Une main tendue s’ouvre

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Le retour au collège fut rude. L’année 1993 commence plutôt mal. Pour avoir objecté que l’animal décrit par le professeur est un pingouin, puisqu’il s’agit manifestement d’un manchot, j’écope d’une nouvelle visite chez M. Béchon. Ma contestation m’aurait valu un simple rappel à l’ordre si Nathalie n’en avait pas rajouté une couche, me soutenant dans ma démarche tatillonne. Du coup, nous sommes expulsés du cours tous les deux. Cela nous vaut un retour dans cette pièce isolée où nous pouvons sagement avancer sur nos devoirs, et deux nouvelles heures de colle.

« Bon, au moins on va pouvoir avancer, dit-elle dès que nous nous sommes assis.

– Avancer à quoi ?

– Au projet que tu as toi-même lancé avant de l’oublier aussitôt. Trouver d’autres personnes comme nous.

– Tu l’as fait exprès !

– J’avoue. Bon on s’y met ?

– Tu es diabolique… Et comment je vais expliquer à mes parents que je suis de nouveau collé ?

– C’est ton problème, tu es assez grand pour te débrouiller tout seul. »

Les trente minutes de détention dans le bureau de M. Béchon sont à peine suffisantes pour évoquer quelques débuts de piste : communiquer un faux concours dans une revue nationale ? Mais laquelle ? Et avec quel argent ? Comment être sûrs qu’un maximum de personnes le verra ? Le minitel, pourquoi pas ? Mais comment les gens vont trouver l’énigme ? Ah le temps béni où il suffisait de publier une vidéo aux relents complotistes pour quelle se diffuse à toute vitesse sur la toile.

Nous profitons de nos heures de colle pour mettre au point notre projet. Je m’occupe de créer un questionnaire suffisamment intrigant pour attirer l’attention, et soluble uniquement par des personnes connaissant l’avenir. Pour diffuser notre message, nous misons sur les collèges, avec un faux concours destiné à notre génération, intitulé : « Quand tu auras vingt ans, en l’an 2001 ».

Je profite des cours pour réfléchir au questionnaire, à part en allemand où je redouble de sérieux et d’attention. D’ailleurs Nathalie s’est enfin décidée à rejoindre la place à côté de moi, nous permettant d’échanger et d’avancer plus vite. Cela nous vaut quelques avertissements pour bavardage, mais vu nos résultats scolaires, on nous laisse relativement tranquilles.

Un concours avec tirage au sort le 11 septembre 2001, des questions très simples et pour obtenir un maximum de réponses, un premier prix alléchant : un voyage à New York. Imaginez une finale de coupe du monde où la France l’emporte face au Brésil : quel est le score et quels sont les buteurs ? Racontez une brève histoire mêlant une chauve-souris et un pangolin. La France va adopter une nouvelle monnaie, comment s’appellera-t-elle ? Un célèbre joueur d’échecs afghan a réussi à prendre deux tours avec un seul fou, quel est son nom ?

Nous avons longtemps débattu sur cette dernière question, mais j’obtiens gain de cause, nous la maintenons. L’objectif est d’être compris par ceux que nous recherchons, et eux uniquement. Nous affinerons en fonction des réponses en appelant les candidats les plus prometteurs. Une semaine avant les vacances de février, nous postons le concours dans les boites aux lettres des collèges de la ville. Nous n’avons pas les moyens d’envoyer partout un courrier qui ne sera pas lu, nous voulons déjà nous assurer que cela prend localement.

« Sébastien ? »

Je suis en train de jouer à Dobble avec des camarades du collège. Enfin, une version maison, le jeu n’ayant toujours pas été inventé.

« Oui Nathalie ? Tu veux me parler en tête à tête ?

– Euh non… Pas besoin. Les cartes ne seraient pas mieux rondes ? »

Elle nous regarde jouer, elle semble légèrement contrariée.

« Maintenant que tu le dis. Mais c’est plus compliqué à faire, tandis que là, j’ai juste collé des papiers sur un jeu de cartes classique. C’est pour me dire cela que tu me fais perdre ?

