Une amitié à naitre,

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Le weekend s’achève. Je l’ai passé derrière mes classeurs à rattraper mon retard sur la classe. Peut-être aurais-je effectivement dû m’y prendre plus tôt. J’ai eu aussi droit à la traditionnelle messe de la Toussaint. Des années que je n’étais plus entré dans une église, Dieu et moi, nous nous sommes un peu éloignés au fil des ans. Ma situation serait-elle une punition divine ? Face à l’incompréhensible, l’homme a tendance à se tourner vers le mystique. Renouer avec Dieu peut être le bon moment.

Les semaines se suivent et se ressemblent, mes bonnes notes continuent, j’obtiens ainsi la paix auprès de l’administration et de mes parents. L’allemand continue à me poser de sérieux problèmes mais après un 8/20 avec pour commentaire « encourageant », puis un 12/20, je pense pouvoir m’en sortir. Lassé de ma solitude, j’ai renoué le contact avec mes copains d’enfance. J’ai enfin réussi à monter un groupe suffisant pour faire des parties de Loups-Garous dans la cours de récré.

Nathalie a réussi à se procurer la liste des meilleurs élèves du collège, il y en a même un qui obtient une meilleure moyenne que moi. Nous les avons tous interrogés avec quelques question basiques : « Qui gagne la coupe du monde en 1998 ? », « Comment s’appelle l’école de Harry Potter ? », « Que chante La Reine des neiges ? »… Si sur la première question, nous avons obtenu 50% de bonnes réponses, il faut avouer qu’au final nous avons fait chou blanc.

Mes espoirs sont comme les jours, ils s’amenuisent. Mon attitude est de plus en plus cohérente avec mon âge physique, tentant de m’adapter à cette nouvelle vie, tournant le dos à mon passé. Je trompe l’ennui et la déception en préparant ma liste de noël. J’en fais une aussi courte que possible, comprenant de nouvelles tenues vestimentaires, des livres et surtout, tout en haut, un piano. J’ai même appelé des vendeurs pour faire quelques devis. C’est cher, trop cher pour mes pauvres économies, et sans doute également pour mes parents. Ces derniers comprennent mal ma motivation, je suis censé n’en avoir jamais fait. Pour l’instant, je n’ai pu pianoter que deux fois depuis les vacances, bien trop peu pour assouvir mes envies.

Fin novembre, la neige est venue, inattendue, si blanche, si pure, précipitant notre retour à la maison dans des cars inadaptés à ces conditions climatiques. Le temps d’un après-midi, les rues se transforment en véritable champ de bataille pour les enfants du village. Jean a rejoint mon équipe, avec ma sœur nous sommes donc trois à nous défendre contre deux autres groupes d’enfants. Je retrouve le plaisir d’envoyer des boules de neige et de construire un petit mur de défense. Une boule de neige atterrit alors sur le bonnet de ma petite sœur qui n’arrête pas de rigoler depuis cinq bonnes minutes. Je demande à Jean de faire diversion grâce à un tir de barrage, pendant que je contourne le camp d’en face en passant derrière l’église. Une stratégie que je ne mets pas longtemps à regretter. Une fois lancée les deux boules de neige préparées à l’avance, dont aucune ne touche sa cible, je me retrouve à découvert face à quatre garçons qui avaient amassé des réserves massives. Je suis rapidement criblé de projectiles gelées. Je ne dois mon salut qu’à l’acte héroïque de ma petite sœur, suivie de Jean, qui se jettent dans la bataille en courant vers l’équipe ennemie. Nous abandonnons rapidement tous les trois, couverts de neige, trempés, essoufflés et heureux.

À l’heure de rentrer dans la chaleur de nos foyers, la neige continue de tomber à gros flocons. Désormais le manteau neigeux recouvre tout le paysage. Le blanc s’étend à perte de vue. Toutes les traces laissées par nos batailles ont disparu. Et si c’était ça le message : on efface tout, et à moi, à nous, de tracer un nouveau chemin.

