La fin de la chasse - 8
Le monastère des Hospitaliers, au sommet d’un vallon, ressemblait presque autant à une forteresse que le château d’Autremont lui-même. Bien que rien, a priori, ne les menaçât, ses défenses paraissaient parfaitement entretenues. Peut-être la rafle de l’ordre du Temple, qui ressemblait fort au leur, avait-elle soulevé quelques légitimes inquiétudes : les Hospitaliers n’étaient guère moins riches que leurs confrères persécutés. Sans compter que beaucoup d’anciens Templiers étaient venus grossir leurs rangs. Jehanne, en passant avec ses hommes l’enceinte remparée, comprit qu’il eût été difficile, comme l’avait souligné Edouard, d’y entrer par la force. Son cœur se mit à battre d’appréhension. A présent qu’elle était dans les murs, elle pouvait être facilement capturée : si piège il y avait, il allait se refermer maintenant. Mais plus encore que cette menace, Jehanne redoutait la déception. Si tout cela n’était qu’un leurre, Daniel ne se trouverait pas en ces lieux. D’un coup, la comtesse fut persuadée que le chancelier l’avait trompée et crispa la main sur ses armes. Si elle devait tomber maintenant, elle entraînerait avec elle ce maudit beau parleur qui l’avait endormie par ses promesses et avait mené Daniel à sa perte.
Un cri l’arracha à ses pensées meurtrières.
– Dame Jehanne !
Un homme en robe de bure courait à sa rencontre. Encore alerte malgré son âge et comme énergisé par un mélange de joie et de colère qui agitaient sa figure. Les servants s’écartèrent de son passage furieux avec un léger sourire aux lèvres. Il était difficile de croire que la maladie avait abattu cet homme une semaine auparavant.
– Père Simon !
– Ma fille, quelle joie de vous revoir ! Vous n’avez donc pas oublié votre vieux chapelain… ni votre ancien chevalier, je présume.
– Sire Daniel est donc là ?
– Oh, il est là, très certainement, bien que ces bourriques d’Hospitaliers m’aient tout à fait interdit l’accès à sa chambre ou devrais-je dire à sa nouvelle geôle. Ils l’ont fait disparaître dans je ne sais quels tréfonds d’où je ne l’ai plus revu. Beau geste en vérité, ajouta-t-il à l’adresse d’Edouard, de le faire quitter une prison pour une autre !
– L’auriez-vous préféré en sarcophage, mon père ? rétorqua l’interpellé, qui semblait presque s’amuser de l’indignation du prêtre.
– Est-il même encore en vie ?
– Il l’est, comme vous ne manquez pas de le savoir, puisque vous avez interrogé journellement tous les frères et les servants. A moins que vous ne les estimiez tous capables de mentir à la face du Seigneur dans leur propre monastère.
– Et ils semblent tous assez marris de l’avouer en vie. A les entendre, c’est le Diable lui-même qu’on leur a demandé de garder là !
– Sire Edouard, vous avez fait une promesse, rappela Jehanne qui semblait ses nerfs se tendre à l’extrême. Remplissez-la maintenant.
Le chancelier redevint grave et lui fit signe de le suivre à travers le cloître, accompagné d’un Hospitalier qui menait la marche. Faustine et les hommes de Jehanne suivirent de près, vigilants à la moindre alerte. Le père Simon leur emboîta le pas, sans que personne n’essayât de l’écarter. Un somptueux coucher de soleil embrasait le ciel, spectacle perdu pour la petite procession qui s’enfonçait sous les arches. Pénétrant dans une salle qui semblait être dédié au chapitre, le moine qui les guidait fit ensuite jouer une clef dans une porte dans le mur opposé. Jehanne s’attendait encore à quelque dédale, mais l’huis s’ouvrit sur une pièce sans issue et le moine s’effaça pour la laisser entrer. La comtesse bondit avant que sa garde du corps ait pu la retenir.
Un homme était là, étendu sur une paillasse sous une mince meurtrière qui laissait à peine passer la dernière clarté du jour et le réduisait à l’état d’une ombre. Mais en s’approchant, Jehanne n’eut pas de doute, malgré la barbe qui mangeait un visage vieilli mais encore beau de traits. Elle lui toucha la joue : elle était tiède sous son contact. L’homme était vivant. Daniel était vivant.
