La fin de la chasse - 6
Alain s’éveilla en sursaut quand il entendit des pas dans l’escalier de la crypte. Il ne se souvenait pas s’être endormi : la pierre froide lui râpait la joue. Une lueur se réfléta sur le mur qui lui faisait face, qui s’intensifiait de seconde en seconde : une torche en approche. Un élan de panique parcourut l’adolescent ; d’instinct, il courut à quatre pattes à l’abri des regards pour se réfugier tout au fond de la crypte vers le plus ancien sarcophage. Il s’accroupit derrière le massif bloc de pierre et tâcha de se confondre avec lui. Derrière lui la lumière prenait maintenant tout l’espace disponible, projetant de grandes ombres sur les murs et la voûte. Une voix féminine, tendue comme un fil prêt à se rompre, claqua dans l’espace.
– Je ne vois personne, Victor. Si c’est un piège, tu seras le premier à mourir, sois-en sûr.
– Tu es trop impatiente. Il est là. Tu n’as qu’à ouvrir.
Un silence choqué suivit ces paroles. La voix de la dame retentit de nouveau, mais elle avait perdu toute consistance.
– Là ? Dans le…
– Avec son père, rien de moins. Tu vois que je l’ai traité avec honneur. Peut-être ai-je été un peu hâtif… Il est possible qu’il respirait encore lorsqu’il a été enseveli, mais bah, ça n’a dû être l’affaire que de quelques heures ou quelques jours.
Une rumeur de colère remplaça la stupeur. Alain osa couler un regard de derrière sa cachette. Une dizaine de personnes en arme étaient présentes, environnant une femme aux longs cheveux noués en tresse, vêtue d’une broigne. La flamme des torches vacillait dans ses yeux immenses. Elle considérait un homme aux mains liées devant lui – le duc Victor. L’expression du prisonnier était tordue d’une joie vengeresse. Les soldats qui entouraient la dame soufflaient des imprécations à Victor, sans élever beaucoup la voix, de peur peut-être de couvrir celle de leur souveraine ; mais celle-ci gardait le silence et une immobilité de pierre. Finalement, elle dit simplement, comme une brève sentence :
– Tu prendras sa place.
Elle fit un geste vers ses soldats :
– Ouvrez.
Le seul mot était assez clair : les interpellés vinrent entourer le sarcophage pour tâcher d’en soulever le couvercle. Pendant l’opération, alors que tout le monde avait les yeux fixés sur le sarcophage, Alain vit le duc accroupi porter les mains à sa chaussure ; quand il les releva, le métal vint accrocher un éclat de flamme. Le garçon crut qu’il allait attaquer la dame, mais au lieu de cela, Victor éleva le couteau vers lui dans une intention évidente de s’en frapper lui-même ; Alain faillit pousser un cri d’alerte. Le duc eut une hésitation d’une fraction de seconde, et cela suffit pour qu’un homme surgissant derrière lui lui saisisse le poignet et s’empare de l’arme. Le duc se retourna et émit un cri d’outrage.
– Edouard ! Toi ! Comment oses-tu me faire cela ? Veux-tu la laisser me mettre en tombe ?
– Ne commets pas un tel péché, Victor, répliqua le chancelier.
Il achevait sa phrase alors qu’il était saisi par deux hommes de Beljour qui le suivaient ; ceux-ci lui confisquèrent le couteau. Il ne leur résista pas et se tint immobile sous leur emprise, son visage sans expression fixé sur la comtesse.
– Pardonnez-nous, ma dame Jehanne, dit l’un de ses geôliers. Il affirmait vouloir se rendre et demandait à vous parler de toute urgence.
– Je suis venu vous demander merci, dame, pour sire Victor et la mesnie de ce château.
La dame le fit taire d’un geste impatient de la main. L’un de ses suivants, un homme aux cheveux blancs, haut lieutenant à en juger par son armure, gronda à l’adresse de ses hommes :
– Fouillez de nouveau Victor. Vous avez mal fait votre travail. Assurez-vous qu’il reste immobile désormais et ne relâchez plus votre surveillance.
Le couvercle venait d’être soulevé de son socle et les soldats le déposèrent avec un peu de hâte au sol, écornant l’un des coins dont les éclats de pierre ricochèrent sur le sol dur. Jehanne vint s’agripper au rebord du sarcophage. Son visage n’était plus visible à Alain mais il croyait deviner sa détresse. Elle doit contempler le cadavre d’un homme qu’elle estime grandement et peut-être qu’elle aime, songeait-il. Bien sûr, il n’ignorait pas davantage que le reste de la garnison d’Autrement l’hostilité belliciste entre l’ancienne duchesse et le nouveau duc. Quoiqu’en dise Victor, dame Jehanne avait dû assiéger le château en priorité pour se débarrasser d’un ennemi et retrouver son ancien pouvoir ; mais peut-être espérait-elle sauver son ancien chevalier. « Au moins a-t-elle sa dépouille pour le pleurer et faire son deuil. » Maintenant, le chevalier allait être déplacé dans une sépulture plus digne et sa mémoire serait honorée. « Tout ce que mon père n’a pas eu. »
La dame se retourna et envisagea de nouveau son prisonnier.
