Un groupe en symphonie,

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La sonnerie annonce la fin de la classe, la fin du trimestre et la fin de cette première année parisienne.

« Bonne vacances Amandine !

– Bonnes vacances Seb ! On se voit très bientôt. »

L’été est enfin arrivé, les classeurs, les livres et tout ce qui peut rappeler le travail a été rangé loin de ma vue. Ils attendront patiemment le mois d’aout, que je daigne les sortir de leur carton. Après une semaine chez mes parents, passée principalement à dormir et bronzer au soleil, je pars en voiture dans les Landes. Jean conduit tout le trajet. Je m’assois à l’arrière pour laisser la place passager à Ophélie, la nouvelle petite-amie de Jean. La maison est dans un endroit isolé, heureusement les indications de Pierre sont précises ; nous n’aurons dû appeler que deux fois pour trouver le bon chemin. Nous arrivons devant une vieille bâtisse, isolée du voisinage ; le coin idéal pour des jeunes gens bruyants et indisciplinés. Mis à part le chemin de graviers pour permettre aux véhicules de venir sans encombre, le reste du terrain est envahi par des herbes sauvages. Un espace a été fraichement tondu pour nous permettre de gambader sans avoir les jambes qui grattent. Deux tables ont été installées sur une partie en surplomb de la maison avec dessus des boissons et des boites entamées de biscuits salés, pizzas et quiches. Une sono diffuse de la musique en fond sonore. Amandine et Damien, son copain, sont arrivés la veille. Je les salue de loin et aide Jean et Ophélie à décharger les affaires. Nous avons prévu un ravitaillement en boissons alcoolisées. Nous sommes au total 18 jeunes adultes, une partie dort dans la maison, les autres ont amené des tentes, installées un peu à l’écart de la musique et du bruit. Dès le premier soir, je constate qu’il y a une majorité de couples. Ce n’est pas cette semaine que je vais reconstruire ma vie amoureuse.

Le programme des activités est assez chargé : balade en montagne, farniente sur la plage, jeux de société et évidemment beuverie à peu près chaque soir. Je constate, avec une pointe de jalousie, que Nathalie est plus tolérante envers l’ébriété de Pierre qu’envers la mienne. Je n’ai en tout cas pas constaté de marque de main sur sa joue. Au vu de ma dernière expérience avec l’alcool, je reste plutôt raisonnable, juste de quoi être un peu joyeux. Cela ne m’a pas empêché l’avant-dernier soir de monter sur la table pour pousser la chansonnette, et faire profiter de ma belle voix à l’assemblée.

« Noooonnn, rien de rien, non, je ne regrette rien… »

Ces ignares m’ont rapidement fait taire à coups de boulettes de pain. Pour la blague et ne pas me sentir seul, j’ai invité Damien à danser avec moi. Il s’est prêté au jeu avant de me céder Amandine le temps de quelques pas. Je sympathise toute la semaine avec lui, il est curieux de savoir avec qui Amandine passe autant de temps. Nous rigolons ensemble en soirée, sur la plage, à notre partie de mölkky… À tel point que c’est Amandine qui se sent esseulée. Je dois la prendre par l’épaule lors de notre marche en montagne pour qu’elle vienne entre nous deux.

« Allez, ne fais pas la tête. Viens rigoler avec nous.

– Vous me saoulez, je compte pour quoi ?

– Allez choupinette, vaut mieux ça que se taper dessus, répond Damien.

– Choupinette ? me moqué-je.

– Alors ça Seb, tu oublies tout de suite !

J’essaie de retenir un rire nerveux.

– Je vais essayer… Allez, boude pas, mets-toi entre nous deux. Tu profiteras de ton Damien tout le reste de l’été, seule à seul.

– Et de Seb le reste de l’année scolaire, en rajoute Damien. »

Nous passons une très belle semaine pendant laquelle je me suis simplement senti bien, entouré et aimé. Le poids du passé s’envole petit à petit, mais même si jamais il ne disparaitra, je sais que je peux être heureux dans cette vie-là.

Les mois de juillet et d’aout semblent filer à toute vitesse. Passés d’un côté avec Jean pour quelques parties de jeux vidéo, d’un autre côté dans des fêtes lors desquelles j’ai pu recroiser Samia, Virginie, Nathalie et Pierre, et puis principalement derrière des livres à rattraper le retard accumulé la première année. Au mois d’aout, ma cure de vitamine D s’est limitée à une heure de sortie par jour, et deux weekends à la plage. Très insuffisant pour affronter une année de temps parisien.

Malheureusement vient le temps de rejoindre les bancs de l’école. Si la première année m’avait paru difficile, la seconde est pire. À l’intensité des cours s’ajoute le stress des concours de fin d’année et du choix des écoles à valider en janvier. Ma seule pause est le changement d’année. Si tout le monde n’a pas l’occasion de fêter le passage d’un siècle à un autre, je suis un des rares à pouvoir en plus me vanter de fêter deux changements de millénaires. Je reçois un texto : « Bonne année 2001, que le sablier temps continue de s’écouler lentement sans jamais plus être retourné. Bisous. Nathalie. » Je réponds rapidement avant de retourner chanter et crier avec les autres fêtards. Le temps… Qui nous semble si long lorsque l’ennui nous gagne, et si rapide quand il y a tant à faire.

