D’un soleil sans nuage,

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L’entrée au lycée est une bouffée d’oxygène. L’établissement est composé de trois bâtiments qui forment un « U ». Au milieu, une cour goudronnée avec des bancs sur les côtés. Des adolescents jouent au ballon. Derrière, un espace vert permet de s’allonger dans l’herbe et de profiter de la fin de l’été. Je peux quitter l’établissement quand je le souhaite, des tables et des chaises sont installées dans la grande salle. Il y a même un club d’échecs. Nathalie et moi sommes dans deux classes différentes, sauf pour les cours d’allemand.

Les premières semaines, je me laisse griser par les libertés nouvelles et les loisirs. Mon travail personnel est proche du néant. Je profite des tables pour m’améliorer à la belote et aux échecs.

Comme nos emplois du temps ne sont pas toujours raccords, je me lie d’amitié avec des camarades de classe avec qui je peux jouer, rigoler et parfois aller boire un verre au café en face. Jean et Samia ne nous ont pas suivis dans ce lycée, Virginie est encore dans la classe de Nathalie. Je fais la connaissance de Ludovic qui se passionne de mangas et avec qui je peux évoquer ma passion pour Hayao Miyazaki, il y a également dans ma classe Thomas, qui joue en club d’échecs et accepte de m’apprendre quelques rudiments pour bien démarrer une partie et enfin Cécile, amatrice de parties de coinche et toujours partante pour aller boire un verre dans le café en face. J’ai d’ailleurs rapidement replongé dans ma consommation de cette drogue noire et amère, accompagnée de deux sucres pour l’instant, mon palais n’étant pas encore habitué. Je passe également beaucoup de temps dans la librairie du quartier, à feuilleter des livres, discuter avec le commerçant, et faire des achats, quand mes économies me le permettent.

Je continue à passer beaucoup de temps avec Nathalie, surtout qu’ici nous n’avons pas besoin de nous cacher pour nous embrasser. Nous nous comportons comme un vieux couple, amoureux, mais pas toujours collés l’un à l’autre. Nous avons des amis communs, des amis chacun de notre côté et des occupations différentes. Elle ne semble pas jalouse que je puisse discuter, sans elle, avec d’autres filles de notre âge.

Mes premiers résultats scolaires me ramènent à la réalité, des notes correctes mais loin des standards auxquels je me suis habitué les précédentes années. Quand je montre cela à Nathalie, elle a le regard condescendant de la fourmi envers la cigale. Je me remets rapidement au travail, au grand désespoir de mes camarades de jeux. Je garde toutefois mes leçons d’échecs et quelques pauses pour continuer à jouer quelques parties de coinche.

Rapidement je trouve mon rythme, mes résultats scolaires remontent et je me sens juste bien. Les enfants autour de moi grandissent et nous pouvons commencer à avoir des discussions intéressantes et passionnées. Je me sens libre, heureux d’être là, je suis régulièrement invité à des fêtes chez les copains de classe, et de fait, chez les camarades de Nathalie. Mes parents me laissent libre de mes mouvements tant que mes notes restent au sommet, et tant que je ne bois pas d’alcool.

C’est à l’une de ces soirées, fin janvier de cette année 1997, que j’ai manqué à ma promesse. Alors que je suis en pleine discussion philosophique avec Virginie et Thomas, pour déterminer quel est le meilleur dessin-animé des années 1980, Ludovic me tend un verre de punch. Je ne cherche pas à refuser, le simple contact de mes lèvres à cette boisson sucrée me rappelle une foule de souvenirs agréables. Ce n’est de toute manière pas un simple verre qui me fera du mal, et je ne suis toujours pas en âge de conduire. Alors que je danse avec mes camarades sur le rythme d’une musique disco, je commence à me sentir mal. Peut-être n’aurais-je pas dû me servir en plus un whisky-coca. Mon corps de jeune adolescent ne semble pas tenir l’alcool. Je m’assois, j’ai la nausée.

« Ça va Seb ? me demande Thomas.

– Tu devrais prendre l’air, me suggère Virginie. »

Nathalie vient à mon secours et m’aide à sortir de l’appartement pour prendre l’air.

