Chapitre 49 : Le Chant des Cendres
Depuis quatorze heures, la chaleur était tellement élevée que les rayons brûlaient le soleil. Celui-ci grimpait toujours sur l’échelle d'or. Un long moment, Georges Roche se fraya un chemin à travers la broussaille dense. La sueur perlait sur son front, toute goutte semblait s’évaporer avant même de toucher le sol desséché. Il avançait, les pieds lourds et l’air vibrait sous l’effet de la canicule. Les arbres rares paraissaient se tordre dans une danse macabre silencieuse, leurs silhouettes se rétractant comme pour fuir l’ardeur du zénith. Le jeune homme sentait son esprit vaciller sous l’assaut implacable de la touffeur. Les souvenirs se précipitèrent alors, telle une vague irrépressible qui le ramena à ce moment fatidique. C'était un après-midi d'été étouffant, identique à celui où la transpiration colle à la peau, semblable à une seconde couche d'existence. Le garçon passa le long d’un petit ruisseau, autrefois lieu de rassemblement joyeux d’animaux. Aujourd’hui, le ru était réduit au silence de mort. Il s’arrêta cinq minutes, examinant la rigole vacante. Il se vit lui-même comme un reflet brisé de l’homme qu’il avait été. Le haut niveau de température servait de barrière invisible, un mur qui le séparait de tout ce qu’il avait connu.
Georges dut aborder la descente du sommet escarpé, chaque pas le rapprochant de l'horreur qui l'attendait en contrebas. Le sentier serpentait à flanc de colline, parsemé de cailloux traîtres qui menaçaient de le faire chuter. Plus bas, une crevasse béante paraissait l'appeler, telle la gueule avide du diable prête à l'engloutir. C'est là qu'il bifurqua pour amorcer la montée d’un petit entonnoir qui le séparait de son but ultime. Il monta encore, ses pas résonnant dans le néant, un écho solitaire dans la fournaise de l’après-midi. Jusque-là, il avait suivi la petite allée. À chaque enjambée, il élevait une brume persistante ; pâle et aride, elle donnait l’impression de sceller le sol en strates compactes. Il arriva enfin à une clairière, naguère verdoyante, maintenant réduite à un désert de terre et de poussière. Il huma l'air, l'odeur douce-amère lui parut familière. Les hêtres, jadis majestueux, étaient penchés, leurs feuilles noircies par un astre sans pitié.
Le jeune homme s’assit à l’ombre chiche d’un olivier, le souffle court, le cœur lourd. Il ferma les yeux, cherchant un répit derrière ses paupières. Mais, même là, il ne trouvait pas de paix. Les images de son passé tourbillonnaient, toutes consumées par le feu de son chagrin. Il se revoyait lui et Jessica, insouciants, entrant dans leur chambre pour écouter le dernier disque de Léo Ferré. Mais, ils avaient préféré faire l’amour. L'instant où la pulsion de vie les avait propulsés vers les sommets de la communion charnelle. Il se rappela les jours heureux, trop peu nombreux, mais partagés sous un ciel moins cruel.
Le garçon reprit sa marche, toujours désespéré, guidé par la chaleur impitoyable. Mais, elle ne pouvait pas briser l’esprit d’un homme déterminé à découvrir la réalité dans le désert de sa tristesse. Il escalada avec difficulté entre deux rochers pour rejoindre une piste sinueuse au milieu de la nature sauvage. Plus il progressait, plus le paysage devenait mouvant. Les fougères avaient remplacé les buissons, les petits chênes s'inclinaient doucement pour lui céder passage. Il s'arrêta et s'accroupit pour observer l'endroit autour de lui. La voie s'interrompit d'un coup.
Georges arriva près du véhicule. Celui-ci était en équilibre sur un improbable promontoire. L’ombre discrète d’un feuillu protégeait ce qui restait de l’automobile. Autour de l’épave éclatée par le choc, quelques objets hétéroclites avaient été éjectés : deux livres, un mot griffonné sur un bout de papier.
— Pourquoi suis-je ici, au juste ? se demanda le garçon, le regard perdu dans le vide. Tout cela n'a-t-il pas de sens ?
Une parole interne lui répondit, pareil à un écho douloureux :
— Parce que tu cherches des réponses à quelque chose qui n’en a pas. Tu veux comprendre pourquoi tout a basculé, comment le bonheur s'est transformé en blessure . — Mais, est-ce que je peux vraiment appréhender cela ? murmura-t-il, ses pensées se mêlant au vent qui soufflait faiblement autour de lui.
— Tu dois essayer, répliqua sa voix intérieure avec douceur. Tu peux te battre pour reconquérir la paix, pour accepter ce qui est arrivé et déterminer un sens à ta destinée maintenant.
Georges fit un geste de négation avec la tête, comme s'il refusait ses propres réflexions.
— Je ne pourrai pas trouver la manière de vivre avec cela.
Le jeune homme prit deux branches qu’il mit en forme de croix et les dressa sur un petit monticule.
Les larmes coulèrent le long de son visage tandis que les réminiscences se bousculaient plusieurs fois. Il dit tendrement quelques mots, faisant taire sa peine. Puis, il redescendit le miroir de la vallée, fit un signe de la main, tel un adieu. Arrivé en bas, il vit qu'une église minuscule se cachait à l’orée de la maigre forêt. Une musique accompagnée de chants s’en dégagea. C'était un chœur de femmes qui rassemblaient leurs voix pour rendre hommage à la vie et à la mort. L’harmonie envoûtante des vocalises féminines toucha l’âme de Georges Roche et le transporta dans un autre monde. Il remonta la sente jusqu’à son auto. En repartant, il se promit de ne plus revenir dans ce pays qu'il aimait tant auparavant et qui lui était devenu intolérable. Il reprit la route. Sur le parcours, il repensait aux occasions et aux oublis, aux arguties et aux disputes. Tous ces moments partagés lui procurèrent une douce tristesse nostalgique.
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