Chapitre 47 : Odyssée vers l'Adieu
Pour Georges Roche, la distance entre le bureau du directeur du funérarium et la chambre mortuaire était de quinze mètres. Mais, en réalité, elle se révélait aussi vaste et insurmontable que le périple d’un navigateur solitaire autour du globe. Chaque pas résonnait avec le poids d’un millier de pas, et chaque souffle de sa poitrine, tel un vent contraire, le poussait vers des rivages inconnus de l’âme humaine. C’était une odyssée intérieure de l’esprit dans laquelle les mers tumultueuses de la réalité se mêlaient aux eaux calmes de la réflexion. Toute vague était un souvenir, tout courant un regret. À l’intérieur de cette traversée émotionnelle, le jeune homme naviguait à travers le temps et l’espace, confronté à l’immensité de la perte et à la finitude de l’existence.
Il arriva devant une baie vitrée semblable à celle que l’on voit dans les films policiers américains. Le garçon vit le corps derrière la vitre. Le climat créé par ce spectacle macabre était véritablement troublant. Tout en étant dans la matérialité des choses, l’esprit, comme pour s’en évader, inventait des scénarios. Le bruit étouffé de la climatisation ronronnait, berçant l'atmosphère de la pièce d'une musique sourde et lointaine. Le mystère pesant de la chambre funéraire se mêlait à la lueur crue qui mettait en exergue le visage de Jessica, laissant percevoir la fraîcheur mortuaire dans l'air. Parmi cet étrange mélange de sensations, l’homme ressentait chaque battement de son cœur pareil à un écho immémorial, résonnant avec la tristesse de l'instant. Le rideau du concret retomba brutalement, abandonnant les deux amoureux figés dans le silence de leur propre scène finale, où aucun réveil n'était prévu. Le garçon entra à l’intérieur de la pièce. À peine franchi le seuil, il poussa un « Nom de Dieu ».
Dieu ne lui en tint pas rigueur. Il est bien entendu que lorsque les prières adressées au divin demeurent sans réponse, il est admis de profaner. En définitive, parler au Seigneur par un juron indique que vous êtes fidèle à sa loi.
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Cette posture soulève une question profonde sur la relation entre l'Homo sapiens et le Ciel. Elle met en lumière une notion paradoxale : profaner en invoquant le Créateur. Lorsque les supplications restent sans réponse, la frustration peut conduire à des expressions de colère ou de déception, même envers ce qui est sacré. Parfois, ces réactions impétueuses sont vues comme une preuve de fidélité à la loi divine. Elles révèlent la sincérité des émotions face à des événements incompréhensibles. Cela montre que la relation avec l’Éternel peut être complexe, faite de moments de doute et de désespoir, où les limites de la foi sont mises à l'épreuve.
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Le bruit d’air conditionné berçait la pièce d'une musique sourde et lointaine. La luminosité du lieu mettait en exergue les traits de Jessica, qui rayonnait d'un majestueux éclat, composant même une fraîcheur, bien plus impressionnante que celle dont elle jouissait encore au sein des vivants. Bizarrement, elle lui rappela son père. Elle avait un délicat sourire qui paraissait orner sa bouche. Toutefois, en s'approchant plus près, il remarqua que le corps était étrangement intégral et sa chair se révélait douce au toucher. Couchée son drap funèbre, la mort la sculptait, une dernière fois, dans une attitude de plénitude. Elle semblait dormir d'un sommeil abyssal, alors qu'en fait, il n'en était rien. Avec une tendresse infinie, Georges posa la main sur le front de la défunte, ainsi que le font les mères sur ceux de leurs enfants pour savoir s'ils ont de la fièvre. Il se baissa, plaqua un baiser sur la joue, sentit le goût de la dévastation sur ses lèvres et s’assit à côté d’elle.
Le directeur du lieu sentait le temps tel un compteur implacable. Il incita le jeune homme à conclure sa visite. Il avait la façon d’un vendeur pressé qui encourage un client à achever son achat pour libérer de l'espace pour le prochain consommateur. Par son métier, il côtoyait la grande faucheuse au quotidien. Cette proximité constante avec le passage vers l'au-delà donnait l'impression qu'il était devenu insensible à la douleur des humains, tant il était confronté à cette réalité de manière répétitive. Pour lui, les familles des défunts n’étaient pas seulement des personnes en deuil, mais aussi des chalands pour lesquels il devait assurer un service professionnel. Cependant, sa philosophie personnelle de la fin de vie pourrait prendre une autre dimension lorsque son propre foyer serait touché par ce même destin inéluctable. La disparition, souvent perçue comme une abstraction dans son travail quotidien, deviendrait alors une expérience intime, modifiant profondément sa perspective et sa relation avec cet événement universel.
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Ainsi, Georges s'est levé, a longuement regardé Jessica avec un regard qui serait une dernière fois. Le jeune homme s’était imaginé des phrases définitives, mais il ne les prononça pas. Ensuite, il demanda le lieu et les informations que possédait le directeur et le garçon sortit du funérarium tel le somnambule de sa chambre.
Au bout de l'interminable attente, l'âme de Georges se mit à se briser.
— Je vais me contenter de rêver de toi, murmura-t-il intérieurement, ses pensées se perdant dans les méandres de la solitude et du regret.
Les paroles résonnaient en lui, révélant la dure réalité de la séparation.
— Ton existence n’est plus la mienne, répéta-t-il mentalement, non moins que pour se convaincre de cette vérité amère. Pourtant, malgré la souffrance qui émanait de ces mots, il ne pouvait s'empêcher de replonger dans les doux tourbillons de ses souvenirs. Il revit sa bien-aimée, éclatante de bonheur sur le dos d'un cheval fougueux, sa silhouette radieuse transperçant les ombres du passé. Les éclats de rire enfantins résonnaient dans l'écho des années, quand elle prenait le volant de leur vieille 2 CV, embrassant la liberté avec une insouciance délicieuse. Ces moments fugaces, empreints de complicité, paraissaient maintenant lointains. Tout détail prenait vie dans son esprit tourmenté : le son de sa voix, la couleur des cheveux, le parfum subtil qui emplissait l'air lorsqu'elle était près de lui. Toute image était tel un tableau précieux, encadré parmi les méandres de sa mémoire, vibrant de teintes vives et de nuances délicates.
Cependant, malgré cette nostalgie lancinante, il se heurtait à l'incertitude de l'avenir. « Sans savoir où cela va me mener. »
Cette phrase suspendue dans le temps résumait parfaitement son état d'esprit. Il se retrouvait à la croisée des chemins, entre le désir de revenir en arrière et la nécessité d'avancer. Il livrait un bras de fer intérieur où le cœur et la raison se livraient un combat silencieux. Chaque mot, chaque pensée, était pareil à une pièce d'un puzzle complexe, s'emboîtant lentement pour former le tableau de ses émotions Et au milieu de ce tumulte, il se murmurait à lui-même, à croire que c’était une litanie de résignation et d'espoir mêlés.
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