La route - 2

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– Vous repartez demain, sire Guillaume ?

– Dame, je ne suis plus un sire… Oui, je me porte mieux grâce aux soins de votre hôte ; je vais continuer ma route et j’espère obtenir de saint Jacques une guérison complète.

Ils étaient tous deux assis autour du foyer malgré la douceur vespérale. La plupart de leurs compagnons avaient installé leur couche plus loin, gênés par la chaleur encore largement dispensée par les braises, et avaient déjà sombré dans le sommeil. Jehanne et Guillaume veillaient souvent tard, fuyant le sommeil pour des raisons différentes. Le moine redoutait les cauchemars que ses nuits apportaient, et Jehanne aimait les douces lumières nocturnes : il lui semblait que ses souvenirs lui revenaient plus facilement que sous l’éclat du jour. Ils discutaient à voix basse, pour ne pas troubler les dormeurs allongés non loin d’eux.

Jehanne cherchait ses formules pour répondre par des vœux sincères, mais un détail détourna ses pensées. Elle venait d’apercevoir, sur la joue rasée du jeune moine, une série de balafres que le temps avait estompées mais que la lueur des braises creusait en lignes sombres. Elle leva la main et caressa les marques du bout du doigt.

– Je me souviens, murmura-t-elle. On vous recousait le visage, et vous serriez très fort ma main…

– Mon maître d’armes m’avait frappé avec un gantelet de fer. Vous êtes la seule à être intervenue. Vous étiez grosse d’Amelina alors…

Jehanne tressaillit.

– N’avez-vous vraiment aucune idée de ce qu’elle est devenue ?

– Aucune, hélas. Je ne suis pas retourné à Autremont depuis… depuis mon arrestation.

Il se remit à trembler légèrement. Jehanne posa sa main sur son bras.

– Et vous, ma dame, qu’êtes-vous devenue, ces deux années durant ?

– Ce que j’ai pu, Guillaume. Des jongleurs m’ont recueillie, et m’ont appris un peu de leur métier… cela doit vous sembler bizarre, n’est-ce pas ?

Jehanne rougit quelque peu. Elle réalisait qu’il y avait quelque chose d’incongru, peut-être même de dégradant, à avoir été jongleresse lorsqu’on était née noble dame. « Mais je refuse d’en avoir honte », décida-t-elle. Après tout, jongleresse était le métier de Solange et jamais elle n’aurait honte de Solange.

– Inhabituel, certes, ma dame. Cela vous a-t-il plu ?

– Oh oui…

Jehanne était particulièrement douée pour le lancer et les armes de jet. Aussi Julien lui avait-il enseigné l’art de lancer des couteaux et des petites hachettes, jeu auquel elle était devenue redoutable. Elle avait aussi découvert qu’elle savait broder et graver des motifs dans le cuir – ce qui avait dû faire partie, elle le comprenait à présent, de son éducation de noble damoiselle – talent dont elle s’était servie pour confectionner de menus objets qu’ils vendaient parfois sur les marchés. En revanche, elle n’avait pas l’aisance de ses compagnons pour danser, interpréter des personnages, ou narrer des contes. Elle l’avait même évité, comme elle s’était abstenue de parler autant qu’il était possible : pour pratiquer ce type d’art, il fallait être soi-même empli d’une histoire propre, et Jehanne s’en sentait démunie, trop peu sûre de sa propre identité pour en incarner une autre.

Il lui fut pourtant étonnamment facile de raconter tout cela à son ancien écuyer. Finalement, réalisait-elle avec joie, elle avait bâti durant ces deux ans une histoire à raconter. Il souriait parfois aux anecdotes qu’elle lui contait, devenait plus grave lorsqu’elle lui relatait leurs mésaventures, qui avaient été nombreuses elles aussi. Sur les routes, Jehanne avait connu le froid, la faim, le rejet, toutes choses qu’elle n’avait jamais rencontrées auparavant, et Guillaume sentait qu’elle en avait été plus ébranlée qu’elle ne s’en rendait compte elle-même.

– Je ne devrais pas me plaindre, dit-elle tout à coup. Votre sort a été bien pire que le mien.