– Il n’y a que le cerceuil du duc Henri. Te moques-tu de moi, Victor ? Où est-il ?
Une stupéfaction impossible à feindre se peignit sur le visage du duc. Il se redressa si vivement que les hommes qui l’entouraient n’eurent pas le temps de l’en empêcher, mais ils furent de nouveau sur lui presque aussitôt ; cependant Victor avait eu le temps de jeter un regard vers l’intérieur du sarcophage.
– C’est… c’est impossible.
Les hommes le faisaient reculer loin de leur dame et il se laissait entraîner comme une poupée sans volonté. Son visage était devenu d’une blancheur de cire et la moitié de son visage était parcourue de tics, tandis que l’autre semblait paralysée.
– Victor, cria Edouard, calme-toi, pour l’amour du Ciel. Victor !
Le duc ne sembla rien entendre. Son regard s’était fait halluciné. Alain partageait sa terreur et son cœur cognait si fort qu’il craignait qu’on l’entende. Comment le chevalier avait-il pu s’échapper de sa tombe ?
– Sorcellerie… sorcellerie !
Victor eut un mouvement comme pour se débattre, mais il était serré de trop près. Un grondement sourd s’échappa de sa gorge et son corps fut parcouru de soubresauts. Ses jambes soudain lâchèrent et les hommes qui le maintenaient durent supporter tout son poids. Alain réalisa que le duc avait une crise. Ses mouvements se faisaient de plus convulsifs et il devenait difficile de les contenir. L’assemblée était figée devant le spectacle de cet homme qui s’effondrait comme possédé par le diable.
– Dame Jehanne !
C’était de nouveau Edouard. Ses yeux brillaient à la lumière des torches : Alain rêvait-il, ou y voyait-il des larmes ?
– Dame, épargnez cet homme ! Voyez, il est déjà vaincu. Il ne peut plus rien contre vous.
– Quelle est cette comédie ?
– Ce n’en est pas une, je vous assure. Victor souffre de ce mal depuis longtemps déjà. Il accusait sire Daniel d’en être l’origine. Dame, épargnez-le et je vous rendrai votre chevalier.
Les joues de la comtesse se colorèrent.
– Tu sais donc où il est ?
Edouard coula un regard vers Victor, mais celui-ci semblait hors d’état d’entendre quoi que ce soit. Ses yeux roulés dans leurs orbites, ses mouvements se faisaient moins saccadés et il semblait basculer lentement vers l’inconscience.
– Je le sais, reprit Edouard d’une voix plus basse, car c’est moi qui l’ai sorti de cette tombe alors qu’il était encore en vie. Je l’ai fait évacuer en même temps que le père Simon, dissimulé dans sa litière.
Le cœur d’Alain se mit à battre plus vite, comme celui, à n’en point douter, de la dame. Le chevalier vivant ! Et par la volonté d’un homme, sans l’intervention d’une force démoniaque.
– Allons, parle maintenant, dit la comtesse avec précipitation. Où est-il ?
Son visage était éclairé d’un rayonnement qu’elle ne parvenait pas à dissimuler et ses mains s’agrippaient nerveusement l’une à l’autre. Alain la comprenait : tout à coup, elle espérait. Tout cela ne dût point échapper non plus au chancelier, qui fit une pause avant de répondre comme pour ménager son effet.
– Je ne dirais rien, dame, que vous ne m’ayez juré d’épargner la vie de Victor.
La figure de Jehanne se chiffonna devant l’audace de son captif. Elle avait maintenu un calme apparent et une dignité souveraine jusqu’à présent, mais ses émotions désormais lui échappaient et éclataient dans toute son attitude.
– Impertinent vassal, dit-elle furieuse. Crois-tu que je ne saurais point t’arracher ce que je veux savoir ?
Le visage du chancelier se durcit devant la menace, mais il soutint le regard de son interlocutrice.
– Iriez-vous aussi loin dans le crime, dame ?
– Pourquoi non ? Victor n’a point eu de scrupules à user de torture envers Daniel.
– Envers Daniel ?… Daniel n’a subi aucun tourment, hormis celui de son ensevelissement.
– Dit-il la vérité ? fit Jehanne en se tournant vers une silhouette qu’Alain ne pouvait bien distinguer.
– Jamais tant qu’il fut dans ces geôles, ma dame, répondit une voix féminine.