Finalement, la neige a fondu, et noël est arrivé. Nos recherches patinent, nos débats s’espacent, nos rendez-vous également. Je passe de plus en plus de temps avec des enfants de mon âge, à jouer à se lancer des cailloux, critiquer les professeurs, râler sur la surcharge de travail, répondre à des défis stupides. Je me sens bien, accepté, en phase avec mon temps. Nathalie a d’abord semblé agacée par ma nouvelle attitude, puis blasée, maintenant elle semble tout simplement triste. Seule. Je me sens coupable de l’abandonner ainsi mais depuis trois mois, c’est la première fois que je me sens bien dans ma peau. Je ne suis pas encore prêt à oublier mon passé, mais j’ai éperdument besoin d’une pause.

La veille des vacances, je prends mon courage à deux mains :

« Nathalie, je peux te parler une seconde ?

– Depuis quand as-tu besoin d’une autorisation ?

Cette manie de répondre à une question par une autre question.

– Tu fais quelque-chose pour noël ?

– Nous sommes une famille d’athées, mais ça ne nous empêche pas de fêter noël. Disons qu’on échappe à la barbante messe de minuit et que j’ai quand même plein de cadeaux.

– Vu comme ça, ça vend du rêve. Mais plus sérieusement, j’aurais voulu t’inviter chez moi, quelques jours.

– Alors maintenant tu ne m’ignores plus ?

– Je ne t’ai jamais ignorée !

– Tu vois très bien ce que je veux dire.

– Noël est une fête de paix et de pardon. C’est aussi la fête de l’espoir, peut-être le moment idéal pour tourner la page et penser à l’avenir. Alors ? Qu’en dis-tu ?

– J’en dis que je suis une fille, toi un garçon, et que pour tout le monde nous avons onze ans. Je ne suis pas convaincue que nos chers parents acceptent facilement.

– Justement, nous n’avons que onze ans, nous pouvons encore jouer la carte de l’innocence. Et ne t’inquiète pas, on fera chambre à part.

– Sébastien, je t’aime bien. Mais c’est une mauvaise idée. Tu vas souffrir.

– Laisse-moi décider de ce qui est bon ou mauvais pour moi. J’ai passé l’âge d’avoir des leçons de vie ! Dis-moi juste si tu veux venir ou pas. Le reste c’est mon affaire.

– Ok ! Si tu arrives à convaincre mes parents, et accessoirement les tiens, je viens. Mais à une condition !

– Tu me fais peur, laquelle ?

– Tu fais le réveillon chez moi ! Tu vas voir, j’ai invité plein de copines, tu vas t’amuser comme un fou.

– J’ai quand même droit à un copain ?

– Deal ! »

Convaincre mes parents fut d’une étonnante facilité. Ils ont ensuite appelé les parents de Nathalie et en dix minutes c’était réglé. Elle viendra le 26 décembre, et repartira chez elle le 28. En échange, je fêterai un réveillon au milieu d’une cohue de filles, à boire du jus d’orange et à passer une nuit blanche. Ou presque. Nous aurons l’autorisation de veiller jusqu’à 1h.

La messe de noël fut pour moi un moment bien plus plaisant qu’escompté. Certes, c’est long, mais j’ai profité de ce moment pour renouer avec Dieu : « mon Dieu j’ai pêché, mais qu’ai-je fait qui mérite une telle punition ? Me testes-tu comme tu l’as fait pour Job ? Veux-tu que j’accomplisse une mission particulière ? ». Comme à son habitude, Il m’a totalement ignoré. Du coup je me suis replongé avec émerveillement dans le cérémonial. L’église est pleine, de nombreuses personnes se tiennent debout au fond. Deux prêtres mènent la cérémonie, entourés de cinq enfants de cœurs. À gauche, une crèche accueille de grands santons. Marie, Joseph, l’âne et le bœuf, sont bien présents, attendant l’arrivée de l’enfant divin. L’orgue accompagne les nombreux chants qui permettent d’entrecouper les monologues des ecclésiastiques. Ah, la joie de pouvoir chanter un Gloria avec ma voix aigüe et fluette !

