans nul doute, jeune damoiselle.

– Je ne suis pas damoiselle. Mais je savais qu’elle était sans doute une dame, elle. Mais duchesse…

Elle réprima un sanglot qui montait ; elle ne voulait pas se donner en spectacle. Le moine la considéra.

– Vous lui portez un fort attachement, constata-t-il.

« Que t’importe, maudit ? » aurait-elle voulu lui crier. « Tu n’as pas la moindre idée de ce que je peux ressentir… » Mais Guillaume reprit aussitôt à voix basse, comme s’il avait lu dans ses pensées :

– Je sais ce que c’est… ne pas aimer la bonne personne.

Il avait un accent qui la calma tout à coup. Sa compassion était réelle. Ce n’était pas de la pitié : il avait partagé le même fardeau qu’elle. Elle voulut demander : « elle est donc mariée ? » et tout savoir sur ce qui allait l’éloigner de sa Blanche. Mais une pudeur la retint, un dernier respect d’amour : sans doute, il y aurait quelque chose d’indiscret jusqu’à la vilenie, à interroger un étranger sur un passé que Blanche elle-même appréhendait tout juste. Elle se tut donc, et prise d’un brusque besoin de solitude, elle quitta la maison pour s’en aller retrouver son coin favori au bord de la rivière. Sans doute, une arrière-pensée la faisait espérer rencontrer Blanche dans son errance.

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