Chapitre 51 : Émotions et Souvenirs

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Les yeux remplis de larmes, Georges Roche s’assit à côté d’Alain. Le calme de la pièce régnait et était uniquement interrompu par des miaulements perçants d’un chat provenant de la rue. Une douce odeur d’encens embaumait la pièce. Il songeait alors à Jessica, dans des pensées amoureuses. Ses souvenirs entouraient les images passées tel un ruban nouant un bouquet.

« Ça y est. L’heure est arrivée. Je vais t’accompagner pour ton dernier voyage. Tu étais tellement spéciale, un être qui resplendissait trop intensément pour rester parmi nous. Mais, même si tu n’es plus là physiquement, je te sens présente à jamais, à chacun de mes questionnements. Tu es une fleur de lotus qui danse à l’intérieur de cette pièce. C'est comme si tu guidais mes pas depuis un ailleurs, tel un balisage céleste. Mais, aujourd'hui, à cet instant où Alain et moi sommes réunis pour te dire adieu, je ressens le poids de cette séparation qui approche. Mon cœur est empli de mélancolie. Je te retrouverai bientôt dans un autre monde, là où nos âmes se rejoindront de nouveau. »

Les deux amis discutèrent calmement, sans que leur stress ne transparaisse.

— Alain, je me souviens avec précision de ma première rencontre avec Jessica.

— Oui et moi aussi. Et pour cause. Tu me l’as volée, en quelque sorte.

— Tu m’en veux encore ?

— Non, tu le sais bien, on en a souvent parlé. Tu es mon meilleur ami. En fait, c’est elle qui nous a reliés.

- … La porte de ton appartement qui s’ouvre. Ses yeux verts qui me dévisagent. C’est gravé à l’intérieur de mon cœur.

— Je me rappelle nos aventures ensemble.

— Ah oui ! Et nos fous rires ? Ces moments précieux resteront à jamais ancrés en moi.

— Elle nous a quittés trop tôt. Mais, je sens son esprit rôder à l’intérieur de cette pièce, tu peux le croire.

— C’est mon sentiment aussi. Cette certitude me donne la force de faire face à la situation.

— C’était comme une sœur pour nous, une flamme éclairant nos vies.

Alors que Georges et Alain partageaient leurs souvenirs, un silence s'installa. Soudain, le bruit d'une porte qui grince les fit sursauter. Des pas hésitants résonnèrent dans le couloir, se rapprochant inexorablement. Les deux amis échangèrent un regard inquiet, leur conversation brutalement interrompue. Georges se leva lentement. Il s'approcha de la porte, la main tremblante sur la poignée. Lorsqu'il l'ouvrit, ils découvrirent une silhouette étrange, vacillante, mais bien réelle. Un homme d’une cinquantaine d’années, pâle et affaibli, se tenait devant eux. D’un coup, il s’affala. Son pantalon, trop court, remonta sur ses jambes, révélant des chaussettes blanches, comme celles des clowns dans les cirques. Sa cravate verte couleur pomme nouée maladroitement, évoquant une liane entremêlée témoin d’une inexpérience, pendait sur sa poitrine. Le jeune resta figé, incapable de prononcer un mot. L’arrivée d’un inconnu, maladroit et surprenant, faisait irruption au milieu de cette scène empreinte de mélancolie, comme un intrus pénétrant un sanctuaire de souvenirs. Le regard des deux amis se posa sur lui, cherchant à déchiffrer le sens de cette intrusion. La tension dans l’air se transforma en une attente nerveuse, alors que le personnage, reprenant contenance, ouvrit enfin la bouche pour introduire la raison de sa visite.

— Bonjour messieurs.

— Bonjour. Êtes-vous blessé ? demanda Georges.

— Non, j’ai l’habitude, couina le quidam en s’asseyant sur son séant et en fixant le garçon. Il était manifestement ivre. Il commença à discuter.

— Je suis maître de cérémonie des pompes funèbres Mon Cercueil.

— Quel est le but de votre visite ? Il y a un problème ?

— Non. Je souhaiterais uniquement me présenter à vous. Savoir si vous avez des questions particulières. Nous avons oublié de vous demander si vous comptez prononcer un discours.

— Oui, je le souhaite, en effet.

— Ah ! au fait, qu’as-tu prévu ? demanda Alain.

— J'ai eu du mal à trouver les mots justes pour écrire un petit texte. Je désirais rendre hommage à son existence.

— Cela n’a pas dû être facile. Je comprends ce que tu as dû ressentir. Dans de pareils moments, ce n'est pas facile de trouver les mots destinés à quelqu'un que l'on a aimé. J’espère que tu as pensé à ce dont tu voudrais que les gens se souviennent d’elle ? Et peut-être parler de ses passions, de sa beauté, de son humour.

— J’y ai songé, mais en vain.