Une fois la trop longue messe terminée, nous pouvons rentrer pour enfin manger. Nous sommes 14 à table, placés quasiment par âge décroissant. Je me retrouve donc entre les adultes et les enfants, comme par analogie à ma nouvelle vie.

J’essaie de provoquer mon oncle, Pascal :

« J’ai vu ta nouvelle voiture en bas, elle a l’air super classe ! Elle est décapotable ?

– Elle n’est pas si nouvelle que ça, je l’ai depuis un an. Tu es même monté dedans cet été.

– Ah ! J’ai oublié. Elle doit consommer un max, non ? 20-25 litres au 100 au moins ?

– Seulement 8 litres. Tu es encore un peu jeune pour connaitre les consommations des voitures.

– Seulement ? Ça fait déjà pas mal d’ours polaires en moins sur la banquise.

– Je ne vois pas comment ma voiture pourrait tuer des ours polaires. C’est à des milliers de kilomètres d’ici. Vous n’étudiez pas la géographie au collège ? »

Je suis bien trop jeune pour qu’il prenne mes mots au sérieux. En adulte j’aurais réussi à obtenir un « tu m’emmerdes avec ton écologie ! ». C’est presque devenu un running gag entre nous. Je souris ; ça au moins je peux le reconstruire, il me faudra juste quelques années et de la persévérance.

N’ayant pas vraiment envie d’aborder le sujet de ma première année au collège, je me tourne vers mes cousines et mes cousins. Ils semblent délaisser la dinde au profit des nougats et des pâtes de fruit qui ornent la table.

« Audrey, tu peux me passer le pain s’il te plait ? demandé-je. Si tu ne manges pas tes huitres, je les veux bien.

– Tiens, j’aime pas.

– Merci. Alors tu as commandé quoi au père-noël ?

– Le père noël n’existe pas !

– 8 ans et déjà tu n’y crois plus ? Moi j’y crois.

– C’est pas vrai.

– Ben si. Sinon qui apporterait les cadeaux ?

– C’est les parents qui les posent la nuit.

– C’est idiot, pourquoi feraient-ils ça ? Déjà quand on leur demande un jeu, ils disent toujours non. Et ensuite, pourquoi ils se cacheraient alors qu’ils pourraient nous faire du chantage pour que l’on soit sage.

– Pff, tu dis n’importe quoi. »

Après le copieux repas en famille, avec les grands-parents, les oncles, tantes, cousines et cousins, vient le temps de se coucher pour laisser le père-noël faire son travail. Évidemment, mes cousins ne veulent pas dormir. Et nous voilà partis tous les trois dans le couloir, en mode commando d’infiltration, pour observer les adultes préparer les cadeaux que nous déballerons demain. Peine perdue, ils en sont encore à boire une énième « dernière » coupe de champagne et finir une énième « dernière » bouteille de vin. Heureusement que personne ne conduit ce soir. L’alcool n’est pas ce qui me manque le plus, mais tout de même, je n’aurais pas dit non à un verre. Après s’être fait repérer, et engueuler une fois de plus, nous retournons nous coucher, pour de bon cette fois-ci.

Le lendemain, c’est un concert de casseroles qui nous réveille. Les plus petits ont décidé de réveiller tout le monde afin de pouvoir ouvrir les cadeaux plus rapidement. Putain, il est 7h, j’ai passé l’âge pour ce genre de conneries… Bon allez, puisqu’il le faut. Je rejoins le concert des casseroles et des cris. Discrètement je rajoute quelques cadeaux que j’ai achetés à mes parents et à ma sœur. Plus pour le symbole, parce qu’il va sérieusement falloir revoir le montant de mon argent de poche à la hausse.