Mes parents partent au ski avec mon frère et ma sœur, je profite d’une grande maison vide pour m’organiser un programme d’intenses révisions. J’invite Nathalie à partager ce moment de travail, mais elle est restée sur Toulouse. Je suppose qu’elle est dans la même situation de stress que moi. Les vacances de printemps sont encore plus studieuses. Je reste carrément sur Paris ; inutile de faire un aller-retour pour de toute manière ne pas voir la lumière du jour. Ma seule distraction est une sortie en solitaire au cinéma.


Juin est arrivé. Les concours ont duré un mois complet, un mois à alterner vitamine C, magnésium, aspirine et chocolat. Quand je rentre dans mon sud natal, je suis totalement lessivé. Entre la fatigue des examens et le déménagement pour libérer mon appartement au plus vite, je me sens vide de toute énergie. Et pourtant il me faut rapidement réviser les oraux. Mes parents s’habituent à me voir tourner en rond dans le salon, parlant à haute voix, tout seul, pour répondre à des questions imaginaires.

La veille des résultats partiels, je sors avec quelques amis boire un verre. Jean fête l’obtention de son diplôme, obtenu haut la main, avec un contrat de travail à la clé. Il va enfin pouvoir profiter de la joie d’un supérieur hiérarchique qui donne des ordres stupides. Je reste sage, je dois rentrer en voiture, il n’y a pas ici de métro pour me ramener sain et sauf à la maison.

Le lendemain, le stress monte. Je relance le minitel quatre fois avant que les résultats ne s’affichent enfin. La liste des écoles dans lesquelles je suis admissible est longue. ENSAE, Infotech, les mines… J’explose immédiatement de joie, mes parents me serrent dans leurs bras. Même s’il me reste les oraux à réussir, je peux être fier de ces résultats.

Le téléphone sonne. C’est Nathalie, elle m’annonce qu’elle a eu Centrale Paris, comme prévu, comme il y a trente ans. Je suis tellement heureux pour elle. J’aurais bien évidemment aimé pouvoir la rejoindre dans cette école, mais malgré tous mes efforts, c’était bien au-dessus de mes moyens. Nous décidons de fêter tout cela ce soir. Cela ne fera que deux soirées en deux jours. Mais après tout, cela fait deux ans que je suis coincé derrière un bureau, il est temps que je me rattrape. On ne vit sa jeunesse qu’une fois, ou deux dans mon cas.

Pour cette soirée, j’ai anticipé le difficile choix entre l’alcool et la conduite. Un ami pourra me loger chez lui, il habite à cinq minutes à pieds de la discothèque où nous nous sommes donnés rendez-vous. Nathalie n’est pas accompagnée de Pierre.

« Pierre n’a pas pu venir ? Il est resté sur Toulouse ?

– Nous ne sommes plus ensemble.

Mon pouls accélère légèrement.

– Ah ? Depuis longtemps ? Et pourquoi ?

– Deux semaines. Et tu sais très bien pourquoi.

– … Tu aurais pu me le dire.

– Je ne vois pas pourquoi je t’aurais particulièrement prévenu. Bon, tu vas me saouler toute la soirée avec ça ou tu vas m’offrir un verre dans ce même objectif ? »

Je mets une minute à comprendre ce qu’elle me raconte. Je vais lui chercher un verre de vin blanc en échange d’une danse. Elle ne se fait pas prier et accepte mon invitation. Alors que la soirée est bien avancée et que j’ai bu plus que de raison, je commence à discourir sur ce qu’impliquerait la théorie des trous de ver avec Virginie qui est dans le même état que moi :

– Nan mais tu vois Virginie, imagine que pour une raison ou pour une autre, on traverse un de ces machins de verre. On pourrait voyager dans le temps, et je sais pas moi, se retrouver projeté 30 ans en arrière.

D’un regard, d’un seul, Nathalie me fait comprendre que j’ai beaucoup trop bu et qu’il est temps que j’aille me coucher. Le lendemain matin, en me réveillant, je lui envoie un message pour m’excuser.


La période d’insouciance est de courte durée. Dès le dimanche je prends le train pour commencer les oraux. Je commence un tour de France passant par Montpellier, Toulouse, Tours, Lille. Je passe quatre entretiens sur Paris en trois jours, Puis j’enchaine sur Lyon, Grenoble et Marseille. Mes résultats aux écrits ont été au-dessus de mes espérances. Du coup je dois sélectionner les écoles, ne pouvant humainement passer autant d’entretiens dans un temps si réduit. Si j’ai expérimenté le voyage dans le temps, je ne maitrise pas encore le don d’ubiquité.

Les questions se suivent et se ressemblent. J’ai évidemment droit au « citez-nous trois de vos défauts » dans quasiment chaque école. Je m’amuse et je me joue des questions des examinateurs.

« Pourquoi choisiriez-vous notre école ?