« Merci Nath, je ne sais pas ce que je ferais sans toi. »

Et là, sans prévenir, elle me flanque une gifle d’une rare violence. Je reste abasourdi un moment et la regarde, une main sur ma joue douloureuse. Sur son visage la colère domine, et une larme brille près de ses lèvres.

« Je vais chercher nos affaires, attends-moi ici. Il est temps pour nous de rentrer. »

Je n’ai pas retouché une goutte d’alcool avant un moment.


Le printemps est arrivé sans que je ne m’en rende compte. Les professeurs commencent à nous mettre la pression sur notre orientation et nos choix professionnels. À croire qu’ils ressentent un plaisir sadique à stresser les élèves, même les années où il n’y a aucun examen. Je ne sais toujours pas ce que je souhaite faire de ma nouvelle vie. Ma seule certitude est que je souhaite fuir le marketing et l’électroménager. En attendant, je vais choisir la filière scientifique, celle qui offre aujourd’hui le plus de possibilités.

Ma vie commence lentement à s’améliorer, ou plutôt le monde évolue enfin. Notre connexion internet est passée au 56 ko, le progrès est sensible, nous sommes loin de la fibre, mais nous pouvons déjà afficher des images. Le forfait est également passé à 20h par mois. Les premiers téléphones portables grand public arrivent sur le marché, mais pour l’instant, le prix et les dangers potentiels dus aux ondes électromagnétiques rebutent mes parents qui ne cèdent rien sur ce point. Enfin, j’ai désormais 16 ans, je peux donc conduire, accompagné certes, mais je peux prendre la place du conducteur. Lors de ma première leçon, il m’a bien fallu dix minutes pour me réhabituer à la boite à vitesse manuelle.

« Vous avez déjà conduit ? Me demande le professeur de conduite.

– Oh, un petit peu dans un parking désert, juste histoire d’essayer. »

C’était juste avant que je double un trainard devant en rétrogradant en quatrième. Ma crédibilité est proche du néant.

La meilleure nouvelle de l’année est arrivée le 27 juin. Des mois, voire des années que je tannais mon libraire local pour savoir quand sortait Harry Potter et la pierre philosophale. Finalement le jeune sorcier s’appelle William Foster, d’où la difficulté pour ce pauvre commerçant à me renseigner. Je suis étonné de ce changement, je commande quand même la version originale, ne pouvant patienter davantage pour la traduction française. Je cache le livre à Nathalie, je ne pense pas qu’elle prendra bien cette modification.

Les grandes lignes de l’histoire sont respectées, certains changements sont mineurs, comme le nom des sorts et celui des personnages. Le plus surprenant, pour une personne biberonnée à l’intégrale de Harry Potter, c’est sa relation avec son oncle et sa tante. Apparemment, dans cet univers, ils n’ont jamais pu avoir d’enfant, pauvre Dudley, et ont accueilli William avec amour. Le principal est qu’à la fin du livre, il parvient toujours à empêcher le prince Azitarc, ex Lord Voldemort, à s’emparer de la pierre philosophale.

Le 15 juillet, Nathalie m’invite chez elle pour une surprise. Elle a réussi à se procurer, j’ignore comment, une version piratée de Princesse Mononoké de Hayao Miyazaki, en version originale, sous-titrée en anglais. Je suis épaté qu’elle s’en souvienne, et qu’elle se soit donné tout ce mal. Je lui ai parlé de ma passion pour cet auteur lors de notre première sortie ensemble. J’ai probablement évoqué son nom à d’autres reprises mais l’effort est notable.

La qualité est médiocre mais quel bonheur de regarder ce chef-d’œuvre une énième fois. Nous devrons attendre encore de nombreuses années avant de pouvoir le voir dans nos cinémas français. Je ne constate pas de modification visible par rapport à mes souvenirs. Le Japon est plus éloigné que l’Angleterre, peut-être n’est-il pas encore affecté par les changements dans la courbe du temps ? À la fin du film, je tends le livre à ma petite-amie. Je lui parle avec douceur des changements et de mes théories. Elle ne semble pas réagir, elle pose juste le livre sur la table basse et change de sujet. Ce n’est pas bon signe. Je l’observe attentivement, mes yeux fixés sur les siens. Je connais ce regard, elle est au bord du précipice, mais il n’est rien que je puisse faire pour l’aider. Elle a besoin de solitude. Je décide de rentrer chez moi, il me faut de toute manière partir tôt, je suis allé chez elle à vélo et j’ai une bonne vingtaine de kilomètres à faire pour le chemin retour.

