Chapitre 11 - Le Livre Interdit
C’était un matin ensoleillé, les rayons jouaient à cache-cache à travers les rideaux de la chambre. De temps à autre, ils éclairaient le visage de Georges. Il était désormais âgé de treize ans. Celui-ci était plongé dans un roman. Les paroles dansaient devant ses yeux attentifs, tissant un fil invisible entre le papier et son âme. Les pages devenaient des compagnes fidèles, les seules à comprendre les tourments qui l’habitaient. Il apprenait à se protéger de la vie en se construisant une forteresse de lettres. Ainsi, grâce à ce rempart, il échappait à la cruauté du monde extérieur. René entra à l’improviste.
Il proféra une salve de paroles sèches et aiguës qui résonnèrent jusqu’au fond de la pièce. Pour crier ainsi, il n'éprouvait pas le besoin d’avoir un mégaphone.
— Encore avec des bouquins. Tu n’as pas d’autre chose à faire d’utile. Donne-le-moi.
Le fils sursauta. Il ferma Le Meilleur des Mondes et le tendit.
— Idiot ou pas, ils m’ont sauvé. Je ne les échangerais pour rien au monde.
— Je te le rendrai après que tu auras nettoyé la cuisine. Récurer les casseroles te sera plus profitable que de te dégénérer le cerveau avec des mots inutiles.
Il claqua la porte d’un coup sec. Il ne plaisantait pas quand il s'agissait de l'entretien de la maison.
Georges soupira, résigné à sa tâche. Depuis son plus jeune âge, il avait appris que la propreté était une vertu cardinale dans leur foyer, une règle aussi immuable que les lois de la physique. Alors qu'il se dirigeait vers la cuisine, un chiffon à la main, il ne put s'empêcher de penser à quel point cette obsession du nettoyage contrastait avec le désordre émotionnel qui régnait dans l’esprit de son père. L’appartement devait être propre. Les verres devaient être aussi nets et alignés que les soldats lors de la remise des képis. Les serviettes sur la table devaient resplendir d’une blancheur immaculée.
Lorsqu’il eut fini son ouvrage, il demanda à récupérer son bien.
— Je l’ai jeté à la poubelle. La littérature n’a pas sa place chez nous. Les éboueurs le récupéreront demain soir.
— Mais, pourquoi ?
— C’est l’œuvre du diable.
— Papa, s’il te plaît.
— Non. Il n’y a pas de discussion.
Cette attitude de René était la conséquence d’une enfance difficile et d’une éducation rigide. Il voyait dans le travail manuel la seule voie vers une vie respectable. Les livres, à ses yeux, n'étaient qu'une distraction futile, voire dangereuse, susceptible de détourner quiconque du « droit chemin ». Sa propre frustration face à une vie de labeur et son incapacité à comprendre le monde changeant qui l'entourait se manifestaient par un besoin obsessionnel de contrôle sur son foyer. La lecture représentait non seulement une rébellion contre son autorité, mais aussi un rappel douloureux de ses propres rêves abandonnés et de son sentiment d'inadéquation dans une société en pleine mutation.
*
Le soir, l’esprit de l’enfant bouillonnait d'émotions contradictoires, pareil à un tumulte de questions sans aucune réponse. Pourquoi diable son père n’aimait pas Aldous Huxley ? Comment pouvait-il juger un écrivain sans même connaître son existence ? Il se promit d’en parler à sa mère le lendemain.
*
Lors du petit-déjeuner, le soleil filtrait à travers les rideaux de la cuisine. Alors que Georges s'installait à la table, une tension palpable flottait dans l'air. Les événements de la veille pesaient sur ses épaules. Encore troublé par la colère paternelle, l’enfant ne pouvait s'empêcher de se demander ce que la journée lui réservait. Il questionna Rosa. D’abord, elle parut hésitante, comme si elle pesait ses mots avant de les laisser échapper. Puis, elle finit par dévoiler l’affaire. Redoutant les effets de la littérature, ne sachant pas quoi penser, il avait demandé conseil au curé. En 1965, son avis prévalait. Celui-ci avait rendu son verdict. Le Meilleur des Mondes était un roman obscène.
Après un moment de réflexion et de débats intérieurs, Georges prit la décision de se rendre chez l’abbé, espérant obtenir des éclaircissements.
En arrivant au presbytère, derrière une haie, il aperçut le prélat.
Son aube élimée témoignait d'années de service dévoué, contrastant avec l'austérité imposante du bâtiment derrière lui. L’adolescent hésita un instant avant de s'approcher. Le prêtre, sentant une présence, leva les yeux de son ouvrage. Son regard, à la fois bienveillant et inquisiteur, se posa sur le jeune visiteur. Un léger sourire éclaira son visage marqué par le temps, invitant Georges à s'exprimer. Rassemblant son courage, celui-ci fit un pas en avant et, d'une voix qu'il espérait assurée, brisa le silence.
— Bonjour, puis-je vous parler, mon Père.
