Profiter aujourd’hui,

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Le réveillon de fin d’année se déroule chez moi cette fois-ci, avec un public mixte : j’ai droit à quatre invités, Nathalie également. La soirée est ponctuée d’une cession karaoké, qui ressemble plus à un jeu de massacre de la chanson française. Nous continuons avec un blind test, à l’aide de mon piano. Nous nous relayons à trois au piano afin de jouer les premières notes d’un morceau. Je suis particulièrement nul à ce jeu. Je connais mal les musiques récentes, m’intéressant plus aux musiques du 18ème et 19ème siècle qu’aux chansons modernes. Je m’amuse toutefois à jouer les premières notes de Toi + Moi de Grégoire. Je m’attendais à un regard noir de la seule qui puisse trouver, mais non, elle est d’humeur taquine. Elle prend ma place au piano, joue le morceau tout en le chantant. Delphine, une fille brune de notre classe, est notre troisième pianiste, elle interprète à merveille des génériques de dessins animés des années 1980. Nathalie et moi sommes désavantagés ce qui permet au reste du groupe de prendre quelque peu d’avance.

Alors que la soirée devient dansante, Samia invite Jean pour quelques pas. Depuis qu’elle m’a prêté ses cours d’histoire, nous discutons souvent dans le car scolaire tous les trois. Je les observe, l’air moqueur, je n’imaginais pas qu’ils s’appréciaient tant que ça. Nathalie me pousse dans les bras de Virginie, sa copine qui ne me trouvait pas assez bien pour elle lorsque nous nous sommes baladés ensemble pour la première fois. Elle semble avoir revu sa position et accepte de danser avec moi.

Vers 23h, Alexis nous rejoint. Je prépare son biberon pendant qu’il est pouponné par les filles. Cela fait cliché mais mes potes semblent moins enthousiastes à l’idée de s’occuper de mon petit frère. Je laisse à Nathalie le plaisir de donner le biberon. Après l’avoir couché, nous partons sur un jeu plus calme, histoire qu’il puisse s’endormir. Le jeu « action ou vérité » :

« Tu as déjà embrassé une fille ? » Me demande Virginie.

Je savais que je n’aurais jamais dû accepter de participer à ce jeu. Pas tant que la question me dérange, je m’en fous un peu, mais je réponds quoi ? Je prends en compte quelle vie ?

« Oui, décidé-je de répondre.

– Et c’est qui ? Relance Virginie.

– Je suis sûre que c’est Nathalie ! Lance Delphine.

– NON ! Coupe immédiatement Nathalie.

– Bon alors c’est qui ? Insiste Virginie.

– Cela fait deux questions du coup, tenté-je pour esquiver.

– Bon allez, tu auras droit à deux questions également.

– Elle s’appelle Julie, c’est du passé maintenant. À moi maintenant.

– Nath, action ou vérité ? »

Sentant le piège, elle choisit « action ». Plein d’espoir, je lui demande d’embrasser un garçon. Elle se lève, se dirige vers la chambre d’Alexis. Quand elle revient, elle dit juste « c’est fait ».

Le réveillon se termine dans les cotillons, Adrien, un copain de Jean, s’est endormi sur le canapé et rate l’incontournable décompte des dernières secondes de 1993. Personne ne se précipite sur son portable pour envoyer les traditionnels textos de bonne année. Comme quoi, remonter le temps n’a pas que de mauvais côtés.

Avec la rentrée, les révisions reprennent, de plus en plus complexes, comme les nombres que nous étudions en ce moment. Nous nous sommes faits plus attentifs et silencieux en classe, ma dernière heure de colle n’ayant pas été très bien accueillie. Désormais nous faisons des exercices niveau bac, en classe, puis nous corrigeons le devoir de l’autre à la maison.

Alors que je suis chez Nathalie, par un beau dimanche après-midi, à réviser le fonctionnement des synapses, je lui demande :

« Tu viendras me voir mercredi prochain ? C’est la demi-finale de mon tournoi de tennis.

– Le tennis, c’est pas trop mon truc. Et puis on passe déjà beaucoup trop de temps ensemble, tu vas te faire des idées.

– Je suis bien le seul à ne pas m’en faire, des idées. Tout le monde pense déjà qu’on est ensemble. Même toi, tu entretiens le doute auprès de tes parents.

– C’est ça ou expliquer qu’on révise Platon et Descartes…

– Certes. Bon, donc tu ne viens pas ? Tant pis, ce sera ta faute si je perds.

– Au moins tu auras plus de temps pour réviser…

– Nath !

– Ça va, je viendrai. Je ne te promets pas de regarder tout le match non plus. J’en profiterai pour regarder une série ou deux sur mon smartphone.