Car évidemment, les autres joueurs en ont profité pour rattraper leur retard.

– Il faut bien que je les aide, tu étais en train de les plumer.

– Normal, c’est mon jeu.

– Mais oui bien sûr. Non, je venais te voir parce que nous partons au ski, et mes parents te proposent de venir. Après je ne sais pas si tu sais skier, je n’ai pas envie de m’encombrer d’un boulet.

– Et vous partez quand ?

J’ignore totalement sa remarque.

– Samedi après-midi, directement après les cours.

– Dans deux jours ? Ah oui, faut quand même que j’en parle à mes vieux.

– Je t’appelle ce soir pour avoir la réponse. »

Et là, elle s’en va, me laissant au milieu des moqueries de mes camarades.

« Tu m’as bien dit qu’il n’y avait rien entre vous ? Me taquine Jean.

– Ah mais je te confirme qu’il n’y a rien. Enfin, c’est une amie quoi. Rien de plus.

– Vous passez quand même beaucoup de temps ensemble, relance Clément.

– Elle est quand même bizarre ta copine, même quand elle t’invite on dirait qu’elle t’engueule, relève David. Toutes les filles sont comme ça ?

– Mais non, juste elle. Disons, pour être poli, qu’elle est unique, ajouté-je en conclusion. »

Me voici sur les pentes enneigées de la Clusaz, dévalant la rouge à toute vitesse. Ce séjour au ski impromptu est mon cadeau d’anniversaire avec deux mois d’avance. J’ai refusé de prendre des cours, prétextant que c’est trop couteux et que j’avais le même niveau que Nathalie. Ce n’est pas vraiment un mensonge, je n’ai juste pas évoqué quel niveau nous avions. Le plus pénible est d’attendre Christine et Paul qui ne parviennent pas à suivre notre rythme. Ils ne connaissent pas mon niveau théorique, je peux donc me lâcher. Par contre, ma comparse a fait preuve de prudence au départ, mais après deux descentes pépères, elle a fini par enlever les freins histoire de me montrer qu’elle n’est pas en reste.

Du coup, ça fait trois jours que nous nous tirons la bourre, avec pour seuls moments de repos l’attente des adultes. Il a fallu batailler pour les convaincre de prendre une piste noire, mais ils ont fini par capituler et nous laisser les descendre sans eux. Je n’en suis qu’à deux chutes, et encore, la deuxième fois, mon ski s’est détaché en pleine descente. J’apprivoise beaucoup mieux mon corps et mon nouvel équilibre.

La montagne est tellement belle couverte de son manteau blanc. J’adore passer sur ces pistes encaissées entre deux immenses rochers. On se sent tellement petit. Le temps est au beau fixe, mis à part le mercredi où nous sommes rentrés plus tôt, découragés par un fort brouillard et des micro-flocons qui s’infiltraient sous nos combinaisons.

Nathalie me pousse alors que je regardais la vallée au loin. Je tombe et glisse jusqu’au sapin le plus proche. Elle se marre, je ramasse de la neige et lui lance dessus. Touché. Elle profite de sa position en surplomb, pour me canarder alors que je suis toujours à terre. Puis elle entame une petite descente avec un dérapage juste au-dessus de moi, histoire de m’enterrer complètement sous la neige. Je la déséquilibre avec un de mes bâtons de ski pour la faire tomber. Ma mauvaise action se retourne contre moi : son coude gauche atterrit sur mon estomac, son poing droit sur ma joue. Malgré les gants, j’aurai des bleus demain matin. Paul, qui a observé la scène de loin, arrive aussi vite que possible. Nous l’accueillons, en rigolant, avec des boules de neige préparées à la va-vite. Il réplique, nous ne faisons pas le poids avec notre petite taille. Nous nous remettons rapidement sur nos skis et glissons le plus vite possible pour nous éloigner des tirs. Le sourire aux lèvres nous reprenons nos descentes endiablées.

