Le sculpteur - 5

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Lorsque mère Régine vit cette vagabonde blessée habillée en homme à son abbaye, elle fut loin de se douter qu’elle annonçait le retour des vicissitudes qu’elle avait connues il y avait deux ans de cela. La jeune femme avait bien une apparence un peu étrange, mais comme la plupart des baladins ; ses habits étaient de pauvre facture mais ses cheveux étaient noués dans une tresse qui ressemblait à celle que les dames nobles roulaient sous leur coiffe. Si elle avait eu une bonne raison de se montrer plus attentive, peut-être ce mélange lui aurait-il rappelé la mise d’un certain chevalier également remis à ses soins. Mas ayant pour principe d’offrir la charité sans interroger abusivement ses hôtes, elle laissa la voyageuse et son compagnon aux bons soins de la sœur infirmière et ne s’en occupa pas davantage.

Ce ne fut que plus tard, lorsqu’elle surprit la jeune femme à fureter dans l’abbaye à des ailes où elle n’était pas supposée se trouver, que sa méfiance s’éveilla.

– Que faites-vous ici ? lança-t-elle d’une voix sévère alors que la baladine était à demi entrée dans la salle du chapitre.

La fautive retira vivement la tête en rougissant.

– Veuillez me pardonner, ma mère. A vrai dire, je vous cherchais.

Régine fut un peu surprise par cette manière de parler qui détonnait avec son habit. Sa méfiance augmenta : pouvait-il s’agir d’une espionne ? Avait-elle un lien quelconque avec l’agression dont l’abbaye avait été victime ?

– Cette zone est strictement réservée aux moniales. Vous n’avez rien à faire ici.

– Je vais m’en aller, ma mère, mais avant cela j’ai besoin de votre aide… je vous en prie, c’est une question vitale. Avez-vous accueilli ici, il y a deux ans, un homme blessé… avec une petite fille ?

Jehanne vit immédiatement qu’elle avait touché quelque chose. Le visage de la mère abbesse s’assombrit brusquement comme un ciel d’orage, et son expression se ferma. Son ton se fit froid comme la glace.

– Je ne vois pas. Désolée. Je ne peux vous aider.

– Ce n’est pas vrai, dit Jehanne impulsivement, mais elle vit aussitôt qu’elle avait fait une erreur. La figure de l’abbesse sous son voile se fit redoutable. Ses longs sourcils s’arquèrent sur ses yeux étincelants de colère et un pli menaçant fronça le coin de sa bouche.

– Les hôtes qui passent dans cette abbaye ne concernent que les membres de l’abbaye et ceux de notre ordre, ma fille. Je n’ai pas de compte à vous en rendre.

– Mais je… écoutez-moi. Je suis…

– Vous abusez de notre hospitalité de notre ordre. Si vous ne voulez pas partir, je vais devoir vous faire évacuer de force.

Jehanne comprit qu’elle avait fait un trop mauvais départ pour être rattrapé. L’abbesse était une porte scellée que rien ne pouvait faire ouvrir, à moins d’en avoir la clef. Prise d’une brusque inspiration, elle saisit soudain la main de la vieille femme et, avant que l’abbesse eût le temps de se scandaliser, traça dans sa paume le signe que Guillaume lui avait appris, comme une lune surmontée d’une croix.

La figure de mère Régine changea. La stupéfaction remplaça l’ire ; elle considéra Jehanne d’un air ébahi. Manifestement, elle ne s’attendait aucunement à ce qu’une vagabonde pût posséder un tel secret. Pourtant, comme mue par une exigence supérieure à son propre jugement, elle finit par prendre à son tour la main de Jehanne et à tracer le signe complémentaire. Puis elle l’entraîna vers un coin sous les arches du cloître où l’on ne risquait pas de surprendre leur conversation. Les deux femmes se considérèrent un instant, comme deux animaux qui se découvrent après avoir commencé par se battre.

– Que voulez-vous savoir sur cet homme et cette enfant ? murmura finalement l’abbesse d’une voix basse, toute différente.

Jehanne ressentit un rayonnement de victoire dans son cœur. Elle ne savait à quelles forces elle avait fait appel lorsqu’elle avait tracé ce signe ; son pouvoir était si fort qu’il évoquait presque quelque diablerie, mais il était enivrant. Elle sentit qu’elle aurait pu interroger la moniale sans se justifier davantage, mais elle lui devait la vérité, estimait-elle. Elle voulait obtenir sa confiance véritable, et non seulement un service rendu par devoir envers quelque réseau secret dont elle ignorait tout.

