La fin de la chasse - 7

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Lors de l’assaut, la cavalerie des Beljour n’avait pu approcher le château en passant par Combelierre, la route principale : la ville fortifiée ne l’aurait pas laissée passer et aurait donné l’alerte au château. Elle était donc passée par le chemin du bois : l’étroitesse du chemin avait obligé les cavaliers à avancer en file indienne, dans le plus grand silence possible. Cette approche discrète avait de toute façon rencontré porte close, puisque le châtelet avait résisté et relevé le pont-levis ; dame Jehanne avait rebroussé chemin et pénétré la forteresse par le souterrain qui lui était familier. Sa cavalerie restée en arrière s’était cependant grandement consolée en récupérant toute la gloire de la capture de Victor au retour de sa chasse.

Pour quitter les lieux, la troupe de sauvetage avait emprunté, par souci de discrétion, ce même chemin boisé. Il n’était pas encore l’heure pour Jehanne d’un passage triomphal par Combelierre, bien que désormais sa victoire sur la forteresse soit complète. Elle voulait récupérer Daniel le plus rapidement possible et le mettre en sécurité : alors seulement, elle pourrait envisager les conséquences de la prise d’Autremont, comme se présenter à la population du duché comme la nouvelle souveraine.

Le trajet allait durer plusieurs heures. Le jour déclinait ; ils allaient revenir de nuit, mais peu importait. Jehanne devait bien pourtant réfréner son impatience et occuper son esprit. Alors qu’ils avaient quitté Combelierre et trottaient de façon monotone à travers les champs, Jehanne fut piquée d’une pensée et se tourna vers Edouard.

– Eh bien, Edouard, il me semble que nous avons le temps maintenant pour cette « longue réponse que je ne suis pas capable de comprendre ». Dis-moi maintenant : pourquoi une telle volonté à vouloir sauver Victor ? Tu es bien le seul qui semble tenir si fort à lui. Que t’a-t-il apporté pour s’attacher une telle loyauté ?

– Une raison de vivre.

Il fit du bras un geste large qui englobait les alentours.

– Tout cela, le duché, sa gestion. Ma femme est morte, mes filles sont mariées ou placées ; le duché est devenu ma chair et mon sang. Toutes mes actions sont vouées à son intérêt. Je veux qu’il prospère, que ses habitants ignorent la faim et la guerre. Je ne sais si vous autres, grands seigneurs, vous souciez encore de telles peccadilles telles que le bien commun.

La pique fit mouche, mais Jehanne tempéra sa réaction : il lui paraissait inconcevable qu’Edouard put garder une telle ligne en défendant Victor et elle n’aurait aucun mal à le relever.

– C’était dans l’intérêt du duché de garder Victor à sa tête et de me combattre ?

– C’était dans son intérêt d’éviter une guerre qui l’aurait ravagé en grande partie. Victor était au pouvoir et la stabilité de sa position était la meilleure solution, malgré ses… écarts. Je pouvais les maîtriser, pour la plupart.

Jehanne eut un reniflement moqueur.

– Le maîtriser ! Quelle présomption ! L’as-tu maîtrisé lorsqu’il a attaqué l’abbaye des Clarisses, lorsqu’il a attaqué Beljour, ravagé Outrefime et d’autres villages alentour ? Lorsqu’il a assassiné une famille paysanne et brûlé leur maison à Saint Benoît ? Est-ce ainsi que tu conçois le bien commun ?

Edouard plia sous l’orage, mais ne rompit point.

– Je n’étais pas encore chancelier lorsque Victor a fait la plupart de ces exactions. Il a interrompu depuis ses chevauchées criminelles.

– Mais tu ne l’as point empêché d’ensevelir un homme vivant.

– Je l’ai sauvé ! Je vois que vous en doutez encore, mais bientôt vous le verrez de vos yeux.

Jehanne n’en était pas sûre, en effet. Edouard lui faisait l’effet d’avoir toujours plusieurs coups d’avance et il lui semblait trop simple de trouver au bout du chemin celui qui lui échappait depuis près d’un an. Elle relança :

– As-tu sauvé Daniel par simple compassion chrétienne ?

– M’en croyez-vous démuni ?

– Je crois que tu as toujours plus d’un motif à agir. Tu as trahi Victor, ce faisant, toi qui affirmes lui être loyal. Que comptais-tu faire de Daniel ?

– J’espérais que maintenir Daniel vivant, en otage, vous garderait à distance du duché. Je me suis trompé, mais pas si lourdement, puisque grâce à lui je peux assurer la sauvegarde de Victor. Il se rendra compte en temps voulu que j’ai agi dans son intérêt… comme vous vous rendrez compte qu’il est dans le vôtre d’épargner Victor.

