Les deux dames - 4

5 minutes de lecture

Le sire Serge de Lahis, conseiller du roi et bailli d’une partie de ses territoires, n’avait certes pas manqué d’audace en pénétrant dans un château assiégé de la veille, accompagné de sa fille Elaine et de seulement trois hommes d’armes. Il se croyait sans doute intouchable de part sa position et il n’avait sans doute pas tort. Jehanne ne s’était pas soucié de l’interdit royal concernant les guerres privées, mais porter la main sur le représentant de l’autorité du roi revêtait une autre dimension. Sa visite, si rapide après son coup de force, avait des allures de foudroiement divin : mais Jehanne comprit rapidement qu’elle n’en était point du tout l’objet initial. Serge avait pris langue avec Edouard pour organiser un rendez-vous avec Victor afin de le réconcilier avec son épouse : ce qu’Edouard, bien sûr, s’était bien gardé de signaler à Jehanne, trop heureux de la confronter si tôt aux conséquences de sa rébellion. Furieux de constater le renversement du pouvoir, qui destituait tout à fait sa fille, Serge avait menacée d’ôter à Jehanne jusqu’à la reconnaissance de son titre de comtesse de Beljour.

Aussi impétueuses soient ses menaces, Jehanne doutait que le roi prît la peine de lever l’ost contre elle. Il avait trop à faire ailleurs, avec la crise financière, le procès des Templiers qui s’enlisait, pour défendre un vassal qui n’était pas lui-même exempt de désobéissance. Serge comprit bien qu’il était inutile de contester la réponse des armes au lendemain de leur victoire, aussi concentra-t-il ses forces à tenter de convaincre Jehanne de lui remettre Victor. Sa vie était d’importance pour lui : c’était Victor qui faisait de sa fille une duchesse, titre qu’elle perdait irrémédiablement s’il venait à périr. Jehanne ne céda pas : pas question de laisser son ennemi libre de préparer, avec le soutien du conseiller royal, de quoi la renverser de nouveau et peut-être même menacer son cher comté.

– Fort bien.

Assis face à Jehanne, Serge parut se replier sur lui-même. Il croisa les mains et son regard se fixa sur elles. La joute verbale durait depuis près d’une heure et Jehanne pensa d’abord que cet homme plus si jeune s’épuisait.

Il n’en était rien. Le conseiller se redressa de nouveau, une lueur nouvelle dans la prunelle, l’ombre d’un sourire à la commissure de ses lèvres.

– Je crois en réalité que cette discussion n’a pas lieu d’être si vive. Nous pouvons tous deux… tous trois obtenir ce que nous voulons.

La satisfaction confiante avec laquelle il avait prononcé ces mots attisa la méfiance de Jehanne plus que l’avait fait son ire. Elle coula un regard vers Elaine : celle-ci avait relevé la tête et affichait une surprise non jouée. Elle n’avait pas prononcé un mot depuis le début de l’entretien et Jehanne ne savait quel était censé être son rôle. Était-elle seulement là pour légitimer les dires de son père ?

Constatant que personne ne le relançait, Serge reprit de lui-même :

– Vous affirmez que Victor a perdu la capacité de gouverner le duché et je le crois sans peine. Voilà un moment que sa santé mentale déclinait de façon inquiétante et je crois qu’il ne serait pas sage de lui laisser les rênes du pouvoir. Mais ma fille Elaine, elle, est en pleine possession de ses moyens. Elle peut relayer les ordres de son mari ou les directives que l’on aura présentées comme telles. Peu importe si Victor n’est pas visible car il est alité… ou pour d’autres raisons.

Ces circonvolutions de langage agacèrent Jehanne. Abruptement, elle demanda :

– Soyez clair, je vous prie, sire Serge. Que voulez-vous faire de Victor et en quoi puis-je trouver mon intérêt ?

– Vous avez pris le château, mais point encore le duché. D’autres batailles vous attendent encore. En valent-elles la peine ? Vous ne tenez pas réellement au titre de duchesse, vous l’avez rendu bien évident. Seuls vous importent votre vengeance et votre chevalier, me trompé-je ? Eh bien, gardez les deux et abandonnez ce qui vous importe peu. Nous éloignerons Victor et le laisserons sous soins attentifs. Dans de tels cas, il est courant que l’épouse prenne le relais de l’autorité. Bien sûr, ma fille est jeune. Nous pouvons vous efforcer vous et moi de l’épauler avec des conseillers qui sauront également veiller à vos intérêts, si vous le voulez. Nommez l’un de vos hommes de confiance et je l’engagerai auprès de ma fille.

Serge arborait désormais un sourire satisfait. Son audace sidérait Jehanne. Il avait laissé tomber tous les masques, rendant évident qu’il travaillait pour lui-même et non pour le roi. Dans le fond, il était heureux de la chute de Victor qui s’était probablement montré trop indocile à son goût et y voyait l’opportunité de gouverner lui-même à travers sa fille. Il prenait pourtant un risque énorme : si son entreprise venait aux oreilles du roi ? Elle relevait presque de la trahison. Mais ils étaient seuls dans cette pièce isolée, choisie à dessein et Jehanne n’était guère en position de le dénoncer auprès des juges royaux. Serge acheva son argumentaire :

– N’oubliez pas que sire Daniel est toujours hors-la-loi pour s’être opposé à une exécution royale, mais il peut obtenir facilement le pardon du roi… si je l’encourage en ce sens. Il pourra même récupérer son ancien fief de Mourjevoic. Je peux également facilement faire ratifier la reprise de votre pouvoir sur Beljour. N’est-ce pas là tout ce que vous souhaitez ?

***

Il n’avait pas complètement tort, songeait Jehanne au sortir de leur entretien, encore étourdie de la tournure que celui-ci avait pris. Elle ne s’était pas soucié de soumettre Combelierre ou d’autres villes d’importance qui lui eussent assuré l’effectivité de son pouvoir de duchesse. Elle avait traversé le duché en toute discrétion, dissimulant son armée dans les repères de brigand de l’ancienne bande de Tourse, pour attaquer directement son cœur, avec deux objectifs : délivrer Daniel et empêcher pour de bon Victor de plus jamais nuire. Mais le duché ne l’intéressait pas tant. Il lui serait difficile de contrôler à la fois le duché d’Autremont et le comté de Beljour s’il lui manquait la reconnaissance légale de ses titres, avec Stéphane d’un côté et Serge de l’autre qui n’attendaient qu’un faux pas pour la dépouiller. Edouard était cependant naïf de croire qu’elle abandonnerait ce qu’elle venait de conquérir en y sacrifiant des hommes de valeur sous de si faibles garanties. De plus, elle n’aimait pas les manières sournoises de Serge, sa façon d’abuser de sa position et d’utiliser sa fille comme un pantin. Celle-ci n’avait pas prononcé un mot pendant tout l’entretien qui déterminait son avenir, à se demander pourquoi il l’avait prise avec lui. Celui qui se proclamait son père l’avait jetée dans le lit d’un homme cruel, voulait l’obliger à y retourner alors qu’elle s’en était enfuie, et se servait d’elle à présent pour assurer sa propre mainmise sur Autremont.

Ils s’étaient quittés sans sceller vraiment d’accord et Serge avait bien saisi que le fruit n’était pas encore mûr. La vie de Victor servait de gage. Il devenait de plus en plus difficile pour Jehanne de rompre la promesse qu’elle avait faite à Edouard d’épargner son ennemi.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Mehdi L'Escargot ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0