La fin de la chasse - 5
La journée avait été belle mais le gibier avait éludé Victor. Même les renards avaient échappé à ses chiens ; les chasseurs ne ramenaient que quelques lièvres. Le duc était cependant repu de grand air et d’exercice et se sentait bien. Le soleil avait commencé à descendre vers l’horizon et l’obscurité à épaissir les frondaisons, mais l’air était encore chaud et sec. Victor songea au cidre frais qui les attendait au château et crut en sentir le délice dans sa gorge. Il engagea un petit trot pressé à travers le bois, suivi de sa petite troupe de chasseurs.
– Pauvres chiens, vous allez les épuiser, fit remarquer Eric. Ils ont couru toute la journée après le vent.
– Ça leur apprendra à faire mieux leur travail, répliqua Victor.
La journée était vraiment idéale, l’air embaumait de parfums comme ce jour où il s’était débarrassé de Daniel. Maintenant que le sorcier n’avait plus d’emprise sur lui, il pouvait pleinement profiter de son titre durement acquis. Alors que le chemin des chasseurs montait un petit tumulus, le château se dessina à travers une trouée dans les arbres. Victor le regarda avec orgueil : son château, la demeure dérobée à ses aïeule, revenue à sa lignée. Pris d’une impatiente allégresse, Victor accéléra encore sa monture sur le sentier forestier.
A cet instant, le son d’une cloche se fit entendre. Les cavaliers, emportés par leur course, ne réagirent pas immédiatement. Puis Eric fit :
– N’est-pas la cloche de la chapelle du château ?
Victor fronça les sourcils.
– A cette heure ?
La volée éclatante ne s’interrompait pas. Ce n’était point là un appel à l’office.
– C’est une alerte ! s’écria Eric. Messire, prenez garde. Il y a peut-être des maraudeurs.
Préoccupé, le duc ne répondit pas, mais ralentit sa monture ; les autres cavaliers calquèrent son pas. Ils regardèrent autour d’eux : le bois qu’ils parcouraient un instant plus tôt comme s’ils en étaient les maîtres paraissait soudain plein de traîtreuses menaces.
– Laissez-moi partir en éclaireur, messire, dit encore Eric. Ne vous exposez pas tant que nous ne connaissons pas la nature du danger.
– Soit, mais sois prudent et donne de la corne si tu es toi-même en difficulté.
L’écuyer parti, les cavaliers patientèrent dans le silence. Victor se sentait inquiet et maussade : sa belle humeur s’était envolée. Mais sans doute n’était-ce rien, se rassura-t-il, et il pourrait bientôt oublier ce léger tracas devant un beau jambon et un verre d’hydromel.
Le bruit d’une galopade se fit entendre et Eric réapparut. Une expression affolée déformait son visage angélique.
– Le pont-levis est levé, cria-t-il. Le château est attaqué !
Le choc laissa Victor coi un instant. Puis le déni lui rendit la voix :
– Mordiable, c’est impossible ! Tu te moques de moi !
– Messire, je vous assure…
Il s’interrompit brutalement et regarda derrière lui. Une rumeur s’éleva, de plus en plus distincte : elle ne pouvait se confondre avec rien d’autre qu’une cavalcade. Eric devint d’une pâleur de craie.
– Imbécile d’écuyer, tu as été vu !
Sur le chemin, le premier cavalier apparut. Il n’était pas seul, mais Victor n’attendit pas de mesurer leur nombre : il ne voulait pas se battre ici. Il fit faire volte-face à son cheval, escomptant, à juste titre, que ses suivants l’imitâssent. Alors qu’ils galopaient le long du chemin qu’ils avaient fait plus tôt en sens inverse, pleins de la joie et de l’insouciance de la chasse, ils entendirent derrière eux la longue plainte d’une corne. Leur poursuivant appelait à la rescousse.
– Damnation, fit Victor entre les dents.
