La route - 1

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Jehanne avait fermé les yeux, la tête appuyée contre un tronc d’arbre comme pour soulager son cou d’un trop lourd fardeau. Elle tâchait de laisser se former les images sans les effaroucher de sa hâte à les saisir, comme des oiseaux craintifs. Elle répétait dans sa tête les noms prononcés par Guillaume : « Autremont… Beljour… Vivian… Amelina… » Et parfois au milieu de cette musique continue, surgissait un visage, une sensation, presque aussitôt évaporés dès qu’elle tentait de les fixer. En même temps qu’elle faisait cet effort mental, quelque chose crevait au niveau de son cœur, comme un abcès trop longtemps gonflé, qui lui fit monter des larmes sans qu’elle sût dire au juste quelle émotion les déclenchait ; et bientôt ce fut un torrent, et les images et les souvenirs s’y mêlaient dans ses yeux désormais grands ouverts, un flot qui lui échappait si complètement qu’elle craignit d’y emporter sa raison. Elle visualisait une silhouette féminine contre le jour, qui à son appel se tournait vers elle pour lui sourire ; mais sa figure était obscure. En revanche lui revenait avec netteté un jeune visage riant encadré de cheveux blonds, dont l’image s’accompagnait d’une tendresse mêlée d’un regret inexplicable. Elle se souvenait d’avoir couru malgré son ventre trop lourd, prise d’un désespoir si fort qu’elle avait cru en mourir ; mais pourquoi ? Des impressions lui revenaient, des atmosphères, des lieux, une salle remplie de tapisseries : mais était-ce sa demeure maternelle ou Autremont ? Seules des images filaient comme de l’eau à travers des fissures, mais le lien logique qui les unissait demeurait insaisissable. La porte de sa mémoire s’était à peine entrouverte.

Elle reprit sa marche, laissant le flot, apaisé à présent, baigner son esprit de couleurs passées ; elle déambulait, évitant les obstacles sans vraiment les voir, rappelée parfois à la réalité par la griffure d’une ronce contre sa cheville, par le chatouillis d’une fougère sur son bras nu. Elle s’était enfoncée dans le bois, et guidée uniquement par son instinct se dirigeait vers le chant d’une eau qui court.

Elle se retrouva devant la petite rivière, et se pencha pour voir son reflet. Il continuait de lui être étranger : elle ne reconnaissait pas les grands yeux noisette inquisiteurs, la petite bouche, les pommettes hautes et le menton court. Cela l’agaça ; elle plongea les mains pour troubler l’image, et s’aspergea la figure, qu’elle avait pourtant déjà lavée ce matin.

Un mouvement lui fit relever la tête. C’était Solange. Elle vit tout de suite qu’elle avait pleuré, et en oublia son propre trouble.

– Solange…

Elle se leva et tendit les mains vers elle. Mais Solange gardait les bras croisés autour d’elle, comme pour se protéger. Elle ne se défendit pourtant pas quand son amie l’entoura de ses bras, et d’une main commença à caresser la chevelure léonine dans un geste si familier qu’elle n’y pensait même pas.

– Solange, t’ai-je fait de la peine ?

– Point encore ; mais j’en ai déjà, car tu vas partir.

– Partir ?

Jehanne n’était pas déjà arrivée à ce point-là de sa réflexion, et elle mit du temps à rattraper tout le cheminement qui avait travaillé sa compagne.

– Oui, partir, rejoindre ta famille, ta maison, ton… ton mari.

– Mon mari est mort, Solange.

– Oh ! Tu… t’en souviens ?

– Non. Guillaume me l’a dit. Je n’ai pas vu sa mort : mon accident est arrivé avant.

– Alors, que t’est-il arrivé ? ne fut s’empêcher d’interroger Solange. Pardon, ajouta-t-elle aussitôt. Je ne devrais pas te poser toutes ces questions.

Jehanne fut surprise de tant de réserve.

– Pourquoi non, ma douce Solange ? Ne pouvons-nous pas partager toutes nos pensées ?

– Le peut-on encore ?

La voix de Solange se brisa.

– Nous avons vécu dans un rêve, Blanche. Tu ne te connaissais pas ; maintenant tu sais que tu es une noble dame, que tu as un foyer ailleurs. Dans un autre contexte tu ne m’aurais pas seulement regardée. J’ai profité trop longtemps de ton ignorance. Il n’y a pas de place pour moi dans ta vie.

– Il y aura toujours une place pour toi dans ma vie, Solange, déclara Jehanne avec force. Ne le sens-tu pas ?

