J'ai pas d'idée de titre mais ça arrive - 1

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Lorsque Daniel ouvrit de nouveau les paupières, il vit un plafond de poutres qu’il reconnaissait fort bien. C’était celui de son ancienne chambre, du temps bien lointain où il vivait à Autremont. Son esprit demeura blanc quelques secondes devant cette constatation. Puis il se remémora : la litière, la fuite, la voix, le parfum. La silhouette de Jehanne contre la lune. « Je suis la maîtresse du château désormais. » Une vague tiède le parcourut. C’était vrai, c’était réel. Oh, si Vivian pouvait revenir à la vie comme Jehanne le faisait ! Mais il avait tenu le corps de son frère contre lui, lui avait fait lui-même sa toilette mortuaire. Il ne pouvait exiger trop de la Providence.

Il avait dû dormir la nuit entière : l’aube pointait et un début de lumière passait par la mince fenêtre. Il se rappelait maintenant s’être réveillé plusieurs fois. Un vrai sommeil avait dû remplacer les effets de la drogue : malgré l’inactivité de ces derniers jours, son organisme devait être exténué. Il se leva, un peu trop vite : un léger vertige le fit chanceler. On avait pensé à tout pour son réveil : sur une table étaient disposés une cruche et des victuailles, ainsi qu’une cuvette d’eau et un nécessaire de toilette. Il n’aurait pas su dire quand était son dernier repas, pourtant il n’avait pas d’appétit, se sentant même légèrement nauséeux ; il avait soif en revanche et savoura pouvoir boire sans arrière-pensée une eau pure. Se penchant vers la cuvette, il s’aspergea la figure, les bras et la nuque ; les derniers nuages furent chassés et son esprit fut plus clair qu’il ne l’avait été depuis longtemps. Sa main dans le procédé avait rencontré sa barbe hirsute et il résolut de se raser. Un petit miroir était opportunément placé non loin de la cuvette. Il n’avait pas vu son image depuis des années et tourna la surface réfléchissante vers lui, plein de curiosité.

Il eut un choc. Un homme méconnaissable lui faisait face, les yeux caves, le front marqué, le reste du visage mangé de barbe. Dire que Jehanne l’avait vu ainsi, songea-t-il horrifié. Fébrilement, il saisit le rasoir dans le nécessaire de toilette et entreprit d’ôter l’espèce de poil d’ours qui dissimulait les deux tiers de sa figure. Il se rinça ensuite vigoureusement et observa de nouveau son reflet. Son oreille mutilée était plus visible, mais il pouvait rabattre sur elle ses cheveux, non coupés depuis des mois. Avaient-ils toujours été d’un roux si foncé ? Il avait toujours mauvaise mine, mais il n’était rien qu’il pouvait y faire. Il passa la main sur ses joues creuses. Son père en vieillissant avait pris du poids et ses traits s’étaient bouffis. Les siens, au contraire, s’émaciaient. Il lui ressemblait moins, et c’était tant mieux. Mais le reste de son corps était aussi amaigri, ses muscles avaient fondu. Comme il était loin du chevalier que Jehanne avait aimé autrefois. Qu’avait-elle pensé en le retrouvant ainsi, pauvre pantin sans conscience, jouet de ses ennemis ? Il était sans doute fou de s’en inquiéter comme s’il restait quelque chose de leur brève histoire, il y a des années de cela. Jehanne n’était pas brusquement réapparue la veille. Elle avait vécu pendant tout ce temps, une vie dont Daniel n’avait aucune part ; il devait déjà être reconnaissant qu’elle se souvienne assez de lui pour lui porter secours.

Il s’ébroua et entreprit d’enfiler les vêtements posés sur une escabelle, dernière attention de la mystérieuse main qui avait veillé à son confort. C’étaient des habits de bonne facture, non pas somptueux mais faussement simples. Leurs nombreuses pièces les distinguaient des vêtements du commun et au lieu des tons bruns ou gris dont Daniel avait pris l’habitude, la cotte était d’un bleu sombre, une couleur chère. Sans être ostentatoire, c’était une vêture de noble. Il eut l’impression d’enfiler une peau abandonnée depuis longtemps, presque un déguisement. Il s’agaça de devoir serrer si fort les braies autour de sa taille. Enfin prêt, il se dirigea vers la porte et remarqua à ce moment le fourreau de cuir posé dans un petit râtelier. Il hésita. Après les habits, on voulait donc le rendre entièrement à sa condition de chevalier. Mais il ne se sentait plus digne de porter l’épée. Après un instant d’atermoiement, il céda finalement à l’envie de tirer celle-ci hors de son étui pour en admirer la lame et l’équilibre. C’était une belle arme, simple mais de grande qualité, comme les vêtements. Sa main et son bras retrouvaient la position, la sensation et les mouvements lui revenaient. Il ne pouvait s’empêcher de ressentir un frisson d’excitation. L’épée était un bien étrange objet, songea-t-il, qui ne manquait jamais d’exercer sur son porteur une certaine fascination, malgré ou à cause de sa mortelle fonction. Il la rengaina et se décida à la ceindre autour de ses reins. Il se sentirait trop nu sans arme. Celle-ci était en quelque sorte la garantie qu’il était de nouveau maître de son sort. Il se surprit à redresser les épaules en sentant le poids familier sur son côté.