Nous dormons dans un petit chalet en bois à deux kilomètres des pistes, deux petits kilomètres qui paraissent tellement longs lorsque le soir il faut porter notre matériel. Heureusement les délicieux repas bien gras permettent de se revigorer dans une ambiance chaleureuse : raclette, tartiflette, crêpes… Depuis que je n’ai plus à me soucier de mon poids, je me lâche complètement.

« Et toi Sébastien ? Tu voudrais faire quoi plus tard ?

Nous sommes tranquillement en train de jouer à la belote, et Paul en profite pour me questionner.

– Je n’y ai pas trop réfléchi, d’abord le collège, puis le lycée et après, on verra… Déjà le collège demande beaucoup de travail. »

Mon mensonge n’échappe pas à Nathalie :

« Oh, tu ne dois pas passer beaucoup de temps à réviser ton allemand.

– Hé ! J’ai eu 15 à ma dernière interro, je te rappelle que j’ai pris beaucoup de retard.

– Six semaines, ce n’est pas non plus la mort.

– Bon arrêtez de vous chamailler, nous coupe Christine, vous n’avez pas arrêté depuis le début de la semaine. Paul ? Tu joues ? On t’attend.

– Je coupe. Et vous vous êtes connus comment ? Vous n’étiez pas dans la même classe au début ?

– En heure de colle. »

Nathalie me fusille du regard, apparemment ses parents ne sont pas au courant de ces petits incidents.

« Ah mais pardon, moi j’étais en études, toi tu étais collé.

– Tu as fait quoi pour être collé ? m’interroge toujours Paul.

– En réalité je n’étais pas vraiment collé, pas cette fois en tout cas. Disons que j’avais une incompatibilité d’humeur avec ma prof de maths et que mon temps est mieux employé en études.

– Je ne te voyais pas aussi rebelle, hallucine Paul.

– Je suis quelqu’un de très gentil et patient. Mais comme tout le monde, j’ai mes limites. Enfin, cela se passe mieux dans ma nouvelle classe. Rebelote ! »

Je tente d’en apprendre plus sur Nathalie mais à part un coup de pied dans le tibia, je ne récolte pas grand-chose. Elle a toujours été une excellente élève, ses résultats n’éveillent pas beaucoup les soupçons, elle fait du volleyball, du ski et occasionnellement de la natation. Mais ça je le savais déjà. Petite, elle voulait devenir chirurgien, mais semble ne plus être si sûre cette année. C’est cette information qui m’a valu une violente douleur à la jambe. Son père est agent immobilier, sa mère fait un mi-temps dans un salon de beauté et s’occupe de la maison le reste du temps.

Le séjour arrive à sa fin, nous sommes tous crevés par cette grande dépense d’énergie. Sur le chemin du retour, je m’endors rapidement dans la voiture, au point que lorsque je me réveille nous sommes à une heure à peine de notre point d’arrivée. La neige a laissé la place aux arbres dénudés et à une bruine légère.

Au cours des semaines suivantes, nous avons continué à envoyer notre jeu concours aux collèges, en fonction de nos moyens financiers et de notre temps. Pour l’instant nous n’avons reçu aucune réponse, juste un collège qui nous indique ne pas souhaiter participer. Nos résultats scolaires n’affichant aucun infléchissement, les professeurs et le proviseur commencent à nous mettre la pression pour passer directement en quatrième à la fin de cette année. Personnellement je préfèrerais envisager de passer le baccalauréat dès l’année prochaine, plutôt que trainer au collège. Je suis sûr de ne plus avoir le niveau, mais nous aurions un an pour réviser ce qui me parait largement jouable. Nathalie est toujours réticente à modifier le cours normal du temps. Je ne veux pas la quitter. Je laisse toutefois planer le doute auprès de M. Béchon, ce qui me permet de récupérer l’ensemble des livres de quatrième. J’ai déjà fini de lire le programme de cinquième, autant avancer.