Elle l’étreignit, dans l’espoir de faire passer la puissance de son sentiment.

– Je ne suis pas douée pour les paroles comme toi, tu le sais. Mais je veux que Jehanne soit aussi digne de toi que Blanche. Je t’aime. Ne me chasse pas de ta vie, je t’en prie.

Elle n’avait pas réalisé que gagner son identité pouvait lui faire perdre Solange. Elle songea qu’elle préférait rester à jamais sans mémoire, mais une voix perfide lui souffla aussitôt que c’était faux ; elle en eut honte, et pressa Solange contre elle, saisie d’une peur plus grande encore.


***

L’ermite, ce jour-là, s’était levé du mauvais pied. Une série de menues catastrophes avait rythmé sa matinée, en passant par la destruction d’une ampoule de poudre médicinale rare, puis par la découverte qu’un sanglier avait jugé bon de ravager son jardinet et de saboter sa pompe à eau. En revenant il s’était cogné le petit doigt de pied. Bref, il était d’une humeur massacrante, malgré le soleil qui perçait la canopée en rayons féériques.

Thierry, avant de se terrer au fin fond de la province, à Saint-Benoît-La-Forêt, avait été clerc à Paris. Il avait servi de secrétaire auprès de sire Nogaret lui-même, avec une telle fidélité que celui-ci l’avait envoyé dans différentes contrées de France pour récupérer les aveux des criminels, et notamment des Templiers incarcérés. Le dévoué scribe avait donc fait le tour des prisons, modeste plume muette auprès des exécutants du procès ; il avait accompagné les inquisiteurs effectuant leurs premiers interrogatoires, puis les bourreaux pendant leur office, tâchant de distinguer les aveux au milieu des hurlements, était revenu auprès des malheureux le lendemain, pour récupérer de leur bouche le renouvellement de leur confession. Dans le fond de ces geôles glauques il avait vieilli de vingt ans et laissé sa foi quelque part là-bas dans un coin de pierre humide. Il avait fini par fuir, ébahi par la capacité de l’homme à souffrir et faire souffrir, poursuivi inlassablement par les cris de ses frères et l’image atroce de leur chair tourmentée. Une vision divine, du moins la pensait-il telle, avait ranimé le feu chrétien dans son cœur et l’avait poussé à se réfugier ici, dans ce coin de pays perdu hâtivement défriché. Il avait espéré s’y isoler, y trouver la guérison de ses blessures internes, miroirs de toutes celles dont il avait été témoin. Et voilà qu’au lieu de cela une nuée d’imbéciles venaient chez lui chercher cette guérison qu’il n’avait pu encore opérer sur lui-même, sur la foi d’une réputation de saint faiseur de miracles dont il n’avait pas demandé le premier mot.

Il maugréait ce jour-là, parlait de quitter ce pays de pouilleux et de migrer en Italie ou ailleurs ; mais il savait qu’il n’en ferait rien pourtant, tenu par l’idée têtue que lui avait implanté sa vision qu’il était là pour une bonne raison.

Dans l’humeur où il était, il accueillit de manière revêche un nouveau visiteur. Il le reconnut pour un homme du village qu’il avait croisé quelquefois.

– Allons, dit-il en le toisant, de quel mal voulez-vous que je vous libère miraculeusement ? En termes d’imploration, avez-vous une préférence pour Sainte Brigitte ou Saint Aymar ? Dites-moi, vous avez l’air en parfaite santé. Je vous préviens que je ne fais pas d’astrologie.

– Non, non, protesta Daniel en tâchant de placer un mot au milieu de la litanie acrimonieuse de l’ermite. Je suis venu chercher… euh…

– Le salut ? La paix de l’âme ? Une potion pour redresser la virilité ? Je n’ai rien de tout cela à offrir.

– … un livre.

– Un livre ?

Thierry inspecta son visiteur de bas en haut. Quelque chose dans sa posture le distinguait des paysans auquel il avait ordinairement affaire. Ses épaules étaient droites, sans rien de la courbure qui plie ordinairement les travailleurs de la terre. Quelque chose dans sa musculature rappelait le soldat plutôt que le vilain. Il parut gêné par son regard insistant : son visage se détourna pour se dissimuler derrière les folles mèches rousses qui lui tombait jusqu’aux joues.

– Vous savez donc lire ?

– Mais oui.

– Et pourquoi donc vous prêterais-je un livre ? Et d’abord, qu’est-ce que cela, « un livre » ? N’importe quel livre ? Savez-vous à quel point ces objets-là sont précieux ?