Il était plongé dans un profond sommeil, comme la dernière fois qu’elle l’avait vu, dans la geôle d’Autremont, sourd à ses appels, comme s’il était resté toutes ses années dans la même inconscience. C’était une terrible pensée. Mais non, pourtant, c’était différent. Il n’était pas couvert de vermine comme alors, il n’était pas aussi malingre. Il semblait avoir été baigné et nourri. Malgré leurs réticences, les Hospitaliers l’avaient bien traité. Sauf pour une chose.
– Pourquoi ne se réveille-t-il pas ? croassa Jehanne qui ne reconnut pas le son de sa propre voix.
– Lorsqu’on garde le Diable, on préfère le maintenir endormi, fit Edouard en coulant un regard vers le moine enfermé dans une expression renfrognée. Mais il était surtout plus facile de s’assurer ainsi qu’il ne s’échapperait pas : le monastère n’a pas de vraie geôle et les moines ne sont pas enclins à jouer les gardiens.
– Quand se réveillera-t-il ?
Edouard se tourna vers le frère, qui répondit d’un ton maussade :
– Dans quelques heures. Nous venions de lui redonner sa potion.
Jehanne s’était douté que Daniel ne serait peut-être pas en état de monter à cheval et avait en conséquence amené une litière attelée. Encore fallait-il l’amener jusque-là.
– Permettez-moi, ma dame, dit Faustine en s’agenouillant à côté de Jehanne.
Celle-ci lui abandonna Daniel et la garde le chargea dans ses bras avec la même facilité que si ce grand chevalier inerte n’avait été qu’une jeune jouvencelle.
Ils rejoignirent les deux hommes laissés à la garde des chevaux dans la cour et Faustine déposa son précieux fardeau dans la civière. Daniel n’avait pas battu un cil. Ce ne fut que lorsqu’ils eurent quitté l’enceinte et que le monastère commença de s’éloigner dans leur dos que Jehanne ressentit le relâchement d’une terrible pression qui écrasait sa poitrine.
– J’ai tenu ma promesse, dame.
Edouard ne compléta pas, mais il était facile de deviner la suite : « à vous maintenant de tenir la vôtre. » Jehanne hocha la tête.
– Tu as tenu parole, reconnut-elle.
La pénombre était épaisse à présent. Personne ne vit les larmes qui coulaient sur son visage.
***
Daniel fut éveillé par un brusque cahot qui ébranla son sommeil. Sa reprise de conscience fut difficile et lente, comme à chaque fois : il battit longuement des paupières, tâchant de lutter contre la torpeur qui ne demandait qu’à l’engluer de nouveau. Un sentiment d’urgence secouait son esprit amolli. Quelque chose était différent. Il n’était plus allongé dans la cellule qui lui était familière. On le déplaçait. Mais pour où ? Se forçant à faire le point sur sa vision, il se vit entouré de voilages. Le mouvement régulier entrecoupé de cahots était facilement reconnaissable : il était dans quelque voiture tractée par des chevaux. Entravé ? Non, constata-t-il. Sans doute comptait-on sur la potion pour le maintenir docile. Il devait s’être éveillé plus tôt que prévu. Mieux valait que ses geôliers s’en aperçoivent le plus tard possible. Daniel voulait désespérément voir l’extérieur, cependant, même si le mouvement des rideaux risquait de trahir son éveil. Il se rassura en s’apercevant qu’il faisait presque tout à fait nuit : les autres, se rappela-t-il, n’y voyaient pas si bien que lui dans l’obscurité. D’une main peu sûre, il écarta doucement le pan qui lui cachait la vue. Il ne vit rien d’intéressant d’abord, des champs plongés dans la pénombre qui ne lui rappelaient rien. Quand il regarda de nouveau, le paysage avait changé et il comprit qu’il avait dû se rendormir quelques instants. Il secoua son apathie et se redressa tout doucement, pour ne pas imprimer de mouvement brusque au véhicule qui le transportait, puis glissa un œil par la fente du tissu.