Enfin, il tira la porte. Elle s’ouvrit sans résistance, ce qui n’eût pas dû tant le déconcerter. Mais juste derrière l’huis se trouvait un homme, qui s’éveilla en sursaut. Daniel eut une seconde de doute : était-il gardé ? Cet homme, s’apercevant de son éveil, allait-il le forcer à ingurgiter la potion qui le contraignait au sommeil ? Puis il se rappela l’épée et se rassura. La figure qui lui faisait face était familière, un autre souvenir du passé : il mit quelques secondes à reconnaître Tourse, le fauconnier d’Autremont. Il ne semblait, lui, guère changé, comme si le temps avait oublié de marquer son jeune visage.

– Sire Daniel ! s’écria-t-il joyeusement. Vous êtes éveillé ! Vous avez bon air : dame Jehanne sera heureuse de vous voir. Demeurez ici, je vous prie, je vais la prévenir.

Il s’élança d’un bond avant que Daniel ait pu répliquer quoi que ce soit et disparut dans les degrés.

Le chevalier se retrouva seul dans l’encadrement de la porte ouverte ; une situation si inédite qu’un réflexe d’homme traqué lui donna envie de s’échapper avant le retour du fauconnier. Il dut forcer son esprit à se remémorer qu’il était déjà libre. Il se contraignit à la patience et retourna dans la chambre s’asseoir sur l’escabelle. Il s’accouda sur ses genoux, se redressa, ne sachant dans quelle position accueillir Jehanne. Avant qu’il n’eût pu prendre une décision à ce sujet, la porte entrebâillée s’ouvrit de nouveau et la dame apparut.

Il fut frappé par des détails qu’il n’avait pas perçus de nuit : la cicatrice qui lui barrait la tempe, qu’une coiffure artistement nouée ne pouvait dissimuler tout à fait. Son visage avait perdu ses dernières rondeurs d’enfance et s’était sculpté, la peau épousant davantage les saillances des os. Ses grands yeux d’écureuil avaient perdu de cet émerveillement innocent qu’ils posaient sur le monde et une dureté nouvelle y était tapie. Un sourire l’éclaira cependant, un peu hésitant, lorsque son regard croisa le sien. Il n’eut pas le temps pourtant de saisir la promesse de ce regard, de ce sourire : une petite silhouette se détacha aux pieds de Jehanne, autour de laquelle l’univers sembla se concentrer en un instant.

– Dan’ !

Daniel n’eut que le temps de s’agenouiller pour recevoir le petit tourbillon dans les bras. Il referma son étreinte sur le corps si miraculeusement frêle qui se pressait furieusement contre le sien.

– Amia… Amia…

Elle embaumait de cette odeur miellée si particulière à l’enfance. Daniel caressait doucement ses cheveux, si étourdi de félicité que le flot de ses pensées s’y était noyé. Le long cauchemar s’évaporait comme une fumée et la lumière qui le remplaçait était presque douloureuse. Quand ils se détachèrent l’un de l’autre, Daniel passa fébrilement ses mains sur son visage, sa nuque, ses épaules, jusqu’à ses mains, palpant cette réalité, disant :

– Amia, petit oiseau. Tu n’as rien. Tu n’as rien, n’est-ce pas ?

La fillette se prêta de bonne grâce à l’examen mais se contenta de faire une moue en réponse à la question superflue.

– Alors Armand a tenu sa promesse. Dieu soit loué.

– Pas Armand, dit Jehanne au-dessus de sa tête. Ce sont deux pèlerins qui m’ont ramenée Amelina et m’ont prévenue de… de ton prédicament.

– Deux pèlerins ? Les frères Amiel ?

– C’est cela.