J’ouvre le premier paquet, un pull en laine tricoté. Ils ne savent pas que je suis allergique à la laine ? Ah, ben non, c’est vrai, je ne suis pas encore allergique. Il y a quelques avantages à rajeunir, ça, les lunettes en moins et les cheveux en plus. Ensuite j’ouvre un paquet qui sent bon la bande dessinée. Gagné, un Astérix et un Lucky Luke. Je pense les connaitre déjà par cœur, mais l’intention y est. Ah, des livres ! L’intégrale de Dune de Franck Herbert que j’avais commandée. Il me tarde de replonger dans l’univers d’Arrakis. Je reçois deux autres livres de science-fiction que j’avais demandés. Il y a aussi une petite enveloppe, sans doute un billet, je l’ouvrirai plus tard. Ma petite sœur semble apprécier la peluche que je lui ai offerte. Pour mes parents, une petite sélection de thé. J’embrasse et remercie tout le monde au milieu d’une décharge sauvage de papiers cadeaux. Les plus jeunes jouent déjà avec leurs nouveaux jouets. Un de mes cousins a eu une Game Boy, je lui emprunterai pour exploser le record sur Tetris, cela lui donnera un objectif à atteindre.

« Alors Sébastien, tu as vu ton enveloppe ? Me questionne ma mère.

– Celle-là ? Je sors l’enveloppe de ma poche. Je ne l’ai pas encore ouverte. »

Je décachète l’enveloppe sous les yeux de ma maman. Dedans, pas de billet, juste un mot, ou plutôt un bon « pour un synthétiseur ».

« Ouah trop cool ! Et il est où ?

– On s’est dit que ce serait mieux que tu le choisisses. Tout le monde s’est cotisé, tu vas pouvoir t’en acheter un bien.

– Je peux négocier un piano à la place ?

– Ah non, le piano ce n’est pas dans nos moyens.

– Je voulais dire, un piano électrique, plutôt qu’un synthétiseur.

– C’est pareil non ?

– Ah non ! Mais bon, si c’est pareil pour vous, je choisirai un piano électrique. »

Bon, évidemment le 26 décembre je veux mon piano. Mais d’un autre côté j’ai invité Nathalie… Il me faudrait attendre le 29 décembre. Mon père finit par céder et trouver un compromis : nous achetons le piano à l’ouverture du magasin, puis nous récupérons Nathalie sur le chemin du retour.

Peine perdue, après une heure à tester différents pianos, tout en cachant mes talents, à faire des choix entre la qualité et le prix, on s’aperçoit qu’il sera impossible de le transporter dans notre petite Renault 5. Je parviens à négocier la livraison gratuite, il faut bien que mes années d’études en commerce servent à quelque chose. Je ne recevrai par contre mon cadeau qu’après le réveillon. Décidément, cette nouvelle vie est une épreuve de patience.

Nous récupérons Nathalie peu avant midi. Je lui cède la place passager avant, en vrai gentleman. Elle répond avec politesse à toutes les questions de mon père. Je la prends toutefois en flagrant délit de mensonge, mais je suis le seul à pouvoir le repérer. Elle le fait avec un tel aplomb et une telle aisance que cela m’effraie. Je me dis que finalement je ne la connais pas, nous n’avons jamais vraiment parlé de nos vies d’avant. Je pourrais prétendre être un riche entrepreneur, un humanitaire qui se bat pour sauver des vies dans des conditions abominables, ou un agent secret en fuite après avoir vendu des informations top secrètes à une puissance étrangère… Qui pourrait prouver le contraire ?

Après le repas, je l’amène voir notre superbe sapin de noël et notre crèche. C’est surtout l’occasion de lui donner le cadeau que je lui ai acheté, le tome 1 des Naufragés du temps. J’ai trouvé le titre parfaitement adapté.

« Il ne fallait pas… En plus je n’ai rien prévu pour toi.