Les premières réponses à notre concours sont arrivées chez moi début juin. Il semblerait qu’un collège grenoblois et un clermontois aient joué le jeu. J’ai heureusement pu intercepter le courrier avant que mes parents ne le voient. Trois enveloppes sont arrivées en même temps le premier jour, les jours suivant ont vu une quinzaine de réponses supplémentaires tenter leur chance. J’ai le droit d’ouvrir la moitié des lettres, l’autre est réservée à Nathalie. Le résultat n’est pas celui escompté, même si certaines réponses, empreintes de naïveté, nous ont bien fait rire. Toutefois, ces premiers retours nous ont remotivés, et c’est cinquante nouveaux collèges qui ont été contactés. Pour payer les timbres, il m’a fallu redoubler d’efforts sur les tâches ménagères. Le nettoyage des vitres est devenu une nouvelle passion. Nathalie paie sa part sans rechigner, j’ignore d’où elle tire son argent. Je préfère ne pas le lui demander.

Malgré ce signe encourageant, nous n’avons guère progressé. Toujours ce sentiment d’être seuls au monde avec cet ennui qui nous domine. J’ai rapidement laissé tomber les cours de quatrième ; tout aussi barbants au final. Je me suis procuré des annales du baccalauréat en mathématiques mais j’ai visé trop haut, je suis dépassé. J’envisage de le passer en candidat libre l’année prochaine, juste pour le fun, mais j’en connais une qui ne partage pas mon enthousiasme.

« Non mais tu imagines ? Il nous reste six ans à tirer ! Tenté-je d’argumenter.

– Et ? Profite que c’est facile maintenant, me répond Nathalie.

– Je m’ennuie TELLEMENT… Tu ne trouves pas insupportable de passer des heures en cours à écouter les profs ?

– Ah parce que toi, tu écoutes ?

– Non, c’est vrai, mais ce n’est pas le sujet.

– C’est bientôt les vacances, tu pourras faire plein de choses. Comme… Je ne sais pas moi… Jouer aux châteaux de sables…

– Je vais mourir… Et après la rentrée, en cinquième.

– Ben tu vois qu’on avance ! »

Dialogue de sourds, elle s’ennuie évidemment tout autant que moi, même si elle fait semblant. Elle suit méthodiquement le cours du temps, tel qu’il était trente ans auparavant. Je décide de changer de sujet :

« Ça y est, je vais avoir une deuxième petite sœur ! Mes parents nous l’ont annoncé hier.

– Hé, félicitations ! Tu es content ?

– Maintenant oui, j’ai hâte de la revoir. Et je serai le plus attentionné des grands frères.

– Et elle s’appellera comment ?

– Ça, je suis le seul à le savoir. Ne gâchons pas la surprise aux autres. Je te donne juste sa date de naissance, le 10 septembre. »

Nathalie part dans le délire de me faire cracher le nom de ma future sœur, proposant toute sorte de prénoms invraisemblables. C’est vrai que je ne lui ai jamais dit ce prénom. Cette absence me rappelle que nous ne savons finalement que peu de choses du passé de l’autre. Je souffre du poids de ces années tues. Même si elle ne laisse rien paraitre, je sens qu’elle endure un calvaire similaire. Mais je doute qu’un psychologue soit une solution acceptable pour autant. Je ne veux vraiment pas finir dans une pièce capitonnée.

« Et sinon, tu veux faire quoi plus tard ? Je retente ma chance.

– Cela ne te regarde absolument pas.

– Non mais sérieux ! Je ne te demande pas ce que tu faisais, mais ce que tu veux faire maintenant.

– Je ferai exactement ce que j’ai déjà fait. Et cela ne te regarde pas !

– On est obligé de tout refaire à l’identique ? De rater volontairement son bac et redoubler ?

– Tu as redoublé ?

– Disons que je n’ai pas suffisamment travaillé. Mais tu ne peux pas m’obliger à renoncer à mes rêves si l’on m’offre une deuxième chance.

– Et c’est quoi ton rêve ?

– J’en sais rien. Je ne sais plus, je ne sais pas. Mais aujourd’hui on peut viser HEC, Polytechnique, ou Harvard, pourquoi pas ?

– Ouais non, ça c’est pas mon délire… Mais tu sais, même avec notre avance, ce ne sont pas des écoles faciles à avoir.

