Un monde, une harmonie.

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L’avant-veille de la rentrée nous décidons de faire la fête entre nouveaux parisiens et parisiens confirmés. Nous sommes six à nous réunir dans un bar du quartier latin. J’ai invité Nicolas, un homme de vingt-cinq ans avec qui j’ai sympathisé dans mon immeuble, accompagné de Sandra, sa compagne, Julien, un camarade de prépa qui intègre la même école que moi nous a rejoints avec son pote Olivier que je ne connais pas. Nathalie a été plus difficile à convaincre de venir. Elle habite dans la lointaine banlieue, au milieu des arbres et de la nature. Du coup, le trajet pour le centre de la capitale est plus contraignant, avec des trains moins fréquents, des trajets plus longs, et l’obligation de rentrer plus tôt. Cette soirée est l’occasion de papoter, boire un verre et s’amuser avant la rentrée. C’est une soirée relativement tranquille, un moment reposant.

Le bar est assez sombre, la lumière au-dessus de nous grésille donnant un léger effet stroboscopique. Nos chaises en bois ne sont pas de première jeunesse, le vernis est effrité à de nombreux endroits. Par contre le bar propose un grand choix de bières à un tarif compatible à notre situation d’étudiants.

« Et vous êtes tous en école d’ingé ? demande Sandra.

– Non pas moi, répond Olivier. Je suis chauffagiste et je devrais commencer mon nouveau taf en octobre. Ce sont ces trois-là les intellos de service. Et toi, tu fais quoi ?

– Je suis en licence d’histoire de l’art. Et Nicolas, le grand timide qui ne dit rien, travaille dans la maintenance informatique. Quand il ne passe pas son temps devant des jeux vidéo.

– C’est très bien les jeux vidéo, interviens-je. C’est comme ça que l’on s’est connu avec Nicolas, dans le magasin en bas de notre immeuble.

– Cela ne me dérange pas que tu viennes squatter notre appartement, mais parfois vous pourriez faire autre chose tous les deux, répond Sandra.

– Mais on fait d’autres choses ! Regarde, là on boit une bière et on discute tous ensemble, tenté-je d’argumenter.

– Super…

– Allez, la prochaine fois je vous invite à manger chez moi. Et promis, je range les manettes. »

Après quelques verres, Julien tente une approche de la seule fille libre du groupe.

« Et toi Nathalie, tu es célibataire ? demande Julien. Cela te dirait de sortir avec un beau jeune homme plein d’avenir ?

– Évidemment, c’est le rêve de toute jeune fille, répond Nathalie.

– Julien… Tu devrais te méfier, tenté-je de prévenir.

– Et alors ? relance Julien.

– Alors quoi ? Si tu m’en présente un, pourquoi pas.

– Ben il y a moi, juste en face de toi. Et je n’ai personne pour l’instant.

– Julien… Vraiment… Tu ne devrais pas, l’alerté-je…

– Après tout, pourquoi pas, répond Nathalie.

Elle m’adresse un clin d’œil, je sais déjà que la suite ne va pas plaire à Julien. J’ai un petit rire nerveux.

– C’est vrai ? s’exclame Julien.

– Oui, si dans dix ans je n’ai personne, qu’une apocalypse a détruit l’humanité et que nous sommes les deux seuls survivants, je pourrais éventuellement y réfléchir. Après tout, je suis bien sortie avec Seb.

– HÉ !!! J’ai rien dit moi ! »

Nous explosons tous de rire.

La soirée se termine relativement tôt, Nathalie ne veut pas rater le dernier RER B et a refusé ma proposition de dormir dans mon nouvel appartement, en tout bien tout honneur. Après l’avoir déposée et m’être assuré qu’il n’y a pas de soucis sur la ligne, je rentre chez moi retrouver le calme et la solitude. Dans deux jours commence une nouvelle vie.


La première semaine de classe est surtout ponctuée d’évènements alcoolisés, organisés par les deuxièmes années. Le bizutage a été, pour une énième fois, interdit, mais les habitudes ont la vie dure. Si me ridiculiser tout seul ne me gêne pas vraiment, je déteste que l’on me l’impose. Alors que l’on me verse de la mousse à raser sur les cheveux, je m’en saisis et la pose sur la tête de mon ainée. Cela me vaudra d’être attaché à ma chaise et bâillonné mais mon honneur est sauf. Au final il n’y a rien de méchant, loin de certains comportements extrêmes rapportés par les médias dans certaines écoles. J’accepte du coup de participer au weekend d’intégration malgré mes premières réticences.

Lors de ces deux jours de grande beuverie généralisée, dans un camping près de Chartres, je noue connaissance avec quelques élèves de première année. Julien me permet de sympathiser avec Antoine, un grand gaillard, costaux, cheveux longs et dans le même temps très timide. Alors que son physique évoque une grande brute avec qui personne ne souhaiterait se battre, dans les faits, il est à l’écoute et d’une grande gentillesse, que ce soit à jeun, ce dont je n’ai pu m’apercevoir qu’à de rares occasions lors du weekend, ou éméché, ce qui était plus fréquent. J’ai également sympathisé avec Nadia, une demoiselle rousse avec un visage joliment parsemé de tâches de la même couleur. Nous avons, jusque tard dans la nuit, parlé de son rêve professionnel : travailler dans l’assainissement des eaux, notamment dans les pays en développement. Nos discussions nocturnes s’éternisent, Julien et Antoine se lassent et préfèrent rejoindre la fête et l’alcool. Par pitié, ou pris de remords, Antoine revient à deux reprises dans la soirée voir si nous allons bien, tout en nous ravitaillant en boissons.

