Le sculpteur - 6

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Jehanne fit cette nuit-là une parfaite insomnie ; elle bondit de sa paillasse dès que l’oraison du matin se fit entendre et alla sans manière secouer Tourse. Ils firent leurs adieux aux religieuses, et s’engagèrent sur la route de Beljour par la voie la plus directe. Jehanne était agitée et nerveuse ; Tourse demeurait plongé dans le silence. L’épervier les avait abandonnés sitôt qu’ils s’étaient éloignés du repaire des brigands : il avait désormais là son territoire et cette considération prévalait sur tout autre lien. Ils marchèrent jusqu’à ce que le soleil soit haut dans le ciel, puis s’arrêtèrent pour faire une halte près d’un ru qui gougloutait le long d’une pente douce. Jehanne s’éloigna un moment. Comme elle tardait à revenir, Tourse appela : n’obtenant pas de réponse, il suivit la direction qu’il l’avait vue prendre. Il la surprit accroupie au bord du ru, rinçant de sa main valide un linge sanglant. Jehanne rougit à l’extrême ; il comprit aussitôt que ce sang-là n’avait rien à voir avec la blessure de sa main droite.

– Va-t’en, dit sèchement Jehanne. Je te rejoins plus tard.

Il n’obéit pas tout de suite ; son regard s’attarda sur le linge souillé. Jehanne s’empourpra derechef, gagnée d’indignation ; mais avant qu’elle ait pu le tancer vertement pour son indiscrétion, il dit :

– Vous êtes féconde encore… vous pourriez avoir d’autres enfants.

Elle resta muette de stupeur. Comment osait-il ?… Apparemment inconscient de son impudence, il poursuivit :

– Vous n’êtes pas obligée de poursuivre une chimère. Vous pourriez refaire votre vie.

– Christ ! jura Jehanne.

Elle abandonna sa bande de tissu et se leva tout soudain, les yeux flamboyants de colère.

– Oublies-tu à qui tu parles, fauconnier ? Comment oses-tu parler de chimère ? Ma fille m’attend à Beljour !

– Et si elle ne s’y trouve pas ?

– Elle s’y trouve ! Il faut qu’elle y soit ! cria Jehanne.

Tourse ne répondit rien, mais son regard était éloquent assez. Elle serra le poing, se retenant de le gifler. Au lieu de quoi, elle leva sa main mutilée à hauteur de ses yeux pour qu’il la voit bien. Il baissa les yeux avec vergogne, comme elle s’y attendait.

– J’ai acheté assez cher ta loyauté, brigand. L’insolence n’est pas comprise dans le prix. Tu as juré de me servir afin de payer ta dette : si tu es encore homme d’honneur, tiens parole, mais tiens ta langue !

***

Un pays de vent. Ce fut la première sensation de Tourse sur le pays qui avait vu naître Jehanne. Un pays perpétuellement balayé d’un souffle permanent que trop peu d’arbres adoucissaient. Il couchait l’herbe des prairies en vagues moirées. Quelques bosquets épineux rompaient les grandes étendues plates ; des rangées clairsemées d’arbres agitaient leur feuilles couleur de cendre, tranchant sur l’ocre des champs.

– Hé bien, Tourse ? Beljour n’est-elle pas la plus belle contrée du monde ?

Jehanne riait comme une petite fille, sous le souffle puissant qui faisait danser ses cheveux librement lâchés comme des feux follets et gonflait ses vêtements, presque à la soulever. Voilà bien longtemps qu’il ne l’avait vue avec cette félicité enfantine sur le visage. Elle semblait avoir momentanément oublié les tourments de sa quête pour s’abandonner à la joie de retrouver la région où elle avait grandi.

– Oui, ma dame… Belle et âpre, comme ses habitants.

D’un mouvement vif, elle tourna la tête vers lui. Elle s’interrogeait visiblement : fallait-il sourire ou se fâcher ? Elle prit le parti d’en rire.

– Ta langue est toujours aussi acérée, fauconnier ! Allons, viens. J’ai faim, et il y a un village derrière ce bosquet où l’on a le sens de l’hospitalité.

De toute évidence, les habitants avaient été hospitaliers une fois de trop. Tourse suivit sa maîtresse qui déambulait avec égarement parmi les ruines noircies. Le feu était ancien : la mousse avait déjà recommencé à gagner les pierres effondrées. Toutes les habitations n’étaient pas démolies, mais celles qui avaient survécu au carnage avaient manifestement été désertées. Plus une âme ne demeurait dans ce village fantôme.

– Il y a eu une chevauchée ici, dit inutilement Tourse.

– Sans rire ? lança Jehanne avec fureur.

Son compagnon se rencogna. Jehanne à présent ramassait des pierres dispersées et les jetait avec rage sur les pans de murs encore debout. Puis elle s’assit tout soudain et se mit à pleurer. Tourse l’entendit articuler force injures et malédictions entre ses dents serrées. Il n’osait plus rien dire ; fermant les yeux, il joignit les mains et entama une prière à voix basse pour les défunts des ruines. Au bout d’un moment, la voix de Jehanne se joignit à la sienne. La prière s’éleva plus fermement, et le vent emportaient les paroles.

Quand ils achevèrent, un silence recueilli tomba entre eux, à peine troublé par le souffle qui agitait la végétation. Jehanne ne pleurait plus. Tourse vit la réflexion froncer le visage de la jeune femme. Il devinait son cheminement. L’abbaye des Clarisses avaient été attaquée par l’est ; de semblables ravages avaient dû être commis par la troupe d’armes de Victor de Galefeuille dans la contrée d’où elle venait, en choisissant des cibles plus faciles. Victor s’en était pris à tous ceux qui s’étaient mis sur son chemin, avec plus ou moins de succès. Jehanne poursuivit tout haut sa réflexion :

– Peut-être était-il en colère parce qu’il était frustré de ses victimes… parce qu’il n’a pas pu récupérer Daniel et Amelina ?

Tourse voyait l’espoir que cette pensée suscitait, mais de son côté il estimait que rien n’était moins sûr. Victor aurait pu agir ainsi précisément après avoir liquidé de sa main les derniers obstacles à sa légitimité. Pour finir d’asseoir son pouvoir : de manière punitive envers ceux qui avaient aidé ses ennemis, ou encore par volonté de conquête. Vivian avait été, par son mariage avec Jehanne, comte de Beljour aussi bien que duc d’Autremont, et Victor pouvait revendiquer les mêmes titres. Mais Jehanne était en vie et pouvait faire basculer tout l’échiquier. Elle était un péril pour Victor – ou bien une aubaine, songea Tourse tout à coup, car s’il pouvait obtenir sa main, plus rien ne saurait le faire tomber du trône ducal où il s’était assis. La vulnérabilité de sa maîtresse le frappa de manière plus évidente. Dire qu’il avait failli la tuer lui-même ! Pourvu, souhaita-t-il avec ardeur, qu’elle trouve à Beljour les alliés qu’elle espérait !

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