Le Mont - 1

7 minutes de lecture

Ils marchaient depuis si longtemps que Daniel n’y crut pas quand Gaétan déclara qu’ils verraient le Mont Saint-Michel le lendemain.

Ils avaient troqué la solitude tranquille du voyage contre la foule des pèlerins qui mêlaient leurs pas aux leurs : les logements étaient bondés, sur les routes la cohorte des marcheurs faisait un long ruban presque continu. Les chants, les clochettes, le chahut des enfants emplissaient l’air d’un bourdonnement constant qui s’entendait à plusieurs lieues.

Un peu étourdi par ce grouillement de présences dont il avait perdu l’habitude, Daniel ne pensa à relever la tête que lorsqu’il perçut un ralentissement dans le flux des marcheurs et que des exclamations s’élevèrent. Il ne comprit pas tout d’abord, tant lui semblait miraculeux cet édifice suspendu, estompé par les brumes nimbées de soleil. Puis il réalisa que l’étendue opaque en dessous de lui et qu’il avait confondu avec le ciel était de l’eau. De l’eau jusqu’à l’horizon. Daniel avait entendu parler de la mer, mais c’était la première fois qu’il la voyait. Aucun doute : c’était le palais céleste de son rêve.

– Dan’ ! Je v… veux voir !

L’interpellé s’arracha à son émerveillement et baissa les yeux sur la fillette courroucée qui tirait son vêtement. L’attrapant par les aisselles, il s’accroupit pour la jucher sur ses épaules et se redressa non sans effort.

– Tu es devenue lourde, petit marcassin !

Amelina ignora la remarque et s’agrippa à sa tête en portant son regard vers l’horizon.

– C’est là qu… qu’on va ?

– Oui, c’est le Mont.

Les voiles qui entouraient l’île se dissipaient peu à peu et sa nature de forteresse devenait plus évidente à chaque pas. Une couronne de remparts ceignait l’ensemble de bâtiments qui semblaient s’escalader les uns sur les autres pour s’achever dans la flèche triomphante de la basilique. En la regardant on se sentait soi-même porté vers le ciel.

– La marée est haute, remarqua Louis. Il va falloir attendre pour traverser la baie.

***

Ils étaient des centaines, des milliers peut-être, assis sur la bande de terre à peu près sèche, à attendre que les eaux daignassent leur libérer passage. L’excitation avait fait place à l’ennui, les conversations bourdonnaient sans éclat, on mangeait, on chantait un peu, le temps s’étirait. Le jour déclinait lentement et certains s’inquiétaient de pouvoir traverser avant l’obscurité.

Des îlots de vase commencèrent à émerger de la surface aqueuse. Au bout de peut-être deux heures de plus, sans que chacun vit bien qui était le guide et où avait démarré le mouvement, des groupes commencèrent à se lever. La foule se ranima. Il y eut encore de longues minutes avant que Daniel et ses compagnons puissent prendre place dans la colonne qui tâchait de se former : le chemin de la sûreté n’était point large et il ne fallait pas s’en écarter, sous peine de s’enfoncer dans des fondrières et d’y rester piégé. Le soleil couchant baignait le ciel et la mer d’une teinte mauve. Les pèlerins allaient pieds nus, portés par leurs chants vers la forteresse qui croissait lentement à leurs yeux. Les plus petits enfants – à l’instar d’Amelina – étaient juchés sur les épaules des adultes : les pieds de ceux-ci s’enfonçaient profondément dans la vase tiède et gluante ; ils furent bientôt souillés jusqu’en haut des chausses.

– La purification par l’eau, à ce qu’il paraît… je ne m’y ferai jamais, grinça Gaétan.

L’île s’obscurcissait à mesure que le soleil se couchait derrière elle ; bientôt ils furent engloutis par son ombre, guidés seulement par la torche du guide et les feux de la première porte.

Celle-ci fut enfin franchie : ils foulaient de nouveau un sol solide et Daniel avait pu reposer Amelina. Une étrange apathie l’envahissait.

Ils étaient arrivés.

***

Aussi céleste l’île avait-elle pu leur sembler de loin, elle était bien de terre et de pierre, surtout de pierre : un escalier sans fin, serpentant entre les ruelles étroites, acheva les forces des marcheurs ; c’est fourbus et transis qu’ils pénétrèrent enfin dans l’abbaye. On leur donna de quoi ôter la boue de la baie de leurs pieds avant qu’ils puissent s’agenouiller devant les reliques. Ils furent emmenés par petits groupes à la salle d’exposition ; quand ce fut le tour de Daniel, il comprit pourquoi : elle était étonnamment petite pour un édifice de cette taille, une simple chapelle où étaient alignés les reliquaires sur une corniche en hauteur. Ils purent aussi admirer, en autres pièces d’orfèvreries, la statue lamée d’or de saint Michel, construite grâce au don du roi Philippe venu se recueillir au Mont l’année précédente. Le souvenir du roi était vif en Daniel, bien qu’il ne l’eût pas revu depuis des années : en contemplant l’archange d’or, il se remémora le visage beau et dur du souverain, ses paroles cruelles, sa vaillance inédite dans la bataille. Qui pourrait croire aujourd’hui que lui, Daniel, pauvre pèlerin parmi tant d’autres assis à même le sol de l’aumônerie, s’était battu aux côtés d’un roi ?