— Dommage. Moi, j’aurais inclus des anecdotes amusantes ou touchantes qui reflétaient sa personnalité.

— Tu as raison. Mais, je n’ai pas su écrire quelque chose qui aurait vraiment rendu justice à sa vie et à son impact sur les autres.

— Je suis sûr que tu aurais pu réussir ou au moins me demander de l'aide.

— C’est exact. Tu sais, la mort commence par le verbe. Il est important de trouver de jolies paroles. Alors, j’ai cherché un poème. Il pourrait convenir. C'est une solution de facilité, mais ça marche. Je vais le chercher dans la pièce à côté.

Il se leva doucement et sortit. Il revint avec un livre noir et jaune à au bout de la main droite. Il dit alors au croque-mort :

— Tenez, je vous confie cet ouvrage. J’ai intercalé un marque-page qui me permettra de lire un passage. Ce serait aimable de me le faire passer quand j’en aurai besoin.

— Pas de problème, monsieur.

— Merci à vous.

Il raccompagna tranquillement l’homme à la cravate verte à la porte. Lorsqu’il revint Georges observa son reflet au milieu du miroir. Il se rendit compte de l'étrangeté de la situation. Les poils de sa barbe, accentuant son visage fatigué, semblaient symboliser une certaine négligence ou un désordre intérieur qu'il ne pouvait ignorer. Il se rappela alors que, même dans les moments les plus sombres, il avait souvent trouvé du réconfort dans des gestes familiers, comme le rasage, qui lui offraient un moment de clarté et de contrôle. En se passant la lame sur la peau, il chercherait à apaiser ses pensées tourmentées, à redonner un semblant de normalité à une journée marquée par la perte et l'incertitude. Ce rituel, apparemment banal, devenait ainsi une manière pour lui de rétablir un équilibre émotionnel fragile.

*

La venue de l’étranger avait stressé Georges. Pour désinhiber son cerveau, il avala un calmant accompagné d’un verre de whisky. Les effets du médicament commencèrent à se faire sentir quelques minutes plus tard. Il se sentit décoller. Accompagné de son ami, il se dirigea vers le cimetière. Ils atteignirent la vieille porte rouillée du lieu, il était aux environs de 11 h 30. Au moment où ils se présentaient, les arbres se dressaient telles des sentinelles végétales. Ils encadraient l’endroit d’une présence majestueuse. Leurs feuilles frémissantes étaient les murmures d'une langue étrangère. Seul le vent pouvait les traduire. Chaque bruissement était une confidence échangée entre ces géants de bois et d'écorce. Ils partageaient les mystères de la nature avec une éloquence muette. Leurs branches étendues formaient une arche effrayante, invitant les visiteurs à pénétrer l’antre de ce sanctuaire verdoyant où régnait le repos éternel.

Malgré la solennité de l'occasion et sous l'effet de l'alcool, Roche sautilla un peu. Après avoir déposé à terre un magnétocassette qu’il avait apporté , il se mit à frapper dans ses mains afin de se réchauffer. Le jeune homme regarda sa montre et en conclut que grâce à Dieu, ils étaient à l’heure. Le convoi funéraire n’était pas encore arrivé. L’endroit semblait figé dans le temps. L’entrée décolorée grinça sous l'effort d'Alain. Elle s’ouvrit complètement, laissant échapper un son lugubre qui servit d’avertissement aux âmes sensibles. « Amen ! » pensa Georges. Le jeune homme, déjà ému par l'alcool et les images qui le submergeaient, percuta par mégarde un petit poteau perturbateur et potache sur lequel était apposée une affichette avec ces mots inscrits en majuscules.

ENTERREMENT DE JESSICA ALONSO 11 H 45 ALLÉE 5

*

Pendant que les deux garçons avançaient le long de la travée, Roche examinait les inscriptions sur les tombes. Il fit un bref calcul mental afin de déterminer l'âge moyen des personnes décédées. Il en déduisit que sa bien-aimée serait entourée d'une multitude de vieillards. Certainement qu’ils étaient passés de vie à trépas en pantoufles confortables et le ventre empli de tisane à la camomille. Il fit une moue dubitative. Sa fiancée, la jeune pousse, reposerait désormais au milieu de ronces décaties. Mais, il trouva sa pensée inappropriée. Dans le but de se punir, il se mordit la lèvre inférieure jusqu'au sang.

En s'approchant du trou de la tombe fraîchement creusé pour la dépouille, le garçon trébucha légèrement sur une pierre tombale.

— Fais attention. C'est une journée pour se recueillir, pas pour faire des cabrioles, murmura Alain, d'un ton à la fois de réprimande et de compassion. Son ami hocha la tête avec sérieux. Il sortit une petite bouteille de sa poche intérieure et versa discrètement un peu de liquide sur la pierre du tombeau.