– Ah ah … »

Le mercredi suivant, mon père, peu disposé à suivre un match de tennis, m’a déposé avec Nathalie devant le club. Jean n’ayant pas souhaité non plus regarder ce match, je dois me contenter d’une seule spectatrice, contre trois pour mon adversaire. Si je rentre difficilement dans le match, mes années d’expérience en plus me permettent de garder mon sang-froid. Dans ma première jeunesse, c’est moi qui aurais multiplié les fautes et balancé ma raquette au sol. Je gagne le match en trois sets. C’est dans ces moments physiquement compliqués, que j’apprécie particulièrement ma deuxième jeunesse. Je le paierai sans doute demain, mais en cet instant, je me sens en pleine forme malgré les deux heures sur le cours. Vu comme Nathalie a avancé dans la lecture de Dune, j’en déduis qu’elle n’a que peu suivi ce match trépidant.

Je propose que nous allions boire un verre pour fêter ma victoire, mais mes deux accompagnateurs préfèrent rentrer rapidement afin que je prenne une douche. Il semblerait que mon odeur corporelle les incommode. Nous déposons d’abord Nathalie, toujours plongée dans son livre.

Une fois lavé, je travaille mon piano, dans ma chambre, avec le casque. L’avantage de l’électrique, c’est que personne n’est gêné par le bruit et que, du coup, l’on est moins souvent interrompu. Surtout quand un bébé dort à côté. Demain, je commence mes cours à l’école de musique. Nous avons finalement trouvé une solution : le prix est raisonnable, l’école est en face du collège, et ils avaient un créneau de libre le jeudi à la fin de mes cours. Je révise mes classiques, la position de mes mains, je veux laisser une bonne première impression. Je me demande si je n’aurais pas dû me lancer dans un nouvel instrument, le violon par exemple. Au moins, en partant de zéro, je n’aurais pas eu besoin de justifier mon niveau. Donc demain, que vais-je pouvoir jouer ? Lettre à Élise ? Trop classique, trop basique. Du Chopin ? Trop complexe. La Dispute de Yann Tiersen ? Ça n’existe pas encore. The Entertainer de Scott Joplin ? Je ne la maitrise plus assez… Je décide de partir sur un impromptu de Schubert, je l’ai déjà travaillé, dans le passé, et j’ai la partition. Je passe une heure dessus, j’arrête quand mes doigts me font trop souffrir. Le résultat n’est pas celui escompté, mais cela suffira pour montrer que je ne suis pas un débutant. Après le repas, je monte rapidement dans ma chambre pour faire les devoirs du lendemain.

Comme prévu, mon premier cours de piano est surtout une suite de questions : « où as-tu appris à jouer du piano ? », « Pourquoi tes parents ont-ils dit que tu débutais ? », « Est-ce que tu t’entraines souvent ? » J’élude, je réponds aux questions par d’autres questions : « Chez une amie. On va jouer quoi aujourd’hui ? », « Je ne sais pas. C’est quoi votre compositeur préféré ? », « Un peu. On pourra apprendre des morceaux de films ? », « Vous avez appris à quel âge le piano ? », « Vous avez beaucoup d’élèves ? »... Au bout d’un certain temps, Irina, ma professeure de piano, abandonne. Les adultes réagissent tous de la même manière : sous le flot des questions des enfants, ils finissent par changer de sujet. Nous nous reconcentrons donc sur l’instrument, je travaille un peu la technique, et surtout nous décidons du morceau à travailler. Je propose le troisième mouvement de Clair de lune de Beethoven, connaissant les deux premiers, mais elle me rit au nez. Apparemment, malgré ma démonstration, je n’ai pas le niveau. Peut-être que dans quelques années, si je travaille deux bonnes heures par jour, je pourrai l’envisager. Je pars avec ma partition du Prélude n°1 de Johann Sebastian Bach, vexé.

Dans le car du retour, je repense à ma semaine, à mon emploi du temps. Désormais j’ai les cours de collège, le piano, le tennis, la remise à niveau pour les hautes études, la table à mettre, mon petit frère… Et avec cela, je dois faire semblant d’être un collégien normal, bien éduqué, qui s’amuse avec ses copains. D’un côté, je maudis que les journées ne fassent que 24h, et d’un autre, je souhaiterais que le temps défile beaucoup plus vite. J’aime passer du temps avec Nathalie, et je commence à apprécier jouer avec des enfants de mon âge, mais j’aimerais tellement faire des choses d’adulte, ou au moins de jeunes adultes : sortir en boite de nuit, descendre les gorges de l’Ardèche en canoë et bivouaquer autour d’un feu de camp, boire de l’alcool, aller au cinéma pour voir autre chose que des films pour enfants. Mes 18 ans me paraissent aussi éloignés que le prochain tome du Trône de fer. Au moins, mon emploi du temps surchargé m’évite de penser à mon passé.

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