L'attaque - 5

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La marche du groupe des pèlerins s’était faite plus grave depuis l’attaque des malandrins. La peur alourdissait leurs pas et leurs chants n’osaient plus s’élever. Les deux enfants ne s’égaillaient plus aux alentours pendant les pauses mais demeuraient collés aux adultes, murés dans le silence. Louis était d’ordinaire celui qui portait le groupe et affichait le plus de jovialité pour entraîner ses compagnons ; mais ce jour-là, l’effort lui coûta trop et brisa son masque. Alors qu’ils n’étaient repartis après la repue du midi que depuis moins d’une heure, il s’arrêta tout net en grognant :

– Gaétan…

L’interpellé s’alarma immédiatement et vint lui prêter son bras : Louis s’y appuya si bien qu’il faillit déséquilibrer son frère. Le groupe s’aperçut bientôt du malaise ; Louis fut assis au bord du chemin à l’ombre d’un arbre, confus dans sa détresse d’être le centre des inquiétudes.

– Je n’ai besoin que d’un moment, assura-t-il.

– Cesse de faire le brave, rétorqua Gaétan. Ta tête te fait souffrir ?

– Un peu, admit le blessé.

– Tiens, bois, fit Bérengère en lui tendant sa gourde d’eau.

Tandis que le jeune homme se désaltérait, elle affirma vouloir prendre un peu le soleil, mais entraîna Gaétan avec elle en lui glissant :

– J’ai un mot à te dire.

***

Daniel les considéra s’éloigner en palabrant à voix basse non sans inquiétude ; mais l’état de Louis le préoccupait davantage. Il était pratiquement seul avec lui, les deux enfants s’étant arrêtés à quelques mètres pour examiner quelque mystérieuse trouvaille dans l’herbe.

– As-tu des vertiges ?

Louis acquiesça.

– Il me semble que le ciel et la terre dansent main dans la main.

– Permets-moi.

L’image de Sara n’avait jamais tout à fait quitté l’esprit de Daniel ; mais il la rappela plus vivement et la visualisa comme le premier jour où il l’avait rencontrée, lui pauvre âme en proie aux réminiscences de la maladie de son enfance, elle apparue au milieu de sa détresse comme quelque être magique. Il posa avec douceur ses mains sur le crâne de son compagnon, comme elle l’avait fait. « Sara, pourvu que tu sois encore en vie ! »

***

– Gaétan, tu ne dormais pas vraiment hier soir, n’est-ce pas ? Tu as entendu notre conversation ?

– Pour l’essentiel. J’ai vraiment cru un instant que tu allais planter celui qui vous a sauvé la vie, à ton fils et toi.

Bérengère se renfrogna.

– Il a sauvé sa vie avec la nôtre. Tu ne l’as pas vu faire, Gaétan ! Il a tué cet homme d’un seul mouvement !

– Crois-moi, je me rends bien compte de l’exploit. Je n’aurais pas cru qu’il soit si difficile d’abattre un homme – mais pas si l’on sait si prendre, apparemment.

– Qu’il sache si bien s’y prendre ne t’effraie pas ?

– Il n’a fait que se défendre, il ne s’en est jamais pris à nous – pourquoi s’y mettrait-il tout à coup ? N’a-t-il pas bien justifié son art de la guerre ?

– Tu crois à son histoire ?

– Il me semble difficile d’inventer une histoire aussi abracadabrantesque. Daniel est un bon compagnon, quoiqu’il ait des manières un peu étranges. Il a gardé son passé secret, c’était son droit, mais je ne le crois pas malhonnête.

Bérengère hocha la tête. A l’étonnement de Gaétan, ses paroles lancées sans vraiment de réflexion paraissaient la satisfaire au-delà de ses espérances.

– Était-ce là tout ce que tu voulais entendre, Bérengère ?

– Sans doute. J’aurais été fâchée d’épouser un indigne.

Gaétan en avala sa salive de travers.

– Diable, hoqueta-t-il, tu n’es pas femme à faire les choses à moitié, Bérengère ! Tu semblais prête à le poignarder hier soir et voilà que tu veux le mener à l’autel !

La marchande haussa les épaules : il lui semblait inutile de détailler une logique qu’elle trouvait parfaitement cohérente.

– Ton frère semble mieux, remarqua-t-elle en reportant son attention vers les deux hommes assis.

Gaétan s’éclaira.

– Je gage que ton fiancé n’y est pas pour rien. Ces mains-là ne sont pas douées que pour donner la mort.

– Ses mains sont certainement douées à beaucoup de choses.

***

Daniel ne vit rien venir lorsque Bérengère vint lui demander, le visage impavide, ce qu’il comptait faire une fois les hommages rendus à l’archange. Il faut dire que Bérengère avait gardé la distance avec lui depuis l’attaque et qu’il n’était pas loin de croire avoir tout à fait perdu son affection. Hésitant, il avoua :

– Je n’y ai pas beaucoup songé. Le chemin me paraît si long que je peine à imaginer sa fin. Sans doute retournerai-je dans le village d’où je suis parti.

– Pour y redevenir paysan ? Tu es chevalier, tu peux avoir mieux.

– J’ai laissé cette vie derrière moi et la condition de paysan ne me paraît pas indigne. Ma mère…

– Ce n’est pas ce que je veux dire, interrompit la marchande. Tu es d’un noble statut, quant à moi je suis riche et éduquée : nous ne nous accordons pas si mal. Je vais retourner à la capitale après le pèlerinage et y reprendre mon commerce : accompagne-moi, tu peux retrouver une vie confortable, les livres que tu aimes tant, tu pourras bâtir ta vie comme il te convient. Nous avons assez joué ensemble sous les couvertures, nous pouvons unir nos vies et fonder une nouvelle famille.