Guillaume détourna les yeux. Il était prêt à l’écouter parler de ses expériences aussi longtemps qu’elle le désirait, mais il ne voulait pas parler de ce qu’il avait vécu.

– Je souhaite que jamais vous ne le connaissiez, dit-il seulement.

– Êtes-vous mon ami, Guillaume ?

Guillaume resta un moment incertain de la demande. Était-ce une question, sur le statut de leur relation, dont elle ne se souvenait pas pleinement encore ? Était-ce une prière ? Autrefois, ils n’étaient pas amis : le mot supposait une égalité que leur différence de rang empêchait ; de plus, le garçon jaloux qu’il était l’avait longtemps vue comme une créature ayant perverti son maître. Mais il avait toujours estimé son intelligence et sa sagesse et elle s’était montrée à plusieurs reprises d’un noble cœur. Il se sentait coupable à son égard, car son aveu, arraché sous la torture, avait entraîné l’écroulement de la maison Autremont et indirectement, son accident. Dans tout ce démêlé de sentiments, restait-il de la place pour l’amitié ? Auparavant, elle n’aurait pas accordé tant de prix à la question au point de la poser à voix haute : sa vulnérabilité nouvelle le toucha.

– Ma dame Jehanne, je serai votre ami, si cela vous plaît.

Elle sourit.

– Qu’il en soit ainsi, alors, et cela je ne l’oublierai plus.

Guillaume sourit à son tour. L’échange était un peu solennel comme lors d’un hommage mutuel. Il était sincère pourtant, et Guillaume était réticent à quitter son ancienne seigneuresse. Elle était plus démunie aujourd’hui qu’il ne l’était quand il avait fui l’abbaye pour trouver refuge en sa demeure.

– Qu’allez-vous faire, vous-même ? Retournez-vous en Autremont ?

– Je veux savoir ce qu’est devenue ma fille.

– Vous devrez rester cachée… si Galefeuille venait à savoir que vous êtes vivante…

– Je le sais aussi bien que vous. Mais il m’est insupportable de ne rien savoir. Je veux retourner, me recueillir sur la tombe de Vivian, retrouver qui je suis et récupérer mon enfant.

Guillaume baissa le nez.

– En d’autres circonstances, ma dame, je vous aurais accompagnée dans cette tâche… mais… je ne suis même plus capable de tenir correctement une épée.

– Je le sais. Allez chercher votre guérison auprès de saint Jacques : vous en avez déjà fait beaucoup pour moi – je désespérais de jamais retrouver qui je suis.

– Peut-être puis-je faire encore une chose, dit brusquement Guillaume comme il se décidait tout à coup.

Il lui prit la main et lui mis paume vers le haut ; puis, de son doigt tordu, il dessina dans son creux un signe. Cela ressemblait à une lune surmontée d’une croix.

– Sauriez-vous le refaire ?

Elle s’exécuta sans comprendre, mais cela l’amusait. Cela lui rappelait quand Aubin et elle communiquaient par des signes dans les mains – elle s’aperçut qu’elle venait encore de récupérer un souvenir. Celui-là était venu comme tout naturellement, comme s’il avait simplement attendu qu’elle le convoque.

– Très bien, approuva Guillaume à voix basse. Quand vous serez dans la détresse, ma dame, allez trouver un homme d’Église ou un religieux, et faites-lui ce signe. S’il vous répond par celui-ci…

Il traça dans sa paume un autre signe, toujours une croix mais qui semblait cette fois comme enlacée par un serpent.

– … alors vous saurez qu’il est digne de confiance et qu’il vous portera secours autant qu’il le pourra. Mémorisez ces deux signes, ne les révélez à personne, bien sûr. En échange, si une personne vient à vous et vous fait ce signe, ce sera votre tour de lui porter secours comme on l’eût fait à vous.

Jehanne hocha la tête, impressionnée par la brusque gravité de son interlocuteur. Il venait de lui faire là un cadeau dont elle sentait toute l’importance – par l’aide qu’il pouvait lui apporter et par la confiance que Guillaume témoignait en lui révélant un secret d’un monde qui n’était pas le sien.

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