Les deux dames - 3

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Daniel comprit immédiatement qu’il ne pourrait pas prier dans la chapelle comme il l’avait prévu. Il fut pris en y entrant de cette impression âpre que laissent les champs de bataille récents, comme un écho des cris des belligérants. On s’était affronté dans ce lieu sacré. Même sans l’aide de « sa bizarrerie », les prie-dieu renversés, maculés de taches brunâtres, rendaient l’évènement évident. L’oratoire de Marie était cependant intouché, mais la plainte de la chapelle était trop prégnante pour des dévotions. Il s’apprêta à repartir lorsque son regard glissa comme par accident sur les marches qui descendaient vers la crypte. Pour rien au monde il n’y descendrait, se dit-il, puis aussitôt il fut pris d’une impulsion contraire. Une curiosité morbide de savoir s’il pouvait affronter le lieu où il avait failli périr de la plus atroce des façons. Après tout, il n’avait plus rien à y craindre. Il s’approcha des marches, commença à les descendre : ses pas étaient lents, une partie de son esprit luttait avec fureur contre son entreprise, mais il s’obstina. Son cœur battait pourtant bien vite et une sueur glacée coulait dans son dos, bien avant que la fraîcheur du lieu ne l’atteigne. Lorsque le profil du gisant de Henri commençait d’apparaître, il réprima une envie de hurler et de se ruer vers la sortie, mais il ne fut pas assez fort pour s’empêcher de reculer jusqu’à ce que le contact froid et solide d’une colonne ne l’arrête. Il s’obligea au calme. Ce fut pis : dès que son esprit s’apaisa, il convoqua le souvenir de la terrible sensation du coffre de bois sous sa main, de ses efforts désespérés contre le piège de pierre. Il se mit à respirer vite, au bord de la panique. Il réalisa que sa main s’était crispée sur son épée. Ses réactions le mettaient en colère. Il méritait donc bien la pitié de Jehanne, pauvre victime terrifiée qu’il était devenu, suant de peur devant une tombe silencieuse sans que personne ne le menace.

Un bruit ténu retentit en haut des marches, qui l’arracha à ses pensées. De petits pas rapides se faisaient entendre, glissés comme si on tentait de les rendre furtifs. Avant que Daniel eût la présence d’esprit de réagir, les pas atteignirent les degrés et Alain apparut. Il tenait quelque chose contre lui et voûtait les épaules autour de son fardeau pour le cacher. Il était attentif à ce qui se passait derrière lui plutôt que devant ; il ne vit pas Daniel avant d’être tout près de lui. Alors, de saisissement, il lâcha ce qui s’avéra être une miche de pain qui vint rouler à terre. Puis il poussa un cri, qu’il étouffa lui-même en plaquant sa main contre sa bouche. Daniel réalisa qu’il s’était retenu de respirer et qu’il devait être fort blême : il n’y avait donc rien de si étonnant à la question qu’Alain posa ensuite :

– Vous êtes… vous êtes vivant, n’est-ce pas ?

– Tout à fait vivant, confirma Daniel en se raclant la gorge pour faire revenir le timbre normal de sa voix. Tu n’as rien à craindre.

Alain l’observa une seconde, bouche ouverte, puis au grand étonnement de Daniel, fondit en larmes.

– Je suis désolé, je suis désolé, répéta-t-il. Je les ai regardés faire, je ne les ai pas empêchés. Pardonnez-moi.

Daniel resta muet plusieurs secondes, déboussolé ; puis il saisit le garçon par les épaules. Il l’avait fait assez doucement, mais Alain sursauta comme s’il lui avait donné un coup, sans cependant faire mine de se dégager.

– Allons, apaise-toi, dit Daniel. Qu’aurais-tu voulu empêcher ?

- Je les ai vus vous mettre dans le sarcophage. Je n’ai rien dit, je n’ai rien fait.

Daniel ne comprenait plus. Pourquoi se sentait-il si coupable ? Avait-il donc oublié qu’il avait tué son père ?

-Allons, répéta-t-il. Tu portes un fardeau bien trop grand. Ne te demande pas l’impossible. On ne peut sauver personne, je l’ai appris à mes dépens.

– Mais je suis un lâche, hoqueta le garçon. Pendant la bataille, je me suis caché.

– Quel âge as-tu ?

La question surprit son vis-à-vis et suspendit un instant son chagrin.

– Quatorze ans. Pourquoi ?

– Tu es trop jeune pour te battre. Tu serais mort. A quoi cela aurait-il servi ? Tu as bien fait de te cacher.

– Je ne suis pas trop jeune. J’ai tué votre oncle.

Daniel laissa retomber ses mains. Il surprit dans le regard du garçon un mélange de défi et de peur. Croyait-il, espérait-il que Daniel allait tirer son épée pour venger son oncle ici et maintenant ? Il tremblait, et ce n’était pas de la peur de mourir, estimait le chevalier. Sa compassion s’approfondit. Quatorze ans, c’était bien tôt pour avoir du sang sur les mains.

– Tu portes un fardeau trop grand, répéta-t-il.

Il se sentait démuni, inadapté devant cette tâche. Une figure émergea dans son esprit, qui l’avait accompagné durant son adolescence et avait su ramener la paix dans son âme presque toutes les fois qu’il en avait eu besoin, jusque dans les geôles d’Autremont. Un être doux mais déterminé, aidé par la sagesse des ans et la certitude d’être épaulé par le Père lui-même.

– Viens avec moi. Je connais quelqu’un qui pourra peut-être t’aider.

***

La surprise de Tourse fut grande lorsqu’il vit émerger de la chapelle deux personnes au lieu d’une seule qu’il avait laissée entrer. Lorsqu’il fut évident qu’Alain n’avait réalisé aucun tour de magie pour passer sous son nez sans qu’il s’en aperçoive, ayant pris le chemin de la balustrade, il ne fut pas moins effaré de réaliser qu’il avait laissé un soldat armé s’approcher de l’homme qu’il était censé protéger. Daniel eut grand-peine à le rassurer. Les hommes redoutaient Jehanne, réalisait le chevalier. Sa colère ou du moins son déplaisir. Du temps où elle était duchesse aux côtés de Vivian, du moins jusqu’à ce que l’adultère fut découvert, elle était respectée, même aimée, mais jamais crainte. Ce changement l’interrogeait. Il n’avait donc pas rêvé cette dureté nouvelle qu’il avait perçue chez elle, qui évoquait un rien celle de dame Isabeau. Il s’efforça de chasser cette idée de son esprit, se remembrant que Jehanne était désormais une seigneuresse qui avait repris son pouvoir par la force des armes : cela nécessitait une inflexibilité qui n’eût pas étonné chez un homme.

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