Bérengère attendit patiemment que son interlocuteur ait fini de rougir et de se pincer le lobe de son oreille – un tic qui lui était familier lorsqu’il était pris au dépourvu.

– Je suis très honoré, Bérengère, dit-il enfin, non sans un embarras qui n’échappa pas à l’interpellée. Attends-tu de moi que je t’assiste dans ton commerce ? Je crains de faire un piètre marchand – je n’ai pas autant d’aisance avec les chiffres qu’avec les lettres.

– Aucune importance, je gère les affaires moi-même. Puisque tu sais lire et écrire, peut-être te demanderai-je parfois ton aide pour mes archives, mais cela n’ira pas plus loin. Je ne te demande que de partager mon lit, ma vie, de m’aider à éduquer Léon en même temps qu’Amelina. Ils seraient en quelque sorte frère et sœur.

L’argument porta. Daniel savait que les deux enfants s’entendaient bien. Amelina ne serait plus seule – et lui non plus. Bérengère était une femme de bien, sagace et de grand cœur, qui connaissait son passé et l’acceptait. La vie qu’elle lui promettait était douce et il n’avait pas d’autre engagement. Pourquoi hésitait-il ? Le bonheur était là sans doute, il n’avait qu’à tendre la main : un amour simple, légitime, paisible, loin de ses anciennes passions déchirantes et de toute façon disparues à jamais.

– Je serai heureux d’être ton mari, Bérengère.

***

Cette nuit-là, pour la première fois depuis un temps qui avait paru fort long à Daniel, Bérengère se coula contre lui et ils reprirent leur doux commerce. Cependant, elle ne s’arrêta pas à leurs jeux habituels : à l’étonnement de son fiancé, elle l’allongea sur le dos et le chevaucha. Elle ne redoutait plus le péché ni la grossesse, puisque cet homme lui appartenait désormais. Daniel laissa échapper un léger cri de surprise et de plaisir : il avait presque oublié cette sensation, la douceur moite et chaude qui l’enserrait comme un fourreau musculeux. Sans se soucier de ceux qui dormaient ou prétendaient dormir non loin d’eux, Bérengère mena leur plaisir jusqu’à son terme. Puis elle s’étendit comme son amant, tout étourdi de la faveur. Daniel eut encore le temps de surprendre un chuchotis et un gloussement entre les deux frères Amiel, mais il ne s’en soucia pas et s’endormit dans la chaleur de sa compagne, plein d’une félicité confiante qu’il n’avait pas ressentie depuis longtemps.

***

Les jours rallongeaient et le temps se faisait plus clément ; la marche paraissait de plus en plus facile. C’était sous un grand soleil que les voyageurs étaient parvenus à cette petite ville pour y visiter la basilique, d’une taille impressionnante en comparaison de la cité qui l’hébergeait. Ils s’y étaient agenouillés devant un fragment d’os de Saint Gilles, à peine visible dans une chasse de vermeil lamée d’argent. Ils n’y étaient point seuls : à mesure qu’ils approchaient de leur but, les pèlerins se faisaient de plus en plus nombreux : les chemins montais commençaient à converger. Devant le parvis, ils s’offrirent quelques verres de cidre d’un vendeur à la sauvette en admirant les jeux d’adresse de quelques jongleurs qui, eux aussi, profitaient de l’affluence. Les acrobates saluèrent et vinrent quêter la générosité de leurs spectateurs ; puis une jeune femme munie d’une viole commença à chanter. Quelque chose dans sa voix interpella Daniel. Elle chantait un lai d’amour avec une affliction qui ne semblait pas que jouée et venait remuer quelque chose profondément dans sa poitrine, quelque chose qu’il croyait mort.

Or vus dirai de la meschine !
Puis que sun ami ot perdu,
unkes si dolente ne fu.
De lez lui se culche e estent,
entre ses braz l’estreint e prent,
suvent li baise e uiz e buche.
Li duels de lui al quer la tuche.
Ilec murut la dameisele,
ki tant ert pruz e sage e bele.

Daniel s’approcha jusqu’à bien distinguer la ménestrelle. C’était une jeune femme à la peau brune et la chevelure léonine ; de longs cils noirs ourlaient un regard non moins sombre. Il sentit la poigne ténue de sa nièce lui serrer le bas de l’habit et baissa les yeux vers elle. Amelina l’avait vu subjugué par la musicienne et s’en étonnait.

– Tu la c… connais ?

Daniel fit un signe de dénégation.

– J’aime juste son chant.

Il n’était pas bien riche mais ne résista pas à l’impulsion, quand le lai fut fini, de lui jeter quelques sols. Elle leva les yeux vers lui pour articuler son remerciement et leurs regards s’accrochèrent quelques secondes. Daniel se troubla et se détourna vivement pour rejoindre ses compagnons.

– Eh bien, cette jolie trouvère t’a fait de l’effet, mon ami ! glissa Gaétan. Tu as de la chance que l’attention de Bérengère soit occupée ailleurs !

Daniel secoua la tête ; ce n’était pas le désir qui l’avait attiré vers cette femme, mais comme il ne savait quoi d’autre, il renonça à s’expliquer.

Une heure plus tard, le petit groupe était reparti et leur route ne croisa plus celle de la ménestrelle.

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