Le souvenir d’une poursuite similaire surgit dans son esprit. Mais il était alors le traqueur, non le traqué : il voyait encore les deux chevaux fuyant devant le sien, la tache claire des cheveux de Vivian sur l’un, et sur l’autre, la menue silhouette de Jehanne qui soudain se retournait sur sa monture en pleine course pour leur faire face et bander son arc…
Sa peur s’approfondit soudain d’une nouvelle dimension. « Elle t’a explicitement menacé. Elle connaît le château et ses faiblesses. » « Bah, Edouard, tu es trop craintif ! »
Fol que je suis, songea-t-il. Le Ciel me protège.
***
La porte de la chambre où se tenait Jehanne fut brusquement ouverte et les cavaliers triomphants firent irruption dans la pièce. Victor fut jeté aux pieds de la comtesse. Il était entravé, mais indemne. Il n’avait pas été besoin d’une seule passe d’armes. Les poursuivants avaient sans peine rattrapé les montures éreintées des chasseurs et leur supériorité numérique était telle que toute résistance aurait été risible.
Il y eut un silence suspendu dans la pièce : tous les présents prirent conscience de l’importance du moment. Parmi les lieutenants et gardes se trouvaient là Claude Beauregard et Faustine. La garde du corps sentait un frisson de victoire électriser ses membres. Victor était vaincu, Victor était à la merci de Jehanne et allait payer pour ses crimes ; tous ses espoirs et ses efforts trouvaient leur consécration. Elle avait bien fait de suivre la Dame à l’Epervier. Elle adressa muettement une prière à ses disparus en espérant qu’ils se repaissaient eux aussi du spectacle. La voix de Jehanne s’éleva :
– Victor.
Le nom vibra dans la pièce, empli de venin. L’interpellé leva les yeux. Il était à genoux et les mains liées devant lui, mais son expression furieuse était loin d’afficher la même défaite que sa posture.
– J’aurais dû te briser auparavant, Jehanne. J’en avais les moyens. J’aurais dû ravager ton pitoyable comté jusqu’à ce que tu me cèdes !
Jehanne eut un mouvement, mais Faustine intervint avec un rictus :
– Le chien aboie quand il ne peut plus mordre.
Sans prendre garde à elle, Victor poursuivit sans quitter Jehanne des yeux :
– Comment oses-tu ? Autremont est à moi ! J’ai été nommé par le roi, et le duché appartient à ma lignée ! Comment oses-tu tout détruire à présent ? J’ai attendu toute une vie !
Jehanne s’avança d’un pas. Un couteau brillait dans sa main, apparue d’on ne sait où. Victor eut un bref mouvement de recul mais s’obligea à l’immobilité ; il ne put empêcher ses yeux de s’agrandir de frayeur lorsqu’elle s’agenouilla à son niveau et brandit la petite lame à proximité de son visage. Froidement, comme si les paroles de Victor n’avait été qu’un bruit de vent, elle articula seulement :
– Où est Daniel ?
Une sueur visible humecta le front de Victor.
– C’est pour lui que tu es venue, dit-il d’une voix réduite par la constriction. Tout ça pour lui. Il t’a ensorcelée, toi aussi.
– Où ? Je n’ai plus de patience, Victor.
Dans la pâleur du visage, le regard de Victor se ranima d’une étincelle de défi, presque de triomphe.
– Je peux te mener à lui.
– Pas de jeu. Dis-moi où il est.
– Dans la crypte.
– Dans la crypte ?
– Tu n’as qu’à vérifier toi-même.
Jehanne se leva. Son expression froide se fendillait quelque peu.
– Avons-nous le contrôle de la crypte, Claude ?
– Oui, dame, nous possédons toute la chapelle. Cependant il faut traverser toute la cour et certains défenseurs sont encore en position de…
– Je sais cela. Allons.
– Vous n’avez pas besoin de vous exposer, ma dame, reprit précipitamment Beauregard. Nous pouvons y aller pour vous et ramener qui nous y trouverons.
Jehanne ignora la proposition.
– Escorte de dix hommes avec boucliers en formation défensive. Victor vient avec nous. Cela donnera peut-être à réfléchir aux arbalétriers qui seraient tentés de nous tirer dessus depuis leur position.
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