La Saint-Hippolyte - 2
Jehanne avait passé une courte nuit : le premier rayon de soleil l’avait fait bondir de la selle où elle avait reposé sa tête. Elle louait la Providence pour cette saison aux longs jours et assez clémente pour lui permettre de dormir à la belle étoile, pour peu que nul rôdeur ne vienne perturber son sommeil. Sa jument trottait souplement sur la route poussiéreuse : elle était jeune et endurante, comme sa cavalière – Jehanne en était reconnaissante. Malgré l’inconfort de sa nuit, après des semaines à dormir dans des lits de plume, elle se sentait pleine d’énergie et de vigueur. Le matin était frais encore, le soleil juste assez chaud pour sécher monture et cavalière de l’humidité de la nuit, sans les faire transpirer. Une brume légère s’élevait du flot qu’ils longeaient. L’air bruissant fut percé du cri d’une buse. Tout était parfait.
Son chemin en croisa un autre, flanqué d’une balise gravée d’une coquille. Il était large et naturellement entretenu par le passage régulier de centaines de pieux pieds. Le cheval mit ses sabots dans les pas des pèlerins. Son trot vaillant ne tarda pas à dépasser plusieurs groupes de marcheurs, qui saluèrent la cavalière : Jehanne y répondit d’un signe poli, sans faire entendre le son de sa voix. Ces pèlerins lui rappelait le pauvre Guillaume, qui avait parcouru ce chemin dans l’espoir d’une rémission. Ces pénitents espéraient susciter la miséricorde divine ou trouver une sorte de révélation. Quant à elle, c’était tout autre chose que l’amour divin qui la portait en avant, qui faisait battre son cœur. Lui aurait-on proposé le Seigneur au bout du chemin qu’elle n’eût peut-être pas accepté l’échange. Elle hâta davantage sa monture pour s’éloigner du groupe, comme si quelqu’un risquait d’entendre ses pensées impies.
La journée se passe sans encombres. Elle partagea un repas avec une famille de pèlerins, savourant son anonymat, mais les quitta bientôt, trop impatiente pour s’aligner à leur rythme ralenti par les enfants.
Les toits d’Aiguefouine apparurent de loin. Le chemin y menait tout droit, on voyait d’ici l’hospice qui accueillait les voyageurs. Jehanne se demanda si Marthe, Mathurin, Séverine, tous ceux qu’elle y connaissait s’y trouvaient encore : c’était probable, elle n’était partie que depuis un an.
Mais elle dévia de la route. La rivière Ambre, qui traversait le village, décrivait une large courbe. Jehanne poussa son coursier, coupant à travers champ vers un espace arboré en aval.
L’endroit si familier surgit à ses yeux. Inchangé depuis un an, peut-être plus sauvage encore, les ramures des arbres s’entremêlant en une voûte dont la beauté désordonnée surpassait l’harmonie des cathédrales. La rivière Ambre, docile en cette saison, léchait la berge basse. L’hiver, elle venait déborder sur toute la clairière et la noyait : la vie pourtant n’en repartait que plus verdoyante lorsque les eaux baissaient de nouveau.
Il n’y avait personne. Jehanne avait arrêté son coursier et scrutait l’endroit de toute son âme. La journée était bien avancée, bien que le soleil fut haut encore : se pouvait-il que Solange fût venue, puis se fut lassée d’attendre ? Non, elle était plus opiniâtre : elle serait restée jusqu’à la nuit. Si elle n’était pas là, c’était qu’elle viendrait plus tard, ou bien elle avait pris la décision de manquer le rendez-vous. A moins qu’il ne lui soit arrivé quelque chose. Jehanne descendit de sa monture, absente d’elle-même. Cela lui paraissait si facile de croire que Solange l’avait simplement oubliée, avait décidé de faire sa vie ailleurs, sans elle : c’était bien trop fou d’espérer après une personne qu’on n’a pas vue depuis un an, et avec qui on n’a de toute façon aucun avenir.
Le craquement d’un branchage. Jehanne tourna vivement la tête, avec une exclamation.
– Sol…
Le lièvre pris par surprise s’éloigna à grands bonds. La brève lumière qui avait envahi Jehanne se transforma en nœud qui se coinça dans sa gorge, comme celui qui retenait les mots dans sa gorge, le temps de son amnésie. Si Solange ne lui répondait plus jamais, à quoi bon parler ?
C’est alors qu’elle la vit.
Elle était dressée devant elle comme si ça faisait un moment qu’elle était là, qu’elle attendait d’être remarquée. Le soleil à travers les feuilles posait des taches dorées sur sa silhouette. Solange avait ce regard droit et ardent qui absorbait si bien l’attention que les contours de sa figure en paraissaient flous. Jehanne avait envie de s’élancer pour prendre son visage adoré entre ses mains, pour sentir la rondeur de ses bras, la tiédeur de son haleine, pour réduire à rien la distance qui les séparaient encore ; mais la barrière d’un an d’absence s’interposait. La comtesse était soudainement trop consciente de ses vêtements chers, de sa coiffe, de ses armes et de ses cicatrices. Solange la reconnaissait-elle seulement ? Ou voyait-elle une étrangère ? Pourtant le cœur de Jehanne battait autant que celui de Blanche, plus peut-être de ce qu’il craignait d’être abandonné.
Solange s’approcha, Jehanne sentait à mesure le nœud dans sa poitrine s’assouplir et fondre comme de la cire.
– Tu es venue.
Les mêmes mots que Daniel, avec la même gratitude. Jehanne sentit plus intensément la chaleur du soleil, l’humidité qui s’élevait du cours d’eau. Solange était toute proche à présent, assez pour que Jehanne sente son odeur et puisse distinguer les plis de ses lèvres. Elle tendit enfin les bras et cueillit doucement la taille de sa compagne, qui répondit à la pression en levant une main vers son visage. Les doigts de Solange dessinèrent les contours de sa mâchoire, de sa pommette, s’attardèrent un instant sur la marque blanche qui lui déformait l’arcade sourcillère.
– Tu as souffert.
Une longue anxiété explosa en mots presque enfantins :
– Je ne te dégoûte pas ?
– Tu as l’air d’une guerrière. Tu en as toujours été une.
Elle l’embrassa enfin et Jehanne oublia tout.

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