Les deux dames - 2

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Dans la chambre de Jehanne, Laurine avait mis Amelina en compagnie de son fils Samuel, un an plus jeune qu’elle. La fillette avait pris aussitôt la direction des opérations et saisi les figurines éparpillées du garçonnet pour bâtir une histoire dans laquelle le gamin docile se laissait entraîner bien volontiers. Samuel était l’enfant le plus socialement souple de la terre, songea Laurine. Il ne se plaignait jamais et s’adaptait avec flegme à tout ce qu’on lui proposait, jamais dérouté qu’on le perturbât de son activité initiale. Il allait à merveille pour accompagner le petit tyran qu’était Amelina : mais elle devait veiller à ce que son fils ne se laisse pas trop marcher sur les pieds. Pierre, son époux, devait avoir la même pensée, car il resta assis à proximité des deux enfants pour surveiller leurs jeux. Sa présence bienveillante mais imposante était assez pour tenir en respect même une Amelina. Distraitement, Laurine s’accouda à la fenêtre et jeta un œil à l’extérieur : elle fut surprise d’apercevoir en contrebas, sur les remparts, Daniel et Jehanne accoudés côte à côte.

– Ils sont sortis, remarqua-t-elle tout haut. Jehanne et sire Daniel.

Pierre leva les yeux vers elle en souriant.

– Eh bien ? Que font-ils ?

– Ils discutent.

– Ils doivent avoir beaucoup à se dire.

– Certes.

– Tu as l’air déçue. A quoi t’attendais-tu ?

– … à ce qu’ils restent un moment dans la chambre de Daniel.

Pierre éclata d’un rire silencieux, pour ne pas déranger les jeux des enfants. S’il avait résonné, il aurait envahi tout l’espace. La voix puissante de cet homme si doux ne manquait jamais de faire frémir Laurine. Il se leva pour la rejoindre, abandonnant un instant les enfants pour lui murmurer, hors d’atteinte de leurs oreilles :

– Laisse-leur le temps.

– Ils ont été séparés quatre ans ! N’est-ce pas une attente suffisante ?

– Précisément. Crois-tu vraiment qu’ils puissent combler ce fossé si vite ? Mon aimée, tu ne peux pas vivre leur histoire à leur place. Il n’est pas dit qu’ils veuillent reprendre leur ancien commerce.

– Allons donc. Jehanne brûle d’amour pour Daniel, c’est certain. Et je ne peux croire qu’il ne ressente plus rien pour elle, lui qui concevait tant de chagrin de sa mort.

Pierre la considéra d’un air attendri. Puis il dévia la conversation :

– Tu as beaucoup donné pour aider notre dame Jehanne. Peut-être pourrions-nous penser à nous à présent que tout est terminé.

Elle le regarda avec surprise, attendant de voir où il venait en venir. Pierre la prit par la taille, ses gestes se firent plus caressants.

– Penses-tu que ce serait le bon moment d’avoir un autre enfant ?

Le visage de Laurine s’éclaira. Avant qu’elle ait pu répondre, le bruit d’un choc les fit sursauter et Samuel se mit à pleurer.

– Damoiselle Amelina ! s’indigna Pierre en se précipitant.

« Ma foi, songea Laurine, s’ils doivent grandir ensemble, ils ne seront pas trop de deux pour se défendre de cette Jehanne en herbe. »

***

– Ma dame Jehanne ?

L’homme qui venait d’interrompre assez cavalièrement l’entretien de Jehanne et Daniel était un soldat d’assez haut rang pour se permettre un tel agissement, mais il n’en tremblait pas moins.

– Pardonnez-moi, ma dame, mais vous avez un visiteur. Sire Serge de Lahis.

Jehanne haussa un sourcil. Elle se sentait d’humeur à éconduire n’importe qui, mais un officier royal demandait quand même réflexion.

– Que me veut-il ?

– Ma dame, à vrai dire, il a demandé à voir « le duc Victor ».

– Ah.

– Ne sachant que lui dire, nous l’avons laissé patienter dans la salle de parement le temps de vous prévenir.

Comment avait-il pu faire si vite ? s’interrogea Jehanne. Il fallait qu’elle assume son agissement, mais elle ne pensait pas le faire si tôt.

– Pardonne-moi, Daniel.