– EXACTEMENT ! Alors pourquoi perdre du temps maintenant ?

– Écoute, on fait un marché. Tu suis les années les unes après les autres, sans faire de vague, et je t’aide à réviser les programmes pour intégrer les meilleures écoles. On le fera ensemble.

– Sérieux ? Tu accepterais de faire ça ?

– J’ai mis une condition. Et puis moi aussi ça me saoule ces années collège. »

Je passe les jours suivants à me renseigner sur les concours d’accès aux écoles les plus prestigieuses. Quelles sont les matières à travailler ? Et puis, qu’est-ce que je souhaite faire ? Continuer dans le marketing ? Mais j’ai déjà presque vingt ans d’expérience, cela me servirait à quoi de continuer dans cette voie. J’ai besoin de changement. Mon avenir ne pourra bien se construire qu’à l’aune de mon passé. Il est temps d’affronter ce poids. Je prends une feuille de papier dans le tiroir de droite du bureau, saisie mon stylo-plume et m’installe sur mon plan de travail après avoir rangé un livre et deux cahiers. Je commence à écrire mes mémoires et mes souvenirs ; le fil de ma vie passée commence à noircir les grands carreaux. Après seulement deux lignes, le stylo m’échappe et tombe par terre, éclaboussant d’encre le sol. Mes yeux se brouillent. Une larme tombe sur le « M » majuscule que j’avais commencé à écrire. Je ne peux pas. Je n’en ai pas la force. Je reste assis là, avec un mouchoir pour seul compagnon. Je ne pense plus à rien. Le vide et la solitude m’entourent.

Je me reprends, je décide d’étudier tout ce qui me passe sous la main. J’ai commencé par l’encyclopédie de mes parents qui s’inquiètent de me voir la lire comme s’il s’agissait d’un simple roman. J’éprouve une véritable attirance pour la biologie et tout ce qui concerne l’espace. À l’inverse, l’allemand ne parvient à provoquer chez moi qu’un profond ennui et des maux de tête. J’envisagerais d’abandonner si cela ne signifiait pas changer de classe, à nouveau. Pendant ce temps, Nathalie a réussi, j’ignore comment, à se procurer l’ensemble des cours du lycée dans les matières scientifiques, et même des cours de philosophie. J’avais oublié cette matière, qui m’a valu un ennui presque aussi profond que celui que je ressens actuellement. Schopenhauer se doutait-il qu’il provoquerait autant de traumatismes ?

Les trois semaines qui nous séparent de l’été sont consacrées à l’établissement d’un programme de révisions digne des classes préparatoires. Je tente bien de négocier un allègement de la charge de travail, mais Nathalie ne lâche rien : je l’ai voulu, je l’assume ! Elle m’effraie vraiment parfois. Au moins quand je révise, je ne pense à rien d’autre. Nous recevons toujours quelques lettres de notre jeu concours, l’une d’entre elles nous a intrigués. Un bref appel téléphonique nous a malheureusement contraints à écarter ce candidat potentiel. Je commence à désespérer.

Durant les vacances, nous nous voyons peu, nous nous appelons peu. Je passe l’été principalement chez mes grands-parents, ma mère ayant besoin de beaucoup de repos avec l’arrivée prochaine de ma nouvelle petite sœur. Mon temps est partagé entre la plage, les jeux avec les cousins, et la lecture, beaucoup de lecture. Je renoue avec les balades en solitaire, dans les rues commerçantes de la ville, et sur les chemins de campagne. En fonction du lieu où je me trouve. Nous faisons également un bref voyage en famille en Espagne, dans la région de Barcelone.

« Buenos dias señor. ¿ Puede dirnos el camino por ir a la Sagrada Familia ? »

Mes parents sont surpris, mais apprécient que je fasse l’interprète.

« Bon apparemment il faut prendre la deuxième à droite, puis la troisième à gauche. C’est à cinq minutes de marche.

– Sébastien, où as-tu appris à parler espagnol ?

– Euh… Parler est un bien grand mot, baragouiner serait plus juste. C’est Juan, un copain de collège, il est arrivé en France l’été dernier. Du coup nous lui apprenons le français, et lui nous apprend le castillan.