– Cela me fait plaisir. Et puis, tu me la prêteras pour que je puisse lire cette B.D. de mon côté ? »

Nous profitons de l’après-midi ensoleillé pour partir en balade à pieds, n’ayant aucun vélo adapté à sa taille. Je lui fais visiter les environs, nous parlons de tout et de rien, de notre présent principalement. Je lui parle de mes progrès fulgurants et étonnants au tennis, à tel point que j’ai dû refuser de rejoindre un groupe départemental d’espoirs. Elle me conte ses années de piano, j’apprends également qu’elle joue de la flûte traversière depuis un an, enfin, un an officiellement. Niveau sport, elle fait du volley depuis quelques années, et elle a un bon niveau au ski.

L’espace d’une seconde mes sourcils se froncent. Elle ne remarque rien. Le ski…

« Tu ne me reconnais donc pas…

– Que veux-tu dire ? M’interroge-t-elle.

Non, évidemment. Non, elle ne se souvient pas de moi.

– Tu crois vraiment au hasard ? Nous nous sommes trouvés là, tous les deux, à revenir dans le passé, de manière totalement aléatoire ? Et comme par hasard, nous avons le même âge, fréquentons le même collège ?

– Tu l’as dit toi-même, il est plus probable que des milliers, voire des millions de personnes partagent notre aventure.

– Sauf que pour l’instant nous n’avons trouvé personne.

– Tu ne m’as pas beaucoup aidé à chercher ces derniers temps.

J’ai repoussé ce moment au maximum. Comment lui dire désormais ?

– Écoute ! Promets-moi de ne pas te fâcher !

– PARDON ? Je ne te promets rien du tout.

J’hésite.

– Peut-être qu’il vaut mieux que je ne te dise rien.

– C’est trop tard maintenant.

– Bon, je ne crois pas que tout cela soit dû au hasard, je parierai plus sur une force supérieure qui aurait provoqué ce phénomène.

– Je te rappelle que je ne crois pas en Dieu.

– Peu importe de croire ou de ne pas croire, Nathalie, nous nous sommes déjà rencontré. Nous sommes partis au ski ensemble !

– Pardon ? Je m’en souviendrais…

– On n’est pas vraiment partis ensemble, nos classes sont parties au ski. Tu te souviens de ta classe de neige en 3ème, au collège ?

– Tu y étais ? Et toi, comment te souviens-tu ?

– Tu te rappelles de ton voyage scolaire en Bretagne, en 4ème ?

– Tu me fais peur.

– Je me doute. Le petit garçon, à côté de toi, c’était moi.

– Je… »

C’est le dernier mot qu’elle a prononcé lors de cette sortie. À part une larme sur sa joue, discrètement et rapidement essuyée, elle ne laisse transparaitre aucune émotion. Je n’aurais jamais dû en parler.

De retour à la maison, elle préfère jouer avec ma petite sœur, comme si de rien n’était, mais me signifiant qu’elle préfère éviter ma présence. Je reste dans l’expectative. J’aurais pu lui dire plus tôt, mais au fond, je n’ai rien fait de mal. J’aurais aussi pu ne jamais rien dire, ou à 80 ans, ou mieux, dans un testament post-mortem. Quel con !

J’accepte finalement de les rejoindre pour une partie de jeu de société, L’Ile Infernale. Une partie qui se transforme rapidement en enfer pour moi. Assez étrangement, toutes les boules de feu sont pour ma pomme, même si je suis le plus éloigné de la victoire.

« Bon écoute Nathalie, si tu veux te venger, défie-moi sur un vrai jeu équilibré. Tu sais jouer aux échecs ?

– Ok. »

J’installe un vieil échiquier défraichi qui devait appartenir à mon père quand il était petit. Une chance qu’il soit complet. Nous tirons les couleurs au sort, j’ai les blancs, aucune excuse pour perdre. Je ne connais qu’une ouverture, je sors d’abord mon pion, libérant un fou et la dame, puis mes cavaliers. À ce stade, après seulement trois coups, je constate que Nathalie sait jouer. Je me concentre au maximum, je ne veux pas perdre sur une erreur d’inattention. Mais alors que je pensais mes défenses parfaitement posées, elle les fait tomber une à une, me surclassant à tous les niveaux. Alors qu’elle aurait pu rapidement mettre fin au carnage avec un échec et mat bien propre, elle continue à m’humilier, prenant mes pièces une à une et m’obligeant à concéder la victoire.

