Les deux dames - 6

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Daniel s’était dit souventes fois qu’il ne voulait plus être un homme de guerre. Il avait trouvé un inattendu repos de l’âme dans les durs travaux des champs, dans la marche du pèlerin, dans la peau d’un homme du peuple dont l’horizon est d’épouser une marchande et de s’installer avec elle dans une rue achalandée de Paris. La nécessité l’avait obligé à se battre plus d’une fois, mais il s’était promis que s’il en avait le choix, il ne ferait plus de la guerre son métier. L’idée l’avait même effleuré de se faire moine, n’eût été Amelina : la paix du cloître des Clarisses l’avait laissé rêveur.

Mais il s’était passé quelque chose d’étrange toutes les fois qu’il s’était retrouvé avec une épée entre les mains. Une sensation comme d’une pièce de charpentier qui s’encastre parfaitement dans son logis, dont on réalise au moment de l’insérer qu’elle manquait à l’ensemble. L’épée était un objet doté d’un pouvoir étrange, se disait-il. C’était peut-être le premier qu’on avait conçu exclusivement pour tuer ses semblables, au lieu d’une arme de chasse détournée de son usage premier. Ce n’était même pas l’arme principale du chevalier sur un champ de bataille, qui utilisait bien plutôt la lance. Il était étonnant qu’on l’eût choisie comme symbole de sa classe. Elle était porteuse des valeurs courtoises de la chevalerie, honneur, loyauté, protection : un fourreau doré pour dissimuler la promesse de meurtre qu’elle renfermait. Daniel était conscient de l’illusion, pourtant elle exerçait sur lui une fascination dont il ne pouvait se défendre quand il refermait sa main sur la poignée. Il retrouvait une identité qui survivait en lui avec opiniâtreté, quelque envie de la renier qu’il en eût. En avait-elle conscience, la personne qui avait déposé l’arme des Beljour au chevet de son lit après son sauvetage ? Qui l’avait poussé à revêtir ses anciens habits de chevalier ? Son existence était de nouveau liée à celle de dame Jehanne : puisqu’elle était en vie, le serment qu’il lui avait autrefois prêté courait toujours. Il n’était pas aussi libre de sa vie qu’il en avait eu la sensation en parcourant les chemins de France. Mais devait-il s’en plaindre ?

Quoi qu’il en fût, il n’engageait à rien de jouer quelques instants avec son nouveau bien, se disait-il en descendant les degrés qui menaient à la familière salle d’arme. Ce n’était qu’un essai, un moyen de calmer l’agitation que le manque d’activité physique avait fait naître dans son corps et son esprit. A cette heure matinale on aurait pu s’attendre à rencontrer des soldats ou de jeunes écuyers à l’entraînement : mais la tension qui régnait dans le château au lendemain de sa prise n’avait pas permis la reprise des routines. Cette solitude lui convenait parfaitement. L’inconvénient était qu’aucune arme d’entraînement ne garnissait les râteliers : il n’avait que l’arme un peu trop prestigieuse à cet usage dont on lui avait fait don, mais tant pis. Il commença à faire quelques mouvements dans l’air pour retrouver les vieilles sensations, se remémorer les enchaînements-types. Rapidement, cet échauffement lui donna envie de davantage : il se mit à réaliser les mêmes enchaînements, mais en frappant le mannequin. Il y mettait bien plus de force qu’il n’était nécessaire et il songea brièvement qu’il abîmait le tranchant de sa belle lame, mais l’excitation qui montait en lui était plus forte. Rapidement, l’effort le trouva essoufflé et en sueur et il dut faire une pause pour reprendre haleine. Il était moins endurant qu’autrefois, songea-t-il, marri de cette constatation. L’âge y était sans doute pour quelque chose, mais l’inactivité de la captivité sans doute davantage. Pourtant l’exercice lui faisait du bien, une énergie nouvelle fusait dans ses veines, une satisfaction chaque fois qu’il sentait l’impact de la lame sur sa cible. Il aimait ça. Son souffle repris, il leva de nouveau sa lame pour reprendre l’exercice, mais la sensation d’une présence l’interrompit. Il se retourna : une femme trapue apparut par l’ouverture. Il la reconnut : c’était Faustine, qui suivait Jehanne comme son ombre. Il s’étonna un bref instant de la voir sans elle puis se fit la réflexion qu’elle devait bien s’entraîner de temps à autre, elle aussi, pour assurer son rôle de garde du corps. Se voyant découverte, elle le salua avec respect.