– N’importe quel livre fera l’affaire… Un psautier peut-être… Ou s’il pouvait contenir des histoires un peu… amusantes, ce serait mieux.

Il vit à la figure du religieux qu’il n’avait pas dit ce qu’il fallait.

– Je veux dire… c’est pour enseigner la lecture à une enfant.

– Enseigner la lecture ? dit Thierry d’un ton de couperet. Et à une fille encore bien ? Avec un de mes manuscrits, copiés par des moines assidus pendant de longues semaines voire mois, enluminés de couleurs fort onéreuses ? Entre les mains sales de quelque petite paysanne qui s’empressa d’en déchirer les pages pour en faire des robes pour sa poupée…

– Amelina n’est pas… s’emporta Daniel, et il s’interrompit juste à temps, étonné lui-même de l’aveu qui avait failli lui échapper.

– Pas quoi donc ? enchérit l’ermite en le fixant de ses petits yeux perçants.

Daniel lui rendit un regard froid.

– Rien. Je me suis trompé d’endroit, manifestement. Pardonnez mon intrusion, et bonne journée.

– Attendez, fit vivement le religieux en lui saisissant tout à coup le poignet. Qu’avez-vous là ?

Il exposait la paume de la main gauche de Daniel, sur laquelle une marque foncée s’étalait.

– Rien, répéta Daniel que les manières de l’ermite commençaient à révolter. Une ancienne brûlure.

– Une brûlure ?

La poigne de l’ermite était de fer, Daniel ne pouvait se libérer sans violence : il se demandait à partir de quel moment l’attitude de l’homme deviendrait si outrageuse que celle-ci deviendrait légitime.

Une pensée venait de saisir Thierry. Et si l’homme était un Templier échappé ? Plus il y songeait, plus cela lui paraissait crédible. La brûlure ressemblait à la marque d’une ordalie. Sur son bras nu courait une longue cicatrice qu’il ne s’était sans doute pas fait contre le soc d’une charrue. Il savait lire, chose peu ordinaire pour un paysan, même sa manière de s’exprimer différait. Il avait la réputation, il s’en souvenait, d’un taiseux qui ne disait rien de son passé et devenait méfiant si on le questionnait de trop. Quelque chose en cet individu – une attitude, une sorte d’indéfinissable aura – le rattachait au souvenir des hommes qu’il avait vu tourmenter. Un doute demeurait cependant – les Templiers n’ont en principe pas d’enfant.

– Cette fillette à qui vous voulez enseigner la lecture, est-ce la vôtre ?

– Non. C’est ma nièce. Lâchez-moi, mon père, sans quoi…

Thierry n’accorda pas la moindre attention à la menace. Tout se confirmait dans sa tête dans une clarté implacable. Peut-être ce Templier fugitif était-il la raison pour laquelle la Providence l’avait envoyé dans ce trou perdu – pour rattraper ses fautes auprès de ceux qu’il avait laissé torturer sous ses yeux sans rien faire pour leur porter secours. Il en était d’un coup si certain qu’il se persuada que le Ciel lui avait inspiré cette idée. Il lâcha enfin le poignet de Daniel, ajoutant précipitamment, avant que Daniel n’eût le temps de s’échapper :

– Allons, je ne peux vous prêter de livre, en revanche je puis enseigner moi-même à votre nièce… ainsi qu’aux autres enfants du village que leurs parents souhaiteraient m’envoyer.

Daniel resta tout interdit devant ce qui semblait un brusque revirement. Le regard courroucé de son vis-à-vis s’était changé en une sorte de prière, comme si c’était lui qui lui demandait une faveur au lieu du contraire.

– Je peux… je peux en parler au village, dit-il avec lenteur, comme s’il attendait que l’ermite revienne sur sa parole. Et pour Amelina… je serais ravie qu’elle prenne école auprès de vous… mais seulement si je puis y assister, ajouta-t-il, car il ne faisait pas encore totalement confiance au lunatique bonhomme.

L’ermite hocha vigoureusement la tête.

– Hé bien, en échange, je peux quérir quelques compagnons pour vous aider à réparer votre pompe. J’ai vu en arrivant qu’elle était détruite.

– Oui oui, un sanglier… je vous en saurais gré.

Daniel repartit un peu perplexe de la masure de l’ermite. Il sentit le regard de celui-ci dans son dos tandis qu’il s’éloignait. La vie était peuplée de bien étranges personnages.

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