Je dois attendre le lendemain pour qu’elle daigne m’adresser la parole à nouveau.

« Sébastien ? Pourquoi tu ne m’as rien dit avant ?

– Te dire quoi ? Que nous nous étions déjà croisés avant ?

– Arrête de me prendre pour une conne ! Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu étais amoureux de moi ?

– C’est un crime de tomber amoureux ? C’était il y 28 ans ! Il y a prescription non ? Il y a 28 ans j’étais un gamin immature, timide et totalement coincé. C’est comme ça. C’est passé.

– Justement, est-ce vraiment prescrit ? Que ressens-tu aujourd’hui ?

– Tu n’es pas le centre de mon monde, je suis passé à autre chose. Je suis marié, j’ai un enfant, et tu le sais ! »

Nos éclats de voix alertent rapidement mes parents.

« Qu’est-ce qui se passe ? Tonne mon père. Sébastien, c’est toi qui l’as invité, sois gentil avec elle !

– Je… Euh je… Bredouillé-je.

– C’est de ma faute, je voulais jouer à la console et il préférait qu’on travaille l’allemand. »

C’est sans doute l’excuse la plus pourrie que j’aie jamais entendue.

« Sébastien, elle n’est pas venue pour travailler, vous pouvez jouer un moment. Cet après-midi on sortira tous ensemble visiter un marché de noël. »

Je doute qu’il l’ait crue. Je démarre la console, on ne peut pas dire que j’aie beaucoup de jeux jouables à deux. Après mes quatre victoires successives, elle abandonne. De toute manière, il est presque l’heure de manger, nous descendons aider à mettre la table et préparer le repas. Nous avons une réputation d’enfants modèles à tenir.

Comme promis, l’après-midi nous nous rendons au marché de noël de la ville voisine. Des chants de noël ont envahi les rues via des haut-parleurs installés dans tout le centre piéton. Les commerçants ont décoré leurs vitrines, mis un tapis rouge, et parfois un ou deux sapins décorés devant l’entrée. Quelques petites cabanes de bois sont mises en place, vendant diverses babioles, vin chaud ou châtaignes cuites. Il fait froid, je souffle sur mes mains gantées pour tenter de réchauffer mes doigts gelés. Nathalie m’offre une boule à neige en guise de cadeau de noël. Mes parents prennent des churros, je tiens le paquet chaud dans mes mains, mais celui-ci ne fait pas un pli avec cinq bouches à nourrir. Nathalie discute avec mes parents, je tiens la main de ma petite sœur pour qu’elle ne se perde pas au milieu de la foule, nombreuse à profiter dehors des derniers jours de vacances en famille et dépenser l’argent reçu à noël.

Le lendemain, mon père dépose Nathalie chez ses parents avant d’aller à son travail. Quand je me lève, elle est déjà partie. Je dors mieux depuis que j’ai onze ans, plus longtemps surtout. J’ai l’impression de récupérer de longues années de fatigue, c’est une des choses que j’ai remarqué assez récemment. Je me couche tôt, je me lève tard, quand je n’ai pas école. Je n’ai ni femme ni enfant pour me réveiller en pleine nuit.

Ils me manquent tellement.

Je profite des quatre jours me séparant du réveillon pour avancer sur mon nouveau projet : écrire un roman d’anticipation. Une histoire qui se passerait dans une trentaine d’années environ et raconterait un monde où la technologie serait tellement omniprésente que les relations sociales se feraient à travers des écrans. Je travaille aussi sur mon deuxième objectif : progresser en allemand : « Hallo », « Ich wohne in… », « Eins, zwei, drei, vier, fünf, sechs, sieben… ». Pourquoi, mais pourquoi ai-je changé de classe ?