Cet été nous devons passer, Nathalie et moi, nos vacances loin l’un de l’autre. Tout au plaisir de conduire à nouveau, je la quitte sans trop de regrets. J’enchaine les kilomètres, direction la Bretagne, avec alternativement mon père et ma mère à mes côtés. Ils n’ont pas l’air d’apprécier ma conduite. Une main sur la poignée en haut de la porte, un pied sur le frein imaginaire de la place passager. Je ne suis pas certain qu’en cas d’accident cela les protègera beaucoup. Leur attitude m’amuse, j’en rajoute un peu.


Nous passons beaucoup de temps sur les plages, à affronter les gigantesques vagues de la pointe bretonne, et à construire des châteaux de sable avec Alexis. Cela n’intéresse plus ma petite sœur qui se complait à s’isoler et se comporter en jeune adolescente. Je n’ai pas souvenir qu’elle avait ce côté boudeur et rebelle à cet âge. Si la visite de St Malo et du mont St Michel enchantent toute la famille, la visite de Carnac fait râler les deux plus jeunes qui ont rapidement mal aux pieds et comprennent mal l’intérêt de visiter un champ de vieux cailloux. Pour compenser cette longue marche, mes parents nous offrent une sortie en bateau pendant laquelle je suis pris d’un mal de mer. Penché au-dessus de la balustrade de la poupe, j’offre aux poissons mon repas de midi. Cela fait beaucoup rire Alexis, ce petit frère ingrat. Je me venge, une fois à terre et remis sur pieds, par une bataille de chatouilles que je gagne haut la main. À défaut de téléphone portable, je passe un certain temps dans les cabines téléphoniques pour prendre et donner des nouvelles à Nathalie, ce qui met la patience de mes parents à rude épreuve. Je lui écris également trois lettres au fil du voyage. Finalement, la conduite ne compense pas son absence.

À quelques jours de la rentrée, je suis en pleine discussion avec Nathalie. Je ne sais toujours pas dans quoi m’orienter après le baccalauréat. Il y a tant de sujets qui m’intéressent, et tellement peu dans lesquels je me vois construire toute une carrière, toute une vie. Elle se moque gentiment de moi, on dirait un gamin. J’ai pourtant eu quarante-cinq ans pour choisir, bien plus de temps que la plupart des personnes, et pourtant j’en suis au même point. Nous résumons mes centres d’intérêts : l’écriture, l’écologie, l’espace, les mathématiques, la biologie… Les voyages dans le temps aussi, une passion récente. J’aimerais enquêter sur les personnes concernées par un retour brutal dans le passé, faut-il pour autant que je devienne journaliste ? Je souhaite aussi comprendre le phénomène, est-il réel, rêvé, imaginaire ? Pourquoi pas philosophe alors. Je pourrais aussi écrire des romans d’anticipation avec mes connaissances du futur. Mais dans vingt ans, je n’aurai plus aucune avance sur le temps. Je pourrais également devenir ingénieur et rejoindre des entreprises innovantes dans la lutte contre le réchauffement climatique. Mais si aujourd’hui je suis capable de donner le change, je n’ai jamais été vraiment intéressé par la physique. Je me laisse un an pour murir le projet mais il va sérieusement falloir que j’y réfléchisse.


L’année de 1ère S avance à son rythme, doucement, calmement, reposante même. Mais alors que trois mois se sont écoulés depuis le nouvel an 1998, Nathalie m’appelle, en larmes, pour m’annoncer le décès de son grand-père paternel. Je l’ai croisé une fois, brièvement. Nous savions tous les deux que son cœur fatigué lâcherait cette année, mais perdre un être aimé est toujours difficile. Le perdre une seconde fois ne rend pas la douleur plus supportable, on ne s’habitue pas à ce genre de choses.

« Bien sûr que je viendrai à l’enterrement.

