La route - 6

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Le son de la cloche sonnait clair dans le creux de la vallée, et portait loin le long des eaux sinueuses de la Sourde et la Vivace. Le soleil était déjà haut lorsque la foule des fidèles, à l’issue de la messe matinale, sortit de la cathédrale et s’égailla dans les rues avoisinantes. La luminosité extérieure contrastait de manière éclatante avec l’atmosphère obscure de la nef : les rayons chatoyants dispensés par les vitraux ne faisaient qu’y épaissir les ombres des voûtes et des chapelles que parcouraient encore des filets d’encens. Les peintures et les statues de saints étaient comme rayées par cette alternance de ténèbres et de lumières. Une silhouette mince, enveloppée d’un mantel sombre, s’échappa du flot sortant et vola une des chandelles disposées partout ; puis elle se glissa vers un escalier discret dont les marches s’enfonçaient dans le sol. La crypte était creusée en profondeur, haute de plafond, et au sous-sol, la flamme de la chandelle élevait haut les ombres. Les piliers, soutenant tout l’édifice par en dessous, étaient énormes. Jehanne rencontra en premier les sarcophages des évêques s’étant succédés sur la cathèdre massive près de l’autel supérieur, plusieurs ornés de gisants aux mains jointes dans un éternel recueillement. Puis la lumière tremblotante de sa chandelle vint subitement éclairer, après tous ces visages austèrement masculins, la figure gravée dans la pierre d’une femme. Elle était enveloppée d’une robe rouge sombre qui laissait voir son cou de cygne. Ses yeux grands ouverts étaient d’un vert délicat : les ondulations de la chevelure étaient peintes dans un doré mat. Ses mains fines étaient croisées sur son ventre. Le sculpteur avait bien rendu la finesse du visage : une expression de légère tristesse méditative semblait l’habiter. Le gisant avait tout de son modèle vivant, excepté la flamme qui habitait son regard. L’artiste avait su reproduire les traits d’Isabeau, mais les assagis et adoucis, et c’était ainsi désormais que sa beauté apparaîtrait aux générations futures qui viendrait l’admirer. Jehanne ne s’attendait pas à une telle présence : il semblait que la mère s’était dressée sur son chemin pour protéger la tombe de son fils. A côté d’elle, un sarcophage beaucoup plus nu, orné seulement du chevron rouge sur fond d’or, armes des Autremont ; et un nom gravé. Jehanne retraça du doigt le V de l’initiale. Elle avait la gorge nouée d’une émotion qui ne parvenait pas à exploser. Isabeau avait commandé son gisant dans sa pleine jeunesse, elle s’en souvenait ; mais Vivian ne s’était pas soucié si tôt de sa sépulture, trop affairé à la vie pour penser à la mort. Son visage demeurait dans la mémoire de Jehanne et de ceux qui l’avaient connu, puis lorsque ceux-ci mourraient, il s’effacerait à jamais. Jehanne se le remémora aussi précisément que possible : les yeux clairs toujours largement ouverts comme ceux d’un enfant perpétuellement émerveillé, les fins cheveux bonds comme un feu follet autour de sa tête, sa bouche presque toujours étirée d’un sourire. Il avait quelque chose d’enfantin qui le revêtait d’une fausse innocence. Jehanne se souvenait de lui avec une tendresse sincère : alors quel était ce regret poignant, cette culpabilité diffuse ? De quoi avait-elle encore omis de se souvenir ? Sa vie à Autremont était comme une mosaïque que l’on regarderait de trop près : elle se souvenait de détails précis, d’images nettes, mais elle ne parvenait pas à se figurer le dessin global.