Le jour du 31 décembre, papa et maman déposent ma sœur chez nos grands-parents. De mon côté je dois me mettre, par décision maternelle, sur mon trente-et-un. Chemise blanche, pantalon en velours noir, chaussures de ville. Le problème est le pull, je n’en ai aucun qui fasse chic ou qui aille avec le reste. Cela ne tiendrait qu’à moi, je prendrais le premier qui me passe sous la main. Ma mère finit par abandonner et me laisser mettre un pull synthétique bleu marine. Je prends le déo et le parfum de mon père, que je mets évidemment en trop grande quantité. Après m’avoir laissé dix minutes dans la cour extérieure de la maison, le temps d’évacuer l’odeur, nous prenons enfin la voiture pour nous rendre à la boum du nouvel an.

Nous récupérons également Jean qui semble avoir eu les mêmes soucis vestimentaires avec sa mère. J’en profite pour me moquer de lui, ce qu’il me rend bien. Arrivés sur place, nous sommes accueillis par une cohorte de filles. J’en connais la plupart, certaines sont dans ma classe, je reconnais celle qui ne me trouvait pas du gout de Nathalie. Il y a trois filles qu’il me semble n’avoir jamais vues, dont une qui est un peu à l’écart du groupe. Au total, nous sommes douze, avec une forte minorité masculine. Les adultes font la fête au rez-de-chaussée, tandis que nous sommes installés à l’étage avec l’interdiction, hors urgence, de descendre. Jean et moi posons nos affaires dans la chambre de Nathalie, pièce qui est privatisée à notre seul usage. Les filles dormiront dans deux autres pièces. La fête se déroule dans la salle de jeu, spécialement aménagée pour cette occasion : petits fours, jus de fruits, coca, et évidemment musique qui sent bon les années 80.

« Bon alors Nathalie, tu pourrais au moins nous passer Despacito.

– Oh ta gueule ! Me répond-elle en souriant. »

Jean est plutôt mal à l’aise au milieu de cette gente féminine, comme le serait n’importe quel garçon de notre âge. J’ai personnellement moins de complexes, je vais directement discuter avec Julia, la jeune fille isolée, qui se trouve être la cousine de Nathalie. Bien qu’elle soit méfiante, je parviens à engager la conversation, sans pour autant réussir à obtenir des informations croustillantes sur notre hôte. Au vu de la proportion d’hommes, nous sommes rapidement invités à danser. Je me plie au jeu et pousse Jean à en faire de même. J’invite Nathalie à danser un rock.

« J’ai une nouvelle théorie, me glisse-t-elle entre deux pas de danse. Je pense qu’on t’a renvoyé dans le passé afin de te laisser une nouvelle chance d’apprendre à danser.

– Ah ah ! Très spirituel, et toi, tu es là pourquoi ?

– Mystère, je suis tellement parfaite.

– Peut-être pour me guider ? Justement, tu pourrais m’apprendre le Slow.

– Dans tes rêves Don Juan ! Il n’y a pas assez d’alcool ce soir pour que cela arrive. »

Nous pouvons, exceptionnellement, rester éveillés jusqu’à 1h du matin, histoire de balancer des cotillons et souhaiter une magnifique année 1993.

Quand je me réveille, il est déjà 10h. Les bruits dans la pièce à côté m’indiquent que je ne suis pas le premier levé. Le temps de m’habiller, je descends pour déjeuner. Apparemment les adultes sont restés éveillés assez tard. Tout est en vrac. Je range au réfrigérateur les produits frais, histoire de limiter la prolifération bactérienne et de faire un peu de place pour m’assoir. J’aurais bien besoin d’un café… Je me contente de pains au lait, d’un peu de confiture et de jus d’orange.

Alors que je termine mon repas, les premiers enfants commencent à descendre. Je joue le papa poule, servant les jeunes, tartinant la confiture sur le pain, tout en rangeant une partie du bazar. Ensuite nous nous dirigeons à l’étage pour mettre de l’ordre. Il est bien 14h quand mes parents viennent nous récupérer. J’ai passé un superbe moment.

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