— Bonjour à toi, mon fils. Que puis-je pour toi ? Qu'est-ce qui t'amène ici, mon enfant ? Veux-tu te confesser ? C'est dimanche, tu sais.
— Je ne cherche pas une confession.
— Entrons, nous serons mieux à l’intérieur pour discuter.
Ils s’assirent à une table. L'atmosphère était imprégnée d'une senteur singulière, un encens à la fois âpre et fétide. L’air autour se dégradait, chaud et humide. Après avoir été informé de l’affaire du livre, l’abbé demanda :
— En quoi est-ce que cela me concerne ?
— Ma mère m'a dit que vous aviez servi de conseil.
— Et alors ?
— Je ne suis pas d’accord avec vous.
— Je ne me rappelle plus quel était le titre. Quel est-il ?
— Celui qui a été jeté ?
— Oui.
— Le Meilleur des Mondes.
— Qu’est-ce qui te plaît tant dans l’ouvrage ?
— Il dépeint une société futuriste.
— Je t’invite plutôt à lire Les Évangiles.
— D’accord, je le ferai.
— Es-tu sincère ?
— Oui.
— Je vais te montrer que l’église aide son prochain. Je vais aller chercher ton roman.
Où se trouve-t-il ?
— Dans notre poubelle. Je ne vous accompagnerai pas. J’ai trop peur.
L'abbé quitta le presbytère d'un pas décidé, se dirigeant vers l'immeuble de Georges. Le temps pressait ; au loin, le grondement familier du camion des éboueurs résonnait déjà dans les rues du quartier. Arrivé devant la poubelle, il souleva le couvercle d'un geste furtif. Ses yeux scrutèrent l'intérieur jusqu'à ce qu'ils repèrent l’objet convoité, gisant au fond tel un trésor oublié. D'un mouvement habile, il saisit le rebord de sa soutane, improvisant une poche dans laquelle il glissa discrètement l'ouvrage. Celui-ci changea de mains au presbytère, passant du prêtre à l'enfant dans un échange silencieux chargé de complicité.
Cependant, cette action ne resta pas sans conséquence. Le lendemain soir, lorsque Georges franchit le seuil de sa maison après l'école, le visage tendu de Rosa l'accueillit. Sa voix trahissait une inquiétude palpable lorsqu'elle annonça :
— Papa veut te parler, il faut que tu ailles le voir tout de suite. Monseigneur est venu.
À la voix de sa mère, l’enfant comprit à l’instant que quelque chose n’allait pas. S’il avait eu du courage, il aurait pris les jambes à son cou et se serait enfui. S’enfuir pour aller où ? Que se passerait-il s’il revenait ? René serait capable de l’envoyer en pension chez les frères. Non, plutôt mourir. Il ne pouvait pas reculer.
Le cœur de Georges battait la chamade alors qu'il entendait les bruits familiers de bricolage qui s'échappaient de la chambre. Il s'arrêta un instant devant la porte close, prenant une profonde inspiration pour rassembler son courage. Il savait que derrière cette barrière de bois se jouait peut-être l'avenir de sa passion pour la lecture. Les doigts tremblants, il posa la main sur la poignée, hésitant une dernière fois avant de pénétrer dans l'antre paternelle. L'odeur âcre de métal et d'huile l'assaillit immédiatement, mêlée à la tension palpable qui saturait l'air.
L’homme enleva le morceau de fer sur l’étau qu’il venait de percer. Au début, René paraissait calme.
— Pourquoi avoir fait intervenir monsieur le curé ?
Puis, il gifla Georges. Celui-ci, en se redressant, vit que sa chemise était couverte de sang.
*
Après l’incident, la tension qui régnait dans la maison était palpable, comme un nuage orageux prêt à éclater à tout moment. Rosa, prise entre son amour pour son fils et sa loyauté envers son mari, se sentait déchirée. Elle observait silencieusement le conflit qui se dessinait, cherchant désespérément un moyen de réconcilier les deux êtres qu'elle aimait le plus au monde. Au fil des semaines, l'atmosphère dans la maison devenait de plus en plus oppressante. Le père, loin de s'adoucir, semblait se raidir davantage face à la passion persistante de Georges pour la lecture. Chaque livre découvert devenait prétexte à une nouvelle confrontation, plus violente que la précédente. La surveillance s’accrut. Les fouilles de la chambre augmentèrent régulièrement à la recherche du moindre bout de papier imprimé. Ses règles devinrent plus strictes, les punitions plus sévères. Les repas familiaux se transformèrent en interrogatoires tendus. L'obsession de René pour le contrôle atteignit son paroxysme lorsqu'il interdit à son fils de fréquenter la bibliothèque de l'école. Il alla jusqu'à contacter les enseignants pour s'assurer que Georges n'ait accès à aucun livre en dehors du programme scolaire. La maison, autrefois refuge, se transforma peu à peu en une prison intellectuelle, où même les pensées paraissaient surveillées.
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