– Mon nom est Jehanne de Beljour, et j’étais autrefois duchesse d’Autremont.

Jehanne était sûre que l’abbesse n’en croirait pas un mot. Elle avait pour seule preuve la bague ornée d’émeraude et de topaze qu’elle tenait de sa mère et qu’elle gardait en pendentif autour de son cou, dissimulé sous sa tunique, mais le bijou n’aurait rien évoqué à mère Régine. Pourtant la vieille femme ne l’interrompit pas pour dire : « elle est morte ». Jehanne lui conta son histoire. Lorsqu’elle eut achevé, l’abbesse laissa écouler un petit silence, puis dit :

– Votre fille a en effet trouvé refuge dans notre abbaye. Un homme l’accompagnait, qui disait être son oncle.

Le visage de Jehanne se fendit d’un sourire radieux. Elle ne s’était pas aperçue jusque-là qu’elle avait craint si fort s’être trompée. Elle avait vraiment retrouvé la piste de sa fille, et de Daniel, les deux quêtes se révélant n’en être qu’une. Mais mère Régine plissa le front et dit d’un ton cassant :

– L’abbaye a bien failli le payer fort cher.

– Comment cela ?

– Victor de Galefeuille l’a su, j’ignore comment : peut-être votre homme s’est-il montré trop bavard auprès de la mauvaise personne. Victor nous a attaquées, fort heureusement non pas avec tout l’ost d’Autremont, mais une petite troupe d’armes : sans doute nous prenait-il pour proie facile… mais l’abbaye est remparée et bien défendue, nous lui avons appris sa leçon ce jour-là. Mais je redoute chaque jour un nouvel assaut auquel nous ne pourrions cette fois résister.

– Comment peut-il oser attaquer une abbaye ? s’exclama Jehanne éberluée.

Mais Victor n’avait aucun respect pour personne, songea-t-elle en se rappelant l’odieux piège par lequel il avait capturé Vivian, en se dissimulant derrière la justice royale. Justice, religion, tous ces principes n’avaient de sens que s’ils pouvaient justifier ses intérêts. De nouveau la vieille haine irradia ses veines comme un froid poison.

– Le roi devrait vous porter assistance.

– J’ai écrit au roi, mais n’ait jamais eu réponse. Le roi n’a plus de respect pour les ordres religieux : n’a-t-il pas emprisonné tout un ordre sacré ? Ne s’est-il pas opposé au pape lui-même ? Et comment pourrait-il prendre parti contre celui qu’il a placé lui-même sur le trône ducal ? Philippe a rendu les guerres privées illégales, mais il a trop à faire pour mettre réellement cette interdiction en pratique.

Jehanne entendait la rancœur de la mère abbesse et elle la partageait. Mais elle avait une tâche plus urgente à remplir avant de se soucier de tout cela.

– Mère, si un jour je recouvre le pouvoir qui a été mien, je jure de vous rembourser cette dette et de vous protéger. Mais je dois retrouver ma fille auparavant. Savez-vous où Daniel et elle sont allés ensuite ?

La sévère figure de l’abbesse se fendit d’un sourire inattendu.

– Mais à la maison de vos pères, répondit-elle. A Beljour.

Jehanne n’en revenait pas de n’y avoir pas pensé. A Beljour ! Et bien sûr, où Daniel aurait-il songé à aller autrement ? Elle désespérait de retrouver sa fille avant de se rendre à Beljour… et en fait, elle l’attendait là-bas !

– Dame Jehanne, je ne veux pas flatter de trop vos espoirs, fit l’abbesse en reprenant un air soucieux. Il est quelque chose que je ne vous ai pas dit : Victor ne nous a pas attaqué par le sud-ouest, comme il eût dû s’il était venu d’Autremont, mais par l’est. Je le soupçonne d’être venu de… Beljour. Je crains que cela ne soit là-bas qu’il ait appris la présence de nos hôtes en ces lieux, et que c’est pour cela qu’il n’était accompagné que d’une petite troupe.

Le cœur de Jehanne se mit à battre à se rompre. Et si la demeure de son enfance n’était plus qu’un tas de ruine… avec toute son ancienne vie ?

– Pensez-vous qu’il ait attaqué Beljour ?

– Je ne le crois pas, pas avec si peu d’hommes ; de plus je n’ai pas entendu dire que Beljour était tombé. Mais peut-être est-il venu là-bas chercher ceux qu’il traquait…

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