Il était si sûr de son anonymat qu’il ne se méfia pas d’abord lorsque trois hommes d’armes pénétrèrent dans l’aumônerie où ils reprenaient des forces, escortés d’un moine qui fronçait les sourcils, désapprouvant manifestement leur présence ou leur mission. Ce fut Gaétan qui attira l’attention de ses compagnons sur ces intrus, qui interrogeaient un par un les pèlerins et vérifiaient leur identité.

– Ce sont des soldats, s’étonna Louis. Pas des religieux. Au nom de quoi vérifient-ils nos lettres de créance ?

– Ils cherchent quelqu’un, supposa Gaétan.

Il y avait si longtemps que Daniel et Amelina avait échappé à leurs poursuivants que le chevalier ne pouvait croire qu’ils fussent là pour eux. Pourtant la vieille angoisse revint poindre insidieusement dans sa poitrine. D’instinct, il chercha sa nièce et la trouva à quelques pas de là avec Léon et quelques autres enfants avec lesquels ils s’étaient acoquinés ; quelque part, le fait qu’on ne les trouve pas ensemble le rassura. Les hommes d’armes effectuaient leur besogne rapidement et sans mot inutile, sans agressivité non plus. A mesure que leur tâche les rapprochait d’eux, Bérengère constata la nervosité de Daniel. Elle coula un bref regard vers son visage. Son anxiété n’était pas évidente, mais se devinait à l’intensité de son regard, à la façon dont ses narines s’élargissaient et ses lèvres se pinçaient légèrement. Puis Daniel tressaillit : les soldats étaient suffisamment près à présent pour qu’il puisse distinguer leurs armes, et sur l’une d’elle, discrètement gravé mais point assez pour sa vigilance, il avait reconnu le chevron des Autremont. Bérengère le vit changer de visage et plonger la main sous sa cape, où elle le devina serrer la garde de l’épée acquise auprès du malandrin qu’il avait tué. Sa peur était maintenant si lisible qu’elle comprit tout.

– Du calme, souffla-t-elle. Tu vas te trahir avant même qu’ils ne t’aient vu. Laisse-moi faire.

Avant que Daniel ait trouvé quoi répondre, l’un des soldats était déjà sur eux. Il était encore adolescent et son visage juvénile était si fin que, n’eût été la cotte d’armes qui le revêtait, on eût pu le prendre pour une jeune fille. Son regard s’arrêta sur Daniel et sur ses cheveux roux, mais avant même qu’il eût pu poser sa sempiternelle exigence, Bérengère lui tendit sa lettre de créance.

– Pour moi et mon mari, précisa-t-elle.

Elle ne prit pas la peine de désigner son compagnon, comme si la chose était évidente. Avec concentration, l’adolescent déchiffra les deux noms inscrits : celui de Bérengère et de Hugolin, son époux défunt. Il hocha la tête et remercia d’une voix dont on sentait qu’il forçait la tonalité grave. Puis il se détourna et les frères Amiel tendirent à leur tour leur lettre. Louis glissa un bref regard vers Daniel et Bérengère : la ruse de la marchande ne lui avait pas échappé, non plus qu’à Gaétan. Quand le soldat fut loin, il quêta l’attention de son frère et le vit garder un air impavide.

– Tu as l’air d’en savoir plus sur notre compagnon que tu as voulu partager, chuchota-t-il. C’est donc lui que ces hommes cherchent ?

– Je ne sais pas, Louis, mais il semble le penser. Nous en parlerons plus tard.

***

Le danger était passé, mais la peur avait de nouveau planté solidement ses griffes dans le cœur de Daniel. Après si longtemps, Victor le poursuivait donc encore ! Il ne pouvait avoir de doute, bien qu’il ne connût aucun des trois soldats en mission. Bien après que les soldats eussent quitté l’aumônerie, il resta agité et nerveux. Bérengère posa un bras apaisant sur celui de son compagnon.

– Nous quitterons bientôt le Mont ; Paris est une grande ville où tu disparaîtras parmi la multitude. Tu prendras mon nom et mon état et personne ne se doutera de ton passé. Tu n’as plus de crainte à avoir désormais.

Daniel en doutait pourtant ; il lui semblait bien que Victor les traqueraient jusqu’à la mort et qu’il entraînait des innocents dans son péril. La marchande devina-t-elle ses pensées ? Elle força Daniel à se tourner vers elle :

– Nos vies sont unies maintenant, quoiqu’il en coûte. Ne sous-estime pas ma puissance : je suis plus riche que je le parais et j’ai beaucoup de relations. La capitale appartient aux marchands plus encore qu’au roi lui-même. Personne en ma demeure ne te fera du mal.

Sous son regard ardent, Daniel se rappela que les femmes étaient beaucoup plus fortes qu’on ne le soupçonnait généralement. Il lui sourit et leurs mains se pressèrent plus étroitement.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire MehdiEval ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0