– Au-delà de la grande réputation de votre établissement et des filières informatiques que vous proposez, la proximité des pistes de ski est un argument non négligeable. »

« Comment envisagez-vous votre avenir ?

– L’avenir est le reflet de notre passé. Mais sur un plan personnel, je me vois à la tête d’un groupe de recherche, marié, avec deux enfants. »

« Quelle est la troisième ville de Namibie ?

– Mon père m’avait pourtant prévenu de ne pas faire l’impasse dans mes révisions sur ce pays. On devrait toujours écouter son père. La capitale est Windhoek me semble-t-il, mais j’ignore le nom de la troisième ville. »

Quand je raconte mes entretiens à Nathalie, elle goute peu mes plaisanteries. Mais après tout, je tente mon va-tout. Dans le lot, il y en aura bien une école qui me prendra. Globalement, je suis persuadé d’avoir bien réussi mes entretiens à l’exception de celui de Toulouse où mes blagues ont fait chou blanc. Tant pis, ma vie étudiante ne s’écrira pas en rose.


Une fois de retour chez mes parents, après deux semaines de voyage en train, je m’attelle à un projet qui me hante depuis plus de huit ans maintenant : empêcher les attentats du 11 septembre, ceux qui plongeront le monde dans une longue période de troubles géopolitiques. Déjà que ce n’est pas brillant. Je me rends au cyber-café le plus proche pour écrire et imprimer une dizaine de lettres, en anglais et en français. Je prends mille et une précautions, j’ai vérifié qu’il n’y avait aucune caméra de surveillance à l’intérieur de l’établissement, j’ai saisi les papiers imprimés avec des gants. Je fais tout pour ne pas laisser mon A.D.N. : enveloppes cachetées avec de la colle spécialement achetée pour l’occasion et jetée ensuite, timbres autocollants… J’expédie les courriers depuis une boite aux lettres d’une autre ville. Je suis sans doute paranoïaque, mais je ne tiens pas à prendre le moindre risque. Les lettres sont envoyées aux services secrets et administrations françaises et américaines. Je détaille tous les évènements dont je me souviens : quatre avions qui décollent de New-York avec à leur bord des terroristes, je parle de Ben Laden, des talibans, de leurs cibles… Les lettres ont un mois et demi pour arriver à leurs destinataires, j’espère que l’une d’entre elles sera prise un minimum au sérieux. Des années que j’y réfléchis, seul, et je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus. J’avais songé me rendre aux États-Unis et tirer le signal d’alarme dans les deux tours, le matin même du 11 septembre. Mais si une telle action aurait pu sauver quelques personnes, cela n’aurait pas empêché la catastrophe. Désormais il ne reste plus qu’à attendre et espérer.

Quelques jours à peine se sont écoulés, et déjà mes résultats d’écoles commencent à tomber. Mes notes à l’oral ont frôlé les sommets. Je pourrai me moquer de Nathalie et de ses remontrances. Même à Toulouse où le jury a semblé totalement perméable à mes vannes, j’ai obtenu la note maximale, m’assurant une place dans leur école. À Grenoble par contre, ils semblent avoir pris au premier degré que ma seule source de motivation soit les pentes enneigées. De là à me noter 5/20… Ces résultats me permettent d’espérer entrer dans des établissements plus prestigieux qu’attendus, je suis toutefois sur liste d’attente dans de nombreux endroits. J’appelle Nathalie pour lui annoncer tout cela. Avant l’appel j’ai regardé ses résultats, elle est déjà assurée d’entrer à Centrale Paris. Peu d’élèves ont réussi à intégrer cette école deux fois, elle est d’ailleurs sans doute la seule.

Plus les semaines passent et plus la tension monte. Je suis encore sur liste d’attente dans de nombreux endroits et même si je suis déjà assuré d’entrer dans une excellente école d’ingénieur, je ne sais toujours pas où j’habiterai à la rentrée. Ce n’est pas la même chose de s’installer à Marseille ou à Toulouse. Finalement j’ai validé mon entrée aux mines de Paris, à deux semaines de la rentrée. Du coup c’est un peu le branle-bas de combat pour trouver un logement correct en région parisienne, dans un délai aussi court. Je réactive rapidement mes réseaux : anciens camarades de prépa, professeurs, l’agence immobilière à laquelle j’ai versé mes loyers pendant deux ans… Il me faut à peine deux jours pour trouver une solution satisfaisante : Amandine quitte Paris pour la ville de Montpellier et du coup ses parents hésitaient entre louer son appartement ou le revendre. Comme nous étions en plutôt bon termes en classe préparatoire et que j’offre des garanties satisfaisantes, ils me louent ce 18 m² en plein Paris à un prix équivalent à mon ancien 13m² en proche banlieue. Avec les frais d’agence en moins, ils s’y retrouvent et moi aussi. Je n’ai même pas de caution à verser, ce qui m’enlève une sérieuse épine. Du coup j’habiterai à seulement une vingtaine de kilomètres de Nathalie, comme dans nos deux jeunesses. Difficile de ne pas croire en la destinée.

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