Il y avait tant de questions, tant d’histoires à raconter, que Daniel ne savait par où commencer. La situation entière semblait surréaliste : il vivait avec Jehanne, qu’il avait cru si longtemps réduite à un souvenir, une scène qu’ils n’avaient encore jamais vécue ; l’avenir était réel, possible, à construire. Il ne se lassait pas de sentir le petit corps tangible de sa nièce. La Providence lui rendait trop d’un coup, après lui avoir tant pris. Il réalisa cependant, en levant les yeux vers Jehanne qui les regardaient tout deux avec intensité, qu’il n’avait pas que la Providence à remercier et qu’il avait été bien ingrat.

– Jehanne…

Il craignit soudain que cette familiarité lui parût déplacé après tant d’années et se corrigea :

– Ma dame.

Amelina s’aperçut que l’attention de son oncle s’était défocalisé d’elle et observa avec curiosité l’échange. Son oncle avait pris la pose déférente que chacun manifestait devant sa mère et cela lui parut bizarre. Elle était habituée à ce que sa mère fût la comtesse, mais pas à voir son oncle se soumettre ainsi. Ça n’avait pas l’air de plaire à sa mère non plus.

– « Jehanne » suffit, dit-elle. En privé du moins.

Daniel sourit et se releva. Il dépassait de beaucoup sa mère en taille, remarqua Amelina. Sa mère était plus petite que la plupart des gens, ce qui était peut-être la raison pour laquelle tout le monde s’agenouillait devant elle. Daniel quant à lui était plus grand que la moyenne et il semblait se tasser comme pour réduire cette différence. Il parut chercher ses mots un instant, puis dit simplement :

– Tu es venue. Je n’y croyais pas. Merci.

Ils se dévisagèrent. Amelina se sentit oubliée et se pressa contre les jambes de Daniel pour rappeler son existence. Leurs regards dévièrent sur elle. Elle sentait qu’elle était de trop et résolut confusément d’imposer encore plus sa présence. Jehanne reprit :

– Est-ce que Victor t’a fait du mal ? En dehors de… ce qu’il a fait à la fin.

– Guère. Il me croyait capable de le guérir d’un mal qui le ronge. Il voulait cela plus que ma souffrance.

– Mais ton oreille…

Daniel porta instinctivement la main à sa tête dans une tentative tardive de couvrir ce qui avait déjà été vu.

– Ce n’est pas lui. Un des soldats qui m’a capturé avait des penchants cruels.

Le souvenir impromptu d’Alain s’imposa à lui et il se demanda ce qu’il était advenu du garçon. Il se surprit à souhaiter ardemment qu’il eût été épargné. Il avait tant de questions à poser mais la présence d’Amelina le gênait pour parler franchement. Elle avait déjà trop entendu, comme elle le prouva en demandant :

– Qu’est-ce que Victor t’as fait à la fin ?

Daniel savait d’expérience qu’il n’échapperait pas à la question tant qu’elle n’aurait pas obtenu réponse, mais il ne pouvait envisager de lui dire la vérité. Amelina était certes bien plus avertie de la cruauté de l’existence qu’il ne l’eut souhaité pour son âge mais il ne désirait pas y ajouter une nouvelle pierre.

– Il m’a fait endormir. Pour longtemps. C’est ta mère qui m’a réveillé.

Cette réponse de conte parut satisfaire la fillette à demi, mais elle n’ajouta rien. A ce moment apparut derrière Jehanne une silhouette à la figure angélique qui semblait avoir attendu son moment pour se montrer.

– Sire Daniel, salua Laurine avec un sourire radieux.

– Laurine ! Je suis heureux de te revoir.

– Moi aussi, sire Daniel. Allons, damoiselle Amelina, venez avec moi, voulez-vous ?

La jeune femme tendit la main, mais la fillette secoua la tête en signe de dénégation et se serra plus étroitement contre son oncle. Celui-ci lui caressa machinalement la tête, puis s’agenouilla pour se mettre à sa hauteur et la rassura :

– Je te retrouve très bientôt, petit oiseau. Je te le promets, d’accord ? Je ne reste pas loin.

La petite fit une moue rechignée, mais lorsqu’il la poussa doucement vers Laurine, elle consentit à prendre la main tendue. Elle garda le regard obstinément fiché au sol tandis que la suivante l’entraînait hors de la pièce. Quand elles eurent disparu, un silence embarrassé retomba, que Daniel brisa en demandant :

– Pouvons-nous aller à l’extérieur ? Sur les remparts peut-être ? J’aimerais sentir le soleil.

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