La route - 3

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Il faisait grand soleil dehors et pourtant, à l’intérieur de la forteresse des Autremont l’air demeurait humide et froid. Elaine détestait cette demeure. Chez elle, dans son pays de soleil et de lavande, les bâtisses étaient munies de grandes fenêtres qui laissaient passer la lumière à flot, et donnaient sur les vergers en contrebas. Les coffres étaient garnis d’herbes aromatiques qui embaumaient les vêtements et les tentures qu’on y rangeait. Les murs, les sièges, jusqu’aux simples bancs de bois, étaient ornés de tapisseries aux couleurs vives. Rien de semblable à ces salles obscures aux ouvertures étroites et aux plafonds trop bas, à cette forteresse qui comptaient plus de salles de gardes que de chambres, aux remparts si hauts que la cour restait dans l’ombre la plus grande partie de la journée, même en été. C’est un château construit pour la défense, pas pour le confort.

Mais l’inconfort serait bien peu de choses, se disait Elaine, s’il n’y avait pas le mari.

Elaine avait quinze ans. Elle avait des cheveux blonds-roux et un visage constellé de taches de rousseur. Ses yeux bleus-gris étaient changeants comme le ciel. On lui avait souvent dit en son pays d’enfance qu’elle était la plus jolie fille de la contrée. Son estime d’elle-même avait toujours dépendu de l’approbation d’autrui, et hélas pour elle, désormais de Victor.

Il était revenu de son dernier voyage plus maussade encore que d’habitude. Il était encore parti chercher en vain quelque remède magique ou quelque miracle qui le délivrerait de son mal. Mais son mal principal, Elaine commençait à le comprendre, n’était pas uniquement les crises violentes qui le saisissaient parfois. Hors ces crises, il restait perpétuellement obnubilé par la peur d’en subir une ; cette peur dominait et empoisonnait toutes ses pensées. Il était obsédé par un passé révolu : par l’homme qu’il était autrefois, par les femmes qu’il avait connues et admirées et dont il avait causé la mort, et par celui qu’il tenait responsable de tout ses malheurs, le bâtard de l’ancien duc, le sorcier qui l’avait maudit, Daniel de Mourjevoic. Ces obsessions confinaient à la folie. Persuadé de paraître ridicule et faible, persuadé de lire le mépris jusque dans les yeux de ses anciens égaux devenus ses vassaux, il en devenait plus violent et cruel, et faute de tenir Daniel en son pouvoir, faisait payer au monde entier ses maux, à commencer par son épouse.

Ce soir-là, il l’avait prévenue qu’il la rejoindrait dans sa chambre.

Il lui fallait un héritier. Voilà ce que se disait Victor, tandis qu’il soulevait pesamment son poids le long des degrés en direction de la chambre de son épouse. Sa position resterait instable tant qu’il n’aurait personne pour lui succéder, particulièrement avec l’héritière des anciens ducs dans la nature. Il se répétait mentalement cette instance comme un aiguillon pour s’exhorter à la tâche désagréable qu’il s’était assigné. Sa corpulence n’était pas la seule cause qui alentissait son pas. Victor répugnait viscéralement au devoir conjugal avec sa nouvelle épouse – comme avec la précédente. Il rêvait des femmes qu’il n’avait pas eues, des femmes qu’il n’aurait jamais désormais, magnifiées par leur éternelle absence. Elaine n’avait rien de la beauté sculpturale d’Isabeau, ni de la sensualité vive de Jehanne. Elle n’avait pas leur intelligence, leur force et leur insoumission. Elle n’était qu’une petite fille insipide, avec son visage pointu, ses yeux vides et sa façon de se faire docilement molle comme une poupée de chiffon sous son étreinte.

Il entra bravement dans la chambre de sa femme comme un soldat va au front.

Elle était là, toute droite en chemise sur le lit, ses cheveux dénoués dans le dos. Il ôta rapidement ses braies et sa cotte, et revêtu uniquement de sa chemise qui lui tombait jusqu’à mi-cuisses, s’approcha du lit. Elaine ne bougea pas d’un pouce ; elle ne tourna même pas la tête pour le regarder. Il se sentit insulté par ce manque de réaction, lui saisit le menton pour la forcer à se tourner vers lui. Son visage était inexpressif, comme chaque fois qu’il la rejoignait dans sa couche, figée dans une résignation de statue, décidée à ne rien ressentir pour ne pas souffrir. Pourtant, il crut lire dans son regard un font de mépris et de répulsion.

Il la jeta brutalement sur le lit, pensant que la violence la ferait peut-être réagir ou lui ferait ressentir quelque chose, à lui. Mais elle n’eut pas même une protestation ; il lui semblait qu’il pouvait la battre et la violer sans que rien ne puisse déchirer le masque de son indifférence docile. Le sexe de Victor restait désespérément flasque et inutile entre ses cuisses et il se sentait humilié, pressentant un nouvel échec. Il s’agenouilla au-dessus d’elle et souleva sa chemise. Sa chair était froide, elle ne frémit même pas à son contact. Pris de dégoût, il se releva brusquement, incapable de faire ce pour quoi il était venu, encore une fois ; de rage, il lui flanqua une gifle à toute volée. Le coup lui arracha un cri aigu, et son visage se brisa enfin en un sanglot ; il en ressentit une certaine satisfaction dans son humiliation.