Son sang se figea. Il reconnut immédiatement les deux rubans brillants sous la lune qui se réunissaient en un seul, la Sourde et la Vivace, puis l’amoncellement de maisons dans le creux de la confluence qui formait Combelierre. Au-dessus, il le savait sans la voir, se dressait la forteresse d’Autremont. Droit dans la direction de la cohorte qui l’emportait. On le ramenait dans ce château maudit, auprès de Victor, auprès de la mort à laquelle il avait échappé. Tout son sang hurla son refus et fouetta sa conscience qui émergea tout à fait de sa langueur.
Sans plus réfléchir, il se jeta à bas de la litière et roula sur lui-même. Il se rétablit en trébuchant et commença à dévaler la pente ; des cris d’alarmes retentirent derrière lui. Comme par quelque malice du sort, la lune se découvrit à ce moment et l’éclaira en plein. Il avait mal choisi le lieu pour tenter de s’échapper : il avait quelques dizaines de mètres à parcourir à découvert avant de pouvoir s’abriter des regards derrière une déclivité plus abrupte. Il perçut confusément le remous des lumières derrière lui, les clameurs. Ses jambes alourdies par la drogue le trahissaient par moment et sa course était hachée ; la panique le faisait aller toujours plus avant, quitte à descendre l’escarpement en glissant plutôt qu’en courant, insensible aux écorchures qui s’ouvraient dans ses mains, ses genoux. Il n’osait pas se retourner mais entendait qu’il était déjà poursuivi.
Retentit alors la seule voix, peut-être, qui eût pu arrêter sa folle fuite.
– Daniel !
Un dernier glissement et il se figea. Son cœur seul continua sa course, battant à lui faire mal. Il était à demi couché dans les fougères humides, respirant à peine, statufié si bien qu’il était incapable de se retourner. Le craquement de la végétation sous le pas de son poursuivant, son souffle derrière lui ; puis des bras l’entourèrent, l’emprisonnèrent d’une étreinte trop tendre pour s’en échapper.
– Daniel, répéta la voix.
Il avait entendu cette voix tant de fois en songe que, n’eusse été qu’elle, il aurait cru rêver encore : mais il était environné d’un parfum terriblement familier qui rendait cette présence plus réelle, plus incarnée que ne le faisait même le contact de ses bras.
– Je suis tellement désolée, Daniel. Tu n’as plus rien à craindre à présent, tu n’as plus besoin de fuir. Tu seras en sécurité désormais : plus personne ne te fera de mal, je te le jure.
Les bras le serrèrent plus fort, presque jusqu’à la douleur. Il sentit la tête de Jehanne se poser sur le haut de son dos et son souffle agiter l’encolure de sa chemise. Sortant enfin de son immobilité de sortilège, il leva la main et toucha la sienne, fermée dans un poing contre son torse. Elle déplia alors les doigts et les entremêlèrent aux siens.
Après quelques secondes, minutes ou peut-être décennies, Jehanne relâcha son emprise sans tout à fait rompre le contact et se plaça debout face à lui pour l’aider à se relever. Elle était à contre-lune et Daniel distinguait mal son visage, mais il n’y avait pas de doute que c’était elle, semblable et différente à son souvenir, quoiqu’il n’aurait pas su à ce moment préciser cette impression. Il obéit à l’injonction de ces mains gentiment impérieuses qui le levaient, l’entraînaient, le ramenaient vers la litière qu’il avait désertée. Une troupe d’hommes en arme, torches en main, les attendait dans un silence quasi religieux. Un reste de frayeur prit Daniel en voyant l’équipage et en se rappelant sa direction.
– Pourquoi m’emmènes-tu là-bas ?
– Je suis la maîtresse de ce château désormais, Daniel. Victor est mon prisonnier. Je te le dis, tu n’as plus rien à craindre.
Sa voix aussi avait quelque chose de changé : pas son timbre, mais ses inflexions. Elle avait prononcé le mot « maîtresse » presque comme si elle avait dit « reine ».
La procession repartit, Daniel de nouveau lové au creux de la litière. Le bercement du véhicule et la retombée de sa panique s’adjoignirent au reste de la drogue et il se rendormit bientôt.
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