– Merci Seb. »

C’est habillé de noir, accompagné de mon père, que je me rends à l’église. Bien que les parents de Nathalie ne soient pas croyants, ses grands-parents le sont. Je m’installe devant, avec la famille du défunt. Je vais pour serrer la main de Paul et lui souhaiter toutes mes condoléances ; il me prend dans ses bras. Je tapote son dos. Je prends ensuite Nathalie dans mes bras et tente de sécher ses larmes avant que ne coulent les miennes. Je déteste les enterrements…

Durant toute la cérémonie, ma main tient fermement celle de Nathalie. Maigre soutien.

La mise en terre est un moment sobre, je me perds dans mes pensées. Je sais que dans quelques années, ce sera mon tour d’enterrer à nouveau mes grands-mères. Certes, c’est le sens de la vie, mais cela fait quelques années que pour Nathalie et moi le temps n’a plus de sens. Mon père et moi rentrons chez nous juste après la cérémonie afin de laisser les membres de la famille se recueillir entre eux.

Nathalie revient en classe dès le lendemain, elle semble avoir récupéré ses moyens et avoir remisé ce douloureux évènement derrière elle.

« Au moins cette fois j’ai pu lui dire adieu. »


À la fin de l’année, nous aurons notre première épreuve du bac, le français. Ni l’écrit, ni l’oral ne devraient poser de problèmes. Pour ce dernier, je suis bien plus à l’aise qu’il y a 30 ans ; entre les entretiens d’embauche, les présentations Powerpoint en réunion, les discours pour les mariages des copains, j’ai gagné en assurance. Je commence par contre à m’inquiéter pour la suite, après le bac. Tout le monde est persuadé que je peux tout réussir. Je me sens tel un imposteur, je mens à tous. Je sais que dans moins de deux ans maintenant, je vais rentrer dans le dur, tenter des études qui sont au-dessus de mon niveau. Peu importe les années d’expériences, je serai dans l’inconnu.

Ma collègue voyageuse du temps, ne semble pas partager les mêmes angoisses. Elle a déjà réussi une fois, il n’y a aucune raison qu’elle échoue ce coup-ci. Je l’envierais presque si je ne connaissais pas les enjeux qui en découlent. La pression doit être terrible. Elle ne peut se permettre de rater ses concours. De mon côté, je peux toujours redoubler, changer de voie. Cela a d’autant moins d’importance que je ne sais toujours pas vers quoi je me destine. La semaine dernière j’ai voulu laisser le hasard décider. J’ai mis des papiers sur une cible de fléchettes, chaque papier désignant un métier possible. Une façon de décider comme une autre. Encore eu-t-il fallu que je touche la cible.

C’est à une semaine de l’examen que me vient une illumination, après m’être endormi à trois reprises lors de mon énième relecture des toujours aussi ennuyantes Confessions de Rousseau, malheureusement toujours au programme du baccalauréat. Je souhaite me diriger vers des études informatiques, apprendre à programmer, concevoir des logiciels. Ce métier, très recherché dans les années à venir, peut me permettre de travailler dans n’importe quel secteur. Je pourrai tout aussi bien travailler une année dans le médical, une autre dans la gestion des réseaux hydrauliques et même mettre à jour notre vieux site internet qui vivote sur la toile. Mon été sera en grande partie consacré à trouver les classes préparatoires de mes rêves.

Nous passons les épreuves écrites alors que la France entame sa coupe du monde. C’est d’ailleurs le sujet de conversation principal, avant et après l’épreuve. La plupart des élèves semblent dédramatiser l’enjeu de cet examen partiel. De mon côté, je pense avoir mieux réussi que quelques années auparavant. Nous nous éloignons des passionnés de football pour débriefer avec Nathalie.

Trois semaines plus tard, nous fêtons en famille la tombée des résultats. Mes parents ont invité Paul, Christine et Nathalie. Le champagne est de sortie, et même si je n’ai pas 18 ans, je suis autorisé à boire une coupe entière. 19 à l’oral, 17 à l’écrit, mon incommensurable modestie en prend pour son grade. Même si ma camarade aime à me rappeler qu’avec son 18 et 20, elle obtient une meilleure moyenne. Nous mangeons de bonne heure, tous ensemble, pour regarder le soir à la télévision la France perdre 2-1 face à la Belgique, en demi-finale.

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