– Maudite sois-tu, stupide garce froide ! rugit-il. Ton ventre est plus glacé que la peau d’une couleuvre !

Il s’écarta vivement de lit, et saisissant ses braies, se rhabilla aussi prestement qu’il le put de ses mains tremblantes. Cela prenait trop de temps, et il la surprit qui l’observait en se tenant la joue ; mais quand il lui rendit un regard furibond, elle détourna aussitôt les yeux comme s’il l’avait de nouveau frappée. Il l’insulta encore, juste pour se gagner du temps ; puis, enfin vêtu, il jaillit hors de la chambre, défait et pitoyable.

***

Le soleil splendide de la fin de l’été était bien peu en rapport avec l’humeur de Jehanne. Son cœur était lourd, plein d’appréhension. Elle ajusta le cordon qui retenait ses braies sous sa courte cotte d’homme, resserra celui de ses souliers le long de son mollet ; la dague qu’elle y avait dissimulée appuya son plat froid contre sa peau. Soulevant d’une main sa besace de voyage, elle l’attacha sur son dos. Enfin, elle ceignit l’arc que lui avait offert le charpentier sur une épaule et le carquois contenant quelques flèches autour de sa taille. Elle était prête.

Solange ne l’accompagnait pas.

Marthe l’étreignit avec affection, et le couple de jongleurs, Fiona et Julien, l’imitèrent. Fiona lui fit présent d’un pendentif d’argile verni représentant un oiseau étendant ses ailes. Les villageois furent quelques-uns à lui souhaiter bonne route.

Solange n’était pas venue.

« Elle me hait donc tout à fait », se dit Jehanne, mais elle savait que la vérité était ailleurs. Elle avait sa route, et Solange s’en sentait exclue. Pourtant Jehanne ne perdait pas espoir : une fois qu’elle aurait retrouvé sa fille, elle reviendrait vers Solange, et elles trouveraient moyen d’être heureuses ensemble. Il fallait qu’il y ait un moyen. Jehanne ne voulait pas renoncer. Mais d’abord il y avait ce grand inconnu devant elle – son passé à reconstruire ou à détruire à jamais. Le rythme régulier de ses pas l’entraînaient ; pourtant, au moment de voir disparaître le village, elle ralentit, puis n’y tenant plus, se retourna. Solange et la petite troupe poursuivraient bientôt dans l’autre direction – ils devaient partir peu après elle. Elle espérait absurdement qu’elle apercevrait de loin la jeune femme. Au moment où elle perdait espoir, une silhouette léonine se détacha sur le chemin. Elle courait. Jehanne sentit la joie rayonner dans sa poitrine. Elle savoura ce moment, cette course de la femme aimée vers elle, la silhouette de Solange qui se faisait de plus en plus distincte, sa chevelure noire poudrée par le soleil. Un instant plus tard, Solange était dans ses bras et Jehanne inspirait le parfum de sa peau sous ses cheveux.

– Solange, Solange, murmura-t-elle. Je croyais que tu m’avais abandonnée.

– C’est toi qui m’abandonnes.

– Jamais, je te jure. Viens avec moi.

– Blanche…

Solange posa ses deux mains autour du visage de Jehanne, et les glissa en une caresse le long de sa nuque. Il n’y a pas si longtemps elle était tout pour son amante ; et voilà que maintenant elle se sentait prête à mendier pour demeurer une petite part de sa vie, un rien, une ombre.

– Je ne peux pas. Quand tu auras retrouvé ta vie, tu voudras me chasser peut-être, mais tu n’oseras pas le faire. Je serai un poids à tes chevilles. Cela me ferait trop mal. C’est un chemin que tu dois faire sans moi. Ensuite, si tu veux encore de moi…

– Je reviendrai. Dans tous les cas, Solange, je reviendrai.

– Quand ?

– Dans un an, mon aimée, dans un an jour pour jour, je serai à Aigue.

– Non, pas à Aigue. Retrouvons-nous là où je t’ai trouvée, près de la rivière Ambre, dans un an jour pour jour, à la Saint Hippolyte. Promets-tu ?

– Je te le jure. Je te le jure sur cette bague, ajouta Jehanne en faisant jouer autour de son doigt le cercle d’or orné d’une topaze et d’une émeraude qui ne l’avait jamais quittée, quoiqu’elle n’eût pas le souvenir de celle qui le lui avait donné. Elle la savait précieuse pourtant, pas seulement pour son métal et ses pierreries : c’était le dernier gage d’une enfance qui avait déserté sa mémoire.

Solange eut un léger rire. Ses yeux magnifiques paraissaient encore plus grands d’être noyés.

– Tu n’as pas besoin de faire de serments. Reviens seulement. Moi, je serais là.

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