La comtesse parut se rasséréner. Edouard profita de l’accalmie :
– Pourquoi vouloir m’arracher ce que je suis venu vous livrer de mon plein gré, dame comtesse ? La vie de sire Daniel ne vous importe-t-elle pas davantage que la mort de sire Victor ? En outre, l’endroit où se trouve votre précieux chevalier est gardé et sans moi, vous rencontrerez des résistances. N’avez-vous point assez versé le sang ? Je suis prêt à vous dire ce que vous voulez savoir sans que vous m’y contraignez, je puis aussi commander aux hommes d’Autremont qui vous résistent encore de vous livrer l’entièreté du château. Votre victoire sera complète et vous récupérerez votre précieux chevalier. Je ne demande en échange que la vie d’un seul homme, qui n’est plus en mesure de vous menacer. Est-ce trop demander ?
Le regard de Jehanne glissa vers Victor. Celui-ci était inconscient désormais et gisait dans les bras de ses gardiens qui ne savaient qu’en faire. Elle reporta son attention vers le chancelier.
– Quel jeu joues-tu, Edouard ? Tu rejoins le camp de Victor et deviens son bras droit, mais tu libères à son insu l’homme dont il a décidé la mort. Tu le trahis, puis tu supplies pour sa vie. Quel sens a tout cela ?
– La réponse serait longue et vous ne la comprendriez pas, rétorqua sèchement Edouard. Mais je n’ai pas empêché Victor de commettre un crime pour vous laisser en commettre un autre.
Alain ne pouvait s’empêcher de ressentir de l’admiration pour le chancelier. Il était physiquement assujetti par les soldats de Beljour, maintenu agenouillé devant la dame qui pouvait disposer de sa vie en un instant ; mais il lui parlait comme un égal, négociait avec hauteur, se montrait même insolent, comme s’il avait l’ascendant – et c’était bien près de la vérité. Il était le seul à savoir ce qu’il était advenu du chevalier et Alain commençait seulement à comprendre l’importance que celui-ci avait pour la victorieuse comtesse : par cette seule connaissance, Edouard l’emportait sur sa position de force. Jehanne ne put que l’admettre.
– Soit, je promets d’épargner Victor. Es-tu satisfait ?
– Faites refermer le sarcophage du duc Henri et prêtez serment sur la croix.
Jehanne se raidit devant l’exigence et Alain crut qu’elle allait de nouveau se mettre en colère, mais elle eut un geste d’assentiment vers ses hommes, qui s’emparèrent de nouveau du gisant ; pendant qu’ils le remettaient à sa place, la comtesse fit un pas et étendit le bras pour toucher la croix creusée dans une des colonnes.
– Je jure sur la Croix que j’épargnerai la vie de Victor aussi longtemps qu’il ne menace pas la mienne ou celle de l’un des miens.
Les mots étaient choisis avec soin. Alain se demandait ce que valait un tel serment, qui pouvait être interprété à loisir : à partir de quand considérait-on qu’un individu était une menace ? Mais le chancelier parut s’en satisfaire.
– Le père Simon et sire Daniel sont soignés dans un monastère de l’ordre des Hospitaliers vers le Sud.
– Tu nous montreras sur une carte où il se trouve précisément.
– Je vous accompagnerai. Le monastère est fortifié et défendu, comme je vous l’ai dit, mais en ma présence il ouvrira ses portes sans résistance.
– Soit, vassal, mais n’oublie pas que si tu essaies de me tendre un piège, je n’aurai pas d’hésitation à finir ta vie et celle de ton maître auquel tu tiens tant.
Edouard eut la sagesse de la laisser avoir le dernier mot. La dame commença à gravir les degrés et la petite assemblée la suivit. La lumière décrût jusqu’à disparaître totalement et Alain se retrouva de nouveau dans la pénombre. Il étira ses jambes, emplies de fourmillements après une trop longue immobilité ; quand la sensation désagréable fut passée, il se leva. La journée touchait à sa fin : le soleil bas devait passer en plein à travers le carreau de la chapelle au-dessus, car l’ouverture de l’escalier diffusait une lumière dorée qui venait souligner le profil du gisant d’Henri d’Autremont. Alain vint s’y appuyer. « Et maintenant ? » Le château était passé sous le contrôle de dame Jehanne. Devait-il aller se constituer prisonnier ? Mais il s’était caché en pleine bataille, abandonnant ses compagnons : oserait-il affronter leur regard ? Et le chevalier était vivant. Quelques heures auparavant, Alain avait regretté sa fin, mais maintenant qu’il le savait en vie, le vieux tourment de son vœu inaccompli revenait. Il ne voulait pas se retrouver de nouveau devant Daniel et affronter ce choix impossible. Il voulait vivre délivré du poids de la mort de son père.
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