L’interpellé hocha la tête. Le soldat lui fit un salut embarrassé puis s’éloigna avec sa dame. Daniel la regarda disparaître. Quelle femme extraordinaire elle était devenue ! Il se rappelait la jeune fille arrivée au château pour préparer ses épousailles, mal résignée à son sort, pleine d’ardeur à vivre. C’était cela qui l’avait séduit d’abord, cette insatisfaction, cette conviction intime et fière d’avoir droit à mieux, à meilleur, au bonheur vrai. Lui qui avait appris à se contenter du destin qu’on avait décidé pour lui, s’estimant déjà fortuné de ce qui lui était accordé, avait eu face à elle le sentiment d’un homme qui rencontre une fontaine et réalise à ce moment à quel point il avait soif. Une fois qu’il avait commencé à boire, son existence entière avait changé. Et cette volonté en bourgeon que Jehanne manifestait s’était transformée en une détermination de fer, capable de faire tomber les châteaux. Et elle, que pensait-elle de lui ? Elle lui avait parlé avec amitié, même avec émotion ; mais il avait surpris plusieurs fois son regard glisser sur lui et avait cru y lire de la pitié.

Il regarda autour de lui. La dernière fois qu’il avait contemplé le paysage du haut des créneaux, il s’était déjà cru proche de la liberté, au lieu de quoi il s’était réveillé dans une tombe. Mais il était vraiment libre à présent, libre de quitter le château s’il le voulait, de se rendre à Mourjevoic pour chercher Sara et son ancienne mesnie ; il pourrait leur présenter Amelina…

Non, il ne le pourrait pas, réalisa-t-il. Il ne pourrait emmener Amelina sans l’autorisation de Jehanne. Maintenant qu’elle avait été rendue à sa mère, celle-ci avait recouvré tous ses droits sur elle et Daniel perdait les siens. Il n’était que son oncle. Il n’était plus de sa responsabilité de veiller sur sa vie. Il s’accouda au parapet, pris d’un vertige. Autrefois, il avait ardemment désiré cette situation, remettre Amelina en sécurité dans sa famille et se délivrer de cette responsabilité. Mais il s’était avéré son dernier protecteur, du moins l’avait-il cru. Il n’avait été que trop heureux finalement, se dit-il avec remords, d’embrasser à plein le rôle de père. Il avait passé sa vie avec elle, l’avait nourrie, éduquée, appris à lire, aidé à grandir. Il l’avait prise avec lui au moment de partir en pèlerinage parce qu’ils étaient devenus un bloc, une famille. Il n’avait jamais pris conscience de ce qu’il avait acquis et moins encore qu’il pouvait en être dépossédé. Un terrible sentiment de perte et de solitude lui contracta l’estomac. Il avait promis pourtant à Amelina qu’ils ne seraient plus séparés et avait déjà failli à sa promesse une fois. Quel rôle pouvait-il avoir auprès d’elle désormais ? Quoi qu’il en fût, il devait rester où Amelina demeurait, même si c’était au château d’Autremont. Il balaya d’un regard circulaire l’intérieur de la forteresse. Trop de souvenirs trop lourds le liaient à cet endroit. Il aurait voulu le quitter à jamais. La liberté retrouvée prenait soudain un goût amer. Il s’en voulut. Comme il était ingrat envers le sort qui lui rendait tout !

Il avait envie de retrouver Amelina et la serrer de nouveau dans ces bras. Mais elle devinerait que quelque chose n’allait pas et il ne voulait pas lui montrer son anxiété. Il avait besoin d’un moment pour réfléchir, méditer. Le meilleur endroit qu’il connût pour cela était la chapelle, précisément le petit oratoire où reposait l’icône de Marie, sous laquelle il avait été alité pendant son adolescence. Il avait pris l’habitude depuis l’époque où la Vierge l’avait sauvé de la rage de prier auprès d’elle toutes les fois que quelque chose le tourmentait.

Alors qu’il commençait à s’éloigner de sa position contre les remparts, il s’aperçut que quelqu’un le suivait. Sans s’efforcer à beaucoup de discrétion, d’ailleurs : quand Daniel se retourna pour le regarder droit dans les yeux, il eut une mine un peu confuse, mais pas désolée. C’était Tourse, l’ancien fauconnier. Il s’approcha pour s’expliquer.

– Dame Jehanne a ordonné que je veille sur vous, messire. Ne le prenez pas mal. Je m’efforcerai de ne pas vous gêner.

Daniel sourit. Tourse était un brave garçon, dans son souvenir. Il ne savait que penser du fait qu’on lui assignait un garde du corps – était-il donc devenu si important ? Il n’était pas certain que l’adresse de Tourse aux armes le rendit adéquat à ce rôle, mais après tout les années avaient passé pour lui aussi et Daniel ne connaissait pas son histoire. Encore un récit qu’il lui faudrait connaître, mais il devra attendre.

– Tu ne me gênes pas, assura-t-il. Mais je vais me rendre à la chapelle pour prier et je voudrais y être seul : tu peux m’attendre à l’entrée.

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