Le bruit d’un pas l’interrompit dans sa méditation. Une silhouette encapuchonnée, munie elle aussi d’une chandelle, tourna brièvement son visage obscuré vers Jehanne puis vint se prosterner devant l’une des tombes épiscopales sans lui accorder davantage d’attention. La silhouette passa quelques minutes à marmonner devant le sarcophage, les mains jointes contre son front. Puis elle se releva et le bruit de ses pas décrut jusqu’à disparaître. Jehanne se crut de nouveau seule, mais elle s’aperçut soudain qu’une autre silhouette, beaucoup plus silencieuse que la première, avait fait son apparition et se dirigeait vers elle. Son cœur bondit. Le visiteur leva la chandelle devant lui et la flamme vint brillamment éclairer son visage, en même temps que celui de Jehanne, toujours accroupie devant la tombe de Vivian : il était trop tard pour elle pour se dissimuler. C’était une jeune femme à la chevelure léonine et aux traits d’une grande finesse. En voyant Jehanne, ses yeux s’arrondirent et sa bouche s’ouvrit légèrement : les deux femmes se toisèrent quelques secondes, comme deux animaux s’étant mutuellement surpris. Le visage qui lui faisait face ne rappelait rien à Jehanne : mais comment se fier à sa mémoire ? Finalement l’inconnue articula :

– Vous n’êtes pas… vous n’êtes pas un esprit. Vous êtes une créature vivante, de chair et de sang.

D’hésitante d’abord, sa voix s’était faite plus assurée. Ce n’était pas une question : c’était une assertion à soi-même.

– Vous êtes la duchesse Jehanne, acheva l’inconnue.

– La duchesse Jehanne est morte, rétorqua vivement Jehanne. On m’a déjà dit que je lui ressemble.

La jeune femme sourit avec incrédulité.

– Si grande est la ressemblance que vous avez les mêmes grains de beauté sur les joues. Vous ne souvenez pas de moi, bien sûr, il y avait tant de monde. Je vous ai vue à votre mariage avec le sire Vivian. Vous portiez un voile rouge brodé d’or sur les cheveux. Vous aviez l’air digne, mais pas heureuse.

Jehanne resta bouche bée. Puis elle s’aperçut avec honte qu’elle avait les larmes aux yeux.

– Mon nom est Ophélie. J’ai vu le corps de votre époux amené à la cathédrale.

Jehanne déglutit. Puis d’une voix qu’elle tenta d’affermir, elle dit :

– Racontez-moi cela, je vous prie.

***

– Savez-vous comment sire Vivian est mort ?

– On m’a dit qu’il avait été condamné à mort pour trahison.

Les deux femmes étaient assises dans la tribune de l’orgue, du côté opposé au balcon, ce qui les rendait invisibles depuis la nef. Elles étaient proches, du fait des confidences qu’elles devaient s’échanger à voix basse ; pourtant Ophélie avait parfois un presque imperceptible mouvement de recul, comme si cette proximité l’embarrassait, et Jehanne devait alors se rapprocher un peu pour l’entendre.

– C’est vrai. Mais il n’est pas mort sur la potence. Il a failli parvenir à s’enfuir sur la route de son exécution, mais il a été pris au piège avec son complice et les arbalétriers l’ont fléché à mort.

Jehanne mit un moment à digérer l’information. Elle imaginait les carreaux lancés à toute vitesse s’enfoncer brutalement dans le corps contre lequel elle avait dormi tant de fois, et le joyeux visage angélique se tordre soudain sous la douleur des impacts. Mais c’était à tout prendre une mort plus rapide et moins humiliante que la corde.

– Qui était son complice ? demanda-t-elle d’une voix secouée.

– Son demi-frère, le chevalier Daniel.

– Son… ?

– Son demi-frère, répéta Ophélie. Ne vous souvenez-vous pas de lui ? Il a tenté de sauver sire Vivian, mais ils ont été piégés comme je vous l’ai dit ; pourtant sire Daniel est parvenu à en réchapper et à amener son corps à la cathédrale. Respirez, dit-elle tout à coup, car elle s’aperçut que Jehanne s’était mise en apnée.

L’ombre avait pris enfin un nom – ce visage en filigrane derrière celui de Vivian. Il venait d’éclater dans l’esprit de Jehanne comme une lumineuse évidence. C’était lui, toutes ces zones obscures dont elle ne voulait pas se rappeler.