– Sire Daniel.

Le chevalier lui rendit son salut. Il ne l’avait jamais vue à l’œuvre, mais il devinait en la regardant qu’elle n’aurait rien d’un adversaire facile. Elle avait cette musculature des personnes rompues aux travaux de force. De son côté, elle le dévisageait aussi et il se dit qu’elle se faisait peut-être des réflexions similaires à son sujet, ce qu’elle confirma en demandant :

– Que diriez-vous de m’avoir comme adversaire ?

Elle avait fait cette proposition avec l’assurance tranquille de qui sait qu’elle sera reçue avec respect. Bien des hommes pourtant auraient rejeté avec condescendance la proposition d’une femme de se mesurer à eux. Daniel ne la sous-estimait pas, mais il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il se sentirait honteux de perdre face à elle. Ce qui aiguillonnait d’autant sa combativité.

– J’en serais ravi. Mais à l’épée ? La mienne est trop dangereuse. Je n’ai pas d’épée courtoise.

– Moi oui.

Elle portait une corbeille dont dépassaient des bâtons et divers pommeaux. Elle en tira les armes requises. Ils se vêtirent de veste de cuir pour se protéger des coups et firent quelques passes d’échauffement. Puis les venues proprement dites commencèrent. Il devint vite évident que Faustine débutait à l’épée. Daniel la surpassait largement, la surprendre était un jeu d’enfant ; il était un peu déçu. C’était si facile qu’il dût relâcher un peu son attention ou répéter ses mouvements : sur l’une de leurs venues, Faustine anticipa son geste et passa sous sa garde pour le saisir à bras-le-corps, jetant son épée au loin. Daniel réagit juste à temps pour ne pas basculer immédiatement, mais elle ne relâcha pas son emprise et inversant sa balance, le fit trébucher sur son pied d’appui. Il n’eut que le temps de jeter son arme à son tour pour ne pas tomber sur elle et se retrouva à plat ventre. Il sentit aussitôt le poids de Faustine sur son dos. Il admit sa défaite, le sourire aux lèvres : les choses devenaient enfin amusantes. Elle ne le surprendrait pas deux fois de cette façon. Il s’attendait à ce qu’elle engage de nouveau la lutte à la venue suivante et elle n’y manqua pas : ils se débarrassèrent tous deux de leur épée et s’affrontèrent à mains nues. Ils se retrouvèrent rapidement au sol sans que l’un parvienne à prendre l’ascendant sur l’autre : ils grognaient et riaient dans leur effort comme deux enfants qui jouent, deux enfants qui auraient les corps et les capacités d’adultes.

L’image d’une silhouette traversa le champ de vision de Daniel. Elle échappa aussitôt à son regard dans le mouvement de la lutte, mais il avait eu le temps de reconnaître Jehanne et une expression rieuse sur son visage. L’idée qu’elle les observait le galvanisa : pas question de se ridiculiser devant elle. Mais Faustine dut avoir le même raisonnement, car ses efforts redoublèrent. L’enjeu devenait plus sérieux.

***

La lutte avait pris fin et les deux adversaires pantelaient devant leur maîtresse, avec l’air ravi et coupable de deux enfants fiers de leur bêtise. Jehanne ne cachait pas son amusement et applaudissait comme une dame félicitant des jongleurs de l’avoir bien divertie. Son visage finit cependant par reprendre de la gravité.

– Je suis bien aise de vous trouver ensemble car j’ai grand-chose à vous dire. Je vais m’absenter quelques semaines. Victor va être transféré loin du château et je vais l’accompagner à son nouveau domicile en compagnie de dame Elaine. En notre absence, Beauregard et sire Edouard assureront conjointement la protection et l’administration du duché. Quand dame Elaine reviendra, elle reprendra ses prérogatives sur Autremont et gouvernera le duché au nom de son époux.

Faustine resta impassible, mais Daniel ne put dissimuler son étonnement. Il ouvrit la bouche, mais elle l’interrompit d’un geste impérieux et poursuivit :

– L’armée Beljour quittera donc ces terres, à l’exception d’une garnison qui restera pour assurer protection et appui à dame Elaine. Par ailleurs, une partie du duché fait désormais l’objet d’un paréage entre dame Elaine et moi. Cette partie inclut la seigneurie de Mourjevoic, revenue dans le giron du duché après votre fuite, sire Daniel, mais que vous pourrez récupérer si vous consentez à rendre hommage à dame Elaine et moi.

