Les deux dames - 5
– Dame Jehanne. Vous avez voulu me parler ?
– Dame Elaine. Je suis ravie que vous ayez répondu à mon invitation.
– Votre invitation, dame ? Etrange, ces lieux me sont familiers comme s’ils étaient miens.
L’estocade prit Jehanne par surprise. Elle avait choisi pour la rencontre son ancienne chambre, qui n’était pas celle qu’Elaine occupait : cependant Elaine en avait été la maîtresse comme du reste. Elle ne s’attendait pas pourtant à ce que cette créature si effacée devant son père montrât de telles griffes. C’était peut-être une bonne chose. Elaine était venue sans son père et fort probablement sans son accord : elle n’était pas sous sa coupe autant qu’il l’espérait. Restait à voir si elle accepterait d’autres… conseils.
– Mais ces lieux sont vôtres, dame Elaine.
– Vraiment.
– Vraiment. Comme est vôtre Victor de Galefeuille.
Un pli apparut brièvement sur le large front de la jeune femme et sa bouche se plissa dans une moue de dégoût. Son sentiment à l’égard de cette « possession » était bien clair.
– Il me semble à moi qu’il est plutôt en votre pouvoir, et savez-vous ? Cela m’enchante. Tant qu’il est en vos mains, il n’est pas entre mes cuisses. Il ne me frappe pas, ne m’humilie pas. Gardez-le, ma dame, faites-en ce que vous voulez : je ne suis certes pas de ceux qui s’attristeraient de sa disparition.
Jehanne sentit une pitié inattendue lui percer l’âme. Être l’épouse de Victor était le sort auquel elle avait voulu échapper à tout prix, assez, pourrait-on dire, pour lui préférer la chute dans un torrent.
– Je vous comprends, dame Elaine. Croyez-moi, j’ai de la compassion pour votre sort.
Les mots auraient pu être de pure forme, mais c’était peut-être la première chose que la comtesse disait jusque-là qu’elle pensait vraiment. Elaine le sentit peut-être, son visage s’ouvrit un rien. Jehanne reprit :
– Je n’ai pas l’intention de vous remettre sous le joug de votre mari. Ni sous le joug de personne. Vous pouvez être maîtresse de votre destin.
– Dites plutôt maîtresse d’obéir à mon père.
– Si vous êtes duchesse d’Autremont, votre père lui-même n’a pas plus de pouvoir que vous. Vous n’êtes pas obligée de lui obéir.
Un mélange d’intérêt et de méfiance se fit voir sur l’expression d’Elaine.
– « Si » ? Vous seriez donc prête à me rendre mon titre… et ma position ? Quelle en est la contrepartie ? Que ce soit à vous que j’obéisse ?
– Non, dame Elaine. Il m’importe à moi que Victor ne puisse plus me nuire et vous pouvez faire en sorte qu’il ne puisse plus vous nuire non plus. Je veux le conduire à un endroit que je connais où il reçevra des soins pour le mal qui l’abat en ce moment. Un endroit dont, pour des raisons de santé, il est peu probable qu’il sorte un jour. Me suivez-vous ?
– Attentivement.
– En tant qu’épouse, il est normal que vous suiviez Victor dans son transfert pour vous assurer qu’il parvienne sain et sauf à sa destination et qu’il recevra tous les soins qui lui sont dus. Vous pourrez ainsi assurer tout le monde de sa bonne santé. Ensuite, vous prendrez, comme votre père l’a dit, le relai de son autorité, aussi longtemps qu’il sera souffrant… Et selon toute probabilité il le restera longtemps.
– Vous voulez suivre le plan de mon père… mais garder Victor en votre pouvoir.
– Et vous aider à garder le vôtre, dame Elaine. Victor en vie, vous ne serez point obligée de vous remarier. Le pouvoir ducal sera à vous et à vous seule, si vous le désirez. Autremont et Beljour n’ont plus besoin de se déchirer. Soyons alliées. Le voulez-vous ?
Quelques secondes passèrent. Jehanne attendit patiemment qu’Elaine nourrisse sa réflexion. La jeune femme regardait dans le vague, mais un demi-sourire déformait le coin de sa lèvre. Enfin, elle tourna de nouveau le regard vers sa vis-à-vis.
– Dame Jehanne… Qu’il en soit ainsi.

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