Elle libéra une expiration. Guillaume ne lui avait pas remémoré Daniel. Et pourtant – comment n’avait-elle pas fait le lien ? Il était son maître et dans son cœur bien plus encore. Guillaume l’avait omis, volontairement. Était-ce par ultime vengeance de ce qu’elle avait fait ? Était-ce pour la préserver ? Ou s’était-il senti trop gêné d’évoquer une relation si honteuse ?

Elle se souvenait de tout à présent. Le moment où il lui était apparu la première fois dans son habit austère. La nuit des sorcières. Les moments de félicité sans limite qu’elle avait passés dans ses bras. La fureur de Vivian. L’affreux soupirail de son cachot devant lequel elle passait tous les jours. Le plan d’évasion manqué, le corps aimé couvert de vermine, sans réaction. C’était la dernière fois qu’elle l’avait vu. Pourtant, elle le savait, il avait été sauvé et banni à Mourjevoic, les deux sur ordre de Vivian. Elle avait failli tout gâcher entre les deux frères. Mais leur lien était plus fort que cela, et ils s’étaient retrouvés, une ultime fois.

– Quoi ?

– … je ne me souvenais pas. Je ne me souvenais pas.

– Mais vous n’étiez pas là.

– Non, je veux dire… je ne me souvenais pas de Daniel.

– Oh ! Il m’a paru pourtant difficile à oublier.

Jehanne la regarda d’un air ébahi, puis comprit soudain l’humour de la remarque et se mit à rire.

– Il est beau n’est-ce pas ?

– Outrageusement. S’il n’était pas attachant par ailleurs, il en serait haïssable.

– Tu l’as connu ?

– Il a trouvé refuge dans la cathédrale un temps, car il était poursuivi comme hors-la-loi. Je l’ai soigné – il s’était blessé dans son entreprise – et je lui ai tenu compagnie. Nous n’avons pas couché ensemble, soupira-t-elle en voyant Jehanne froncer les sourcils.

Elle se demanda intérieurement pourquoi tout le monde s’imaginait-il cela et surtout pourquoi cela avait-il une telle importance.

– Nous sommes devenus amis, je crois. Sa mère a sauvé la mienne quand je suis née. Nous sommes un peu comme de la même famille.

Jehanne la considéra.

– Je t’envie.

– Pourquoi ?

– Si j’avais su en rester là, moi aussi… un grand nombre de mauvaises choses ne serait pas arrivé.

Elle songeait à Vivian couché à jamais entre les pierres froides. Tout ce qu’elle avait manqué… plus jamais elle ne le récupérerait.

– Eh bien, tu as eu envie de coucher avec lui, et lui aussi, et vous l’avez fait. C’est l’histoire la plus banale du monde.

– Mais…

– Tout cela est fini, ma dame, coupa Ophélie.

Quoiqu’elle sentait que cela était injuste, elle en voulait à Jehanne – en fait, c’était elle qui la jalousait. Elle avait eu l’occasion d’aimer, elle avait fait l’amour par plaisir : tandis qu’Ophélie devait régulièrement subir les caresses d’un prêtre qui la répugnait un peu plus chaque jour. De quoi se plaignait-elle ? Elle enchaîna :

– Vivian est mort. Mais Daniel est peut-être encore en vie. Je gage que jamais Victor ne l’a pris : il l’aurait fait savoir. Allez-vous le chercher ?

Jehanne laissa passer un moment de silence. Elle venait à peine de souvenir de Daniel, mais même sans cela, elle savait qu’il ne saurait être l’objet premier de sa quête.

– Je dois chercher ma fille avant toute chose. Elle a peut-être besoin de moi.

– Sais-tu par où commencer ?

– Oui.

– Tu vas quitter Combelierre ?

– Oui.

– Alors, ma dame, que la Vierge vous protège.

Il y eut un accent dans ce vœu qui émut Jehanne. Ophélie lui inspirait une sympathie instinctive, peut-être parce qu’elle lui rappelait quelque chose de Solange. Elle lui prit la main, Ophélie la serra en retour, puis se leva vivement et disparut derrière les grands tuyaux de l’orgue.

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