Il n’y avait rien d’interrogatif dans cette dernière déclaration, mais Jehanne marqua une pause en regardant Daniel. Celui-ci resta coi. Il y avait trop d’informations nouvelles à assimiler pour qu’il pût même comprendre qu’il avait une décision à prendre. Il y avait quelque chose derrière les paroles de Jehanne qui l’avait inquiété, une conclusion qu’une partie de son esprit avait déjà faite mais qui restait brouillée derrière la confusion. Jehanne hocha la tête, comme si elle comprenait ce qui se passait.

– Vous aurez le temps d’y réfléchir, sire Daniel. D’ici là, vous êtes un homme entièrement libre de vos mouvements : mon désir est que vous accompagniez mon armée jusqu’à Beljour et y demeuriez en sécurité jusqu’à mon retour, mais c’est une prière et non un ordre que je vous adresse.

Le déclic se fit enfin. Daniel en oublia momentanément la politesse formelle qu’il était censé adopter :

– Jehanne, tu pars ! Quand reviendras-tu ? Tu ne reviens donc pas avec dame Elaine ?

Il y eut une infime fissure sur le visage de la comtesse.

– Non, Daniel. Je reviendrai plus tard. J’ignore encore la date exacte.

Le cœur de Daniel se mit à battre plus fort, comme lorsqu’un combat s’annonçait.

– Jehanne… ma dame… Pardonnez-moi, mais vous ne pouvez pas partir ainsi. Je… vos hommes ont besoin de vous. Amelina a besoin de vous. Que comptez-vous faire d’elle ?

– Mes hommes ont leurs ordres jusqu’à leur retour. Quant à Amelina, je vous confie à tous les deux sa sécurité et son bien-être. Faustine, assure sa protection comme tu as assuré la mienne.

– Ma dame ! Je ne reste pas à vos côtés ?

– Non point, Faustine, mais j’aurais une escorte, au moins pour le début de mon voyage.

– Ma dame, insista la soldate, permettez-moi… C’est une folle imprudence que de voyager seule ! Laissez-moi vous accompagner, ou toute autre personne que vous jugerez plus digne d’être votre garde du corps.

– Impossible, Faustine, mais tranquillise-toi. Je reviendrai dans moins d’un mois.

Un mois ! Daniel en oublia l’étiquette.

– Jehanne… Amelina ne comprendra pas que tu la quittes si longtemps. Elle va croire que tu l’abandonnes encore. Je veux dire, que tu l’abandonnes… Pardonne-moi, je ne voulais pas dire…

– Je sais ce que tu voulais dire et tu n’avais pas tort. J’ai abandonné Amelina.

– Jehanne, si tu ne l’avais pas fait, elle aurait chuté avec toi dans la ravine.

– Il n’y a pas que cette fois-là.

– Pas cette… ?

– C’est une histoire pour un autre jour. Juge-moi si tu le souhaites, Daniel : je dois partir. J’aurais emmené Amelina avec moi, si elle l’avait souhaité : mais elle me déteste.

– Ne dis pas cela ! Elle te connaît mal. Elle se méfie de beaucoup d’adultes… Elle a subi beaucoup d’épreuves pour son jeune âge, tu sais.

– Je sais. Je lui ai failli. Mais j’ai d’autres devoirs. Ce voyage est indispensable, comme il est indispensable que je fasse seule. Le convoi partira demain aux premières lueurs du jour. Je vous reverrai bientôt.

Le ton s’était raffermi jusqu’à la dureté. Jehanne ne souffrait plus de réplique. Elle se détourna, comme on ferme une porte. Déboussolé, Daniel resta d’abord sans réaction ; puis l’idée lui vint que ce pourrait être la dernière image qu’il aurait d’elle, qu’on lui annoncerait qu’elle avait été attaquée et tuée pendant son voyage, ou bien elle déciderait de ne plus jamais revenir. Il fallait qu’il la retienne, qu’il lui parle, qu’il brise ce mur entre eux avant qu’ils se séparent ; mais il resta inexplicablement figé dans sa passivité, la regarda s’éloigner et disparaître.

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