— Pour vous, honorable inconnu. Toujours à la vôtre, surtout dans l'au-delà, dit-il, en jetant un œil complice à son camarade. Celui-ci opina du chef, à la fois amusé et exaspéré. Mais, il ne pouvait s'empêcher de ressentir une pointe de gratitude, car cette péripétie apportait un brin de sens et de légèreté dans cette matinée. Les deux hommes se regardèrent un instant, comprenant sans un mot l'importance de ces moments partagés, même teintés d'ironie et d'excès.

À cet instant, le convoi funéraire traversa le portail d’entrée en le faisant gémir tel un cri de banshee. Un véhicule d’un noir sombre, choisi pour l'occasion, commençait à tracer sa route à travers les tombes.

Les deux garçons observèrent le corbillard approcher lentement de l'allée où ils se tenaient. Le véhicule avançait avec une solennité pesante, portant le poids de tous les adieux jamais prononcés. Le bruit de ses pneus sur le gravier résonnait dans le silence, un écho lugubre aux murmures des feuilles et aux soupirs du vent. Georges sentit un frisson lui parcourir l'échine alors que la limousine s'arrêtait à quelques pas de la tombe fraîchement creusée. À l'avant de la procession funèbre, le maître de cérémonie, rencontré deux heures auparavant, menait la marche en titubant, telle une proue fendant les flots de la vie. Dans son sillage sinueux, deux acolytes suivaient, semblables à des lunes maudites éclipsées par les ténèbres de leurs vestes. Leur dégaine improbable rappelait des physionomistes de boîtes de nuit. Ils veillaient à l’entrée d’un night-club qui aurait d’un côté des vivants et de l’autre des défunts. Silencieux tels que des statues, leurs regards perçants scrutaient chaque mouvement. Ils se tenaient prêts à éjecter d'un geste ferme tout élément perturbateur. Ils étaient les derniers remparts, les gardiens des portes éternelles, assurant la quiétude de ce sanctuaire ultime. La mère de Jessica ainsi que ceux que l'on considère habituellement comme les amis de la famille suivaient l’automobile.

— Mon pauvre Roche. Quel malheur, quel grand malheur ! s'est écriée la mère en tombant littéralement dans les bras de Georges. Elle était restée belle, d’une beauté qui avait résisté aux rigueurs des années. Les larmes qui roulaient sur ses joues ressortaient encore plus le vert lumineux de ses yeux, somptueux héritage qu'elle avait transmis à sa fille. Dans un effort pour apaiser ses émotions, le garçon tenta tant bien que mal d’aligner diverses paroles teintées de consolation.

Pendant ce temps, le cercueil fut extrait de son compartiment. Le corps de la défunte reposait sur un petit plateau chromé. Georges examina l’objet attentivement, trouvant une ressemblance avec une desserte de restaurant. Le croque-mort en chef s'approcha de lui. En guise de propos introductifs, il récita avec une voix de cinglé un texte qu'il avait appris par cœur. Il répéta par trois fois les phrases clefs.

— Croyez, cher monsieur, que ce sont des instants très pénibles. Je compatis et vous présente mes condoléances les plus sincères.

Derrière lui, les assistants restaient silencieux. Ils cherchaient du regard s'ils retrouvaient certaines connaissances dans l’assistance.

Puis, vint le moment où Georges enclencha le bouton du magnétocassette. Les paroles d’« Hotel california » des Eagles[Hotel California, Eagles-1976] s’élevèrent vers les cieux.

« Then she lit a candle and she showed me the way.

There were voices down the corridor,

I thought I heard them say. »

Georges demanda alors au maître de cérémonie le livre qu’il lui avait confié plus tôt dans la matinée. Il lut un passage d’une voix remplie de sanglots.

« Ne vous tenez pas au bord de ma tombe pour pleurer.

Je ne suis pas là, je ne suis pas enterré.

Je suis des milliers de vents qui tournoient.

Je suis l’éclat des diamants qui se reflètent dans le soir.

Je suis le soleil sur des grains mûrs.

Je suis la pluie d’automne qui frappe dur.

Quand vous vous réveillerez aux lueurs du matin,

Je suis celui qui chassera vos chagrins,

Avec les oiseaux qui volent dans le ciel.

Ne vous tenez pas au bord de ma tombe pour pleurer.

Je ne suis pas là, je ne suis pas enterré. »

À la fin de la récitation, les larmes coulèrent sur son visage. Cela n’émut pas les croque-morts qui se frayèrent un chemin à travers les quelques personnes réunies. Ils rejoignirent leur véhicule et passèrent à côté des gens sans même y poser les yeux. Mais, à la suite de l’émotion intense due à la gravité du moment et à la fatigue, Georges perdit connaissance.

=O=

Chapitre refermé. Mémoire ouverte. Le théâtre continue.
Pour aller plus loin dans mon univers : Vérité - https://bit.ly/4gf8IGi

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