La contre-attaque surprit Jehanne. Edouard profita de la faille :

– Que comptez-vous faire, dame, lorsque vous aurez récupéré votre chevalier, maintenant que le château vous est acquis ? Pensez-vous vous arroger de nouveau le titre de duchesse ?

Edouard l’obligeait à faire face aux questions que Jehanne reculait pour le moment. Elle se sentit obligée de se défendre.

– Je ne m’arrogerai rien. Je n’ai jamais cessé d’être duchesse.

– Bien sûr que si. Votre époux a perdu son titre et ses droits sur Autremont avant de perdre la vie. Les vôtres ont été déchus en même temps. Victor a été nommé duc d’Autremont par le roi.

– Par le roi ! Dites plutôt par les manœuvres de son sbire, Serge, qui a envoyé sa fille à l’autel avec Victor.

– Le roi a ratifié cette nomination, que cela vous plaise ou non. Son verbe a force de loi. Victor occupe légalement le trône ducal. Ce que vous venez de mener est une guerre privée, quand celles-ci sont désormais illégales : le roi Philippe n’apprécie guère qu’on bafoue sa loi. Il n’acceptera jamais…

– Victor a violé cette loi en premier en attaquant Beljour !

– Le roi, reprit Edouard imperturbablement, n’acceptera jamais de reconnaître votre titre de duchesse récupéré par la force. Ce serait un aveu de faiblesse, un encouragement pour les autres nobles à faire comme bon leur semble sans se soucier des décrets royaux. Si vous tuez Victor par-dessus le marché, vous serez considérée comme une meurtrière, ni plus ni moins.

– Mais Victor…

– Les crimes de Victor n’effacent pas les vôtres. En revanche, sa mort effacerait ses crimes.

Alors que Jehanne s’apprêtait à répliquer, Edouard reprit :

– N’oubliez pas que le roi peut refuser de vous confirmer non seulement le titre de duchesse d’Autremont, mais aussi celui de comtesse de Beljour.

Jehanne fut prise de court. Elle ne s’attendait pas à être attaquée de ce côté. Avec véhémence, elle riposta :

– J’ai tous les droits sur Beljour !

– Cela est vrai, mais vous étiez déclarée morte jusqu’à il y a peu. A ce que je sache, le nom de Stéphane de Beljour est toujours inscrit dans les archives royales comme le comte actuel.

– Le roi ne peut refuser de me reconnaître ce titre maintenant qu’il est évident que je suis en vie.

– C’est une cause défendable, en effet. Peut-être devriez-vous concentrer vos forces là-dessus.

Jehanne eut un petit rire nerveux. En jouant sur son attachement à sa terre natale, Edouard avait presque réussi à lui faire regarder l’abandon d’Autremont comme une perte moindre. Elle examina son profil impassible et ressentit un rien d’admiration qui l’irrita.

Reprenant contenance, elle dit :

– Vous êtes très fort, sire Edouard. Vous pourriez presque me convaincre que je suis en difficulté alors que je viens de prendre le château d’Autremont et que je suis en position de force.

Edouard jugea préférable de la laisser avoir le dernier mot. Les évènements allaient bientôt la forcer à reconsidérer sa position, il le savait.

Jehanne commençait à deviner les façons d’Edouard et devina dans ce silence quelque chose qui lui échappait. Elle fronça les sourcils, médita sur leur échange.

Pouvait-elle envisager de laisser Victor vivre ? Le laisser même récupérer son château et son titre, comme si bataille n’avait point été menée ? Elle songea à Faustine, à Florian et à tous ces gens qui l’avait suivie dans l’espoir qu’elle les venge, qu’elle venge leurs proches, leur vie volée en éclats. Aux soldats de Beljour tombés pendant le siège du château pour accomplir sa volonté. Devait-elle les trahir alors qu’elle tenait tout, Victor et Autremont, dans sa main ? Non, Edouard ne pourrait l’en convaincre. Elle décida de laisser retomber la conversation, cependant. Elle n’oubliait pas qu’Edouard la menait vers Daniel contre la promesse d’épargner Victor et qu’il était encore en son pouvoir de faire échouer l’entreprise. Mieux valait le laisser croire qu’elle se laissait affaiblir à ses vues. De plus, sa dialectique était trop efficace : Jehanne avait eu la désagréable impression qu’il avait retourné la conversation à son avantage et n’était pas encline à le laisser aller plus avant.

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