– L’anglais, l’allemand et maintenant l’espagnol. Tu veux devenir interprète ?

– Et pourquoi pas ? J’ai semble-t-il un certain talent pour les langues. »

Cinq minutes après, nous arrivons devant la Sagrada Familia, une cathédrale monumentale, majestueuse, surchargée de sculptures. Mon regard ne sait où se poser, je pourrais rester ici des heures. Mais nous sommes accompagnés d’une petite fille impatiente, et d’une femme enceinte, ma mère. Nous devons écourter la visite et nous rentrons à l’hôtel en taxi. Comme il est encore tôt, et que ma mère est fatiguée, je propose d’amener ma sœur sur la plage, à 500 mètres de l’hôtel. Par le passé mes relations avec ma sœur, avec mes deux sœurs en fait, étaient plutôt tendues. En tant qu’ainé et seul garçon, je n’ai pas toujours été compréhensif et bienveillant. Les disputes et mes colères étaient nombreuses. Je profite de cette deuxième adolescence pour me rattraper et me construire une nouvelle image. Il est des moments passés que nous souhaitons effacer.

« Tu m’aides à faire un grand château ? demande ma sœur.

– J’arrive tout de suite, je finis le canal pour amener l’eau jusqu’aux douves.

– C’est quoi des douves ?

– C’est un trou rempli d’eau pour empêcher les ennemis d’entrer dans le château.

– Mais y a pas de méchants ici. Ça sert à rien.

– Alors pourquoi on construit de grands murs ?

– Ben pour protéger du vent !

– Ah ben oui, suis-je bête. »

J’ai quand même dû crier une ou deux fois pour qu’elle ne s’éloigne pas trop du bord. Je veux bien être le gentil grand frère, mais je ne suis pas certain d’avoir la force de la ramener si le courant l’emporte.

Une heure plus tard nous rentrons à l’hôtel, ma mère se repose, du coup nous sortons boire un verre avec mon père. Je demande « una limonada con lemon, una cerveza y un sirop de menta ». La tête du serveur indique que j’ai quelques progrès à faire. Tant mieux, cela rend plus crédible mon mensonge.

« Vous voyez les enfants : le soleil, la plage, une boisson fraiche, assis sur la terrasse d’un café, ça c’est les vacances !

– À qui le dis-tu… Cela fait du bien de changer d’air et de décrocher du boulot.

– Oui, d’ailleurs je suis content que tu aies laissé tes livres à la maison. Tu travailles vraiment trop.

– Un père ne devrait pas dire ça… Tu devrais être content que je ramène de bonnes notes à la maison.

– Disons qu’il y a un juste milieu. Tu devrais profiter un peu plus du moment présent.

– Et c’est ce que je fais maintenant. Avec mon papa, ma petite sœur et ma maman. »

La veille de notre départ, nous visitons le musée Gaudi. Un musée qui n’a de musée que le nom, nous avons plutôt l’impression de visiter un village qui aurait trouvé son inspiration dans le pays des merveilles d’Alice. Ma sœur a rapidement mal aux jambes, j’essaie de la porter sur mes épaules. Mes jambes sont malheureusement trop frêles pour que je poursuive l’effort plus de 30 secondes. Alors à défaut de pouvoir la porter, je tente de lui changer les idées. Nous jouons à cache-cache, sous l’œil inquiet de nos parents qui craignent de nous perdre, je lui raconte des histoires de sorcières en m’inspirant des bâtiments atypiques qui nous entourent, et je lui promets une énorme glace, au frais de mes parents, à la fin de la visite.

Le lendemain, sur le trajet du retour, ma sœur me harcèle de questions et me demande de participer à plein de jeux comme compter les voitures rouges. Elle a découvert cet été un nouveau frère, et tente d’en profiter. Je suis moins d’humeur à jouer avec elle, plus irritable. Mes lointains souvenirs reviennent petit à petit à mon esprit, après m’avoir offert une pause de quelques jours sans eux.

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