Je n’aurai finalement bu que très peu d’alcool lors de ce weekend, enfin, comparativement à mes nouveaux camarades d’étude. Ce fût un moment de relâchement où j’ai beaucoup dansé, un peu chanté, et lié quelques relations sociales.


C’est le lundi matin que j’ai reçu son texto. Un simple « J’angoisse, appelle-moi s’il te plait » envoyé par Nathalie. Je tente de la rappeler mais je tombe directement sur son répondeur. Elle doit être en classe. Il est 12h30 quand je parviens enfin à la joindre :

« Nath ? Que t’arrive-t-il ?

– Je ne me sens pas bien. Demain… »

Je comprends immédiatement. Demain nous serons le 11 septembre 2001. J’ignore si mes lettres ont été reçues, si elles ont été prises au sérieux. Nathalie ignore également que je les ai écrites.

« Je sais, je suis inquiet également. Mais il n’y a rien que nous puissions faire.

– Nous aurions pu… J’aurais pu… Je ne sais pas…

– Nous ne savons pas ce qu’il va se passer. Le temps a changé, les États-Unis n’ont pas le même président. Tout est bouleversé. Il n’y a pas de raison que les mêmes évènements se produisent.

– Et si…

– Avec des si, on mettrait Paris en bouteille. »

Je l’entends pleurer de l’autre côté du téléphone. Je ne me sens guère mieux. Si la semaine de fête m’a permis de mettre ces pensées négatives entre parenthèses, elles ne me quittent pour autant pas depuis le début de l’été.

« Calme-toi Nathalie. Je suis là. Écoute, ce soir je finis à 18h. Je prends le premier RER pour ton patelin paumé et nous en parlons calmement, en face à face.

– Ce… Ce n’est pas la peine… Je… Je vais déjà mieux…

– Ce n’est pas discutable. Je viens. J’espère juste que tu m’ouvriras quand je sonnerai à ta porte.

– Tu… Tu voudras… Tu pourras rester avec moi ? Pour la nuit ? »

Je sais à quel point il lui en coute de me demander ce service. Je tente de dédramatiser :

« Je serai toujours là pour toi. Et je compte sur toi pour me préparer un succulent repas, j’en ai un peu marre des pâtes au gruyère. »

Quand j’arrive chez elle, il est 19h passées. Elle m’accueille avec un grand sourire forcé. Elle a les yeux rouges et des sillons se sont formés le long de ses joues. Cela me brise le cœur, surtout que je ne peux pas la tenir au courant de mes manigances de l’été. Je détourne le sujet en évoquant les agréables effluves qui sortent de la cuisine.

Elle porte une magnifique robe de soirée bleu nuit, sans manche. Un collier en argent, assorti d’un saphir en pendentif, orne son cou. Elle a mis du rouge à lèvre mais a eu la présence d’esprit d’éviter le mascara. La table est dressée pour deux, des assiettes blanches décorées d’un liseré rouge, avec des serviettes pliées comme au restaurant, un verre pour l’eau et un pour le vin. Des bougies donnent une ambiance romantique. Elle me demanderait ma main ce soir que je ne serais pas plus surpris.

De mon côté, je débarque en jean, basquets et t-shirt. Pour ma défense, j’ai accouru au plus vite, sans prendre le temps de me changer. Elle ne se formalise pas. En entrée, elle sert des tomates tranchées accompagnées de mozzarelle et de mesclun, le tout assaisonné par de l’huile d’olive. En plat principal, un rôti de bœuf, avec des pommes de terre grillées au four. Je la soupçonne de ne pas être allée en cours cet après-midi pour préparer ce repas. Enfin en dessert, nous mangeons une part de tarte aux pommes, faite maison, avec une boule de glace à la vanille et surmontée de chantilly. La discussion, somme toute banale, tourne autour de nos premiers jours en école d’ingénieur, des premiers cours et des premiers amis que nous nous sommes faits, chacun de notre côté.

C’est bien repus que nous nous installons sur le canapé pour regarder le DVD de la comédie musicale américaine West Side Story. Un film qu’elle semble particulièrement apprécier au point de connaitre l’ensemble des chansons par cœur. Elle pose sa tête sur mon épaule. Je sors mon étui.

« Tu portes des lunettes ?

– Depuis hier, tu es la première à les voir. Ce n’est que de l’appoint pour l’instant. Elles ne m’avaient pas manquées, mais malheureusement ce n’est que le début. Tu vas devoir t’habituer à ce nouveau look.

– Ça te donne un air sérieux. J’aime bien. »

Nous poursuivons le film doublé par la jolie voix de Nathalie. Au moment de se coucher, elle me propose gentiment le carrelage de son studio pendant qu’elle dormira, seule, dans son canapé-lit. J’aurais pu lui faire remarquer que je sais me tenir et que cela n’aurait pas été la première fois que nous nous serions retrouvés dans le même lit. Je ne dis rien, j’installe deux serviettes de bain pour faire matelas. Elle me prête généreusement un duvet et un coussin.

Le matin je me lève tôt, le dos endolori et fatigué par une mauvaise nuit. Elle dort encore, j’essaie de ne pas faire de bruit. Peine perdue, alors que j’essaie de préparer le déjeuner pour nous deux, un bol décède, victime de ma maladresse. Après un réveil en sursaut, elle m’indique où se trouve le balai et elle décide d’aller se laver pendant que je prépare tout. Je mets du pain à griller, je prépare deux cafés et je coupe des fruits pour une salade improvisée. Je range mon matelas de fortune et je plie le canapé afin de redonner à la pièce une impression d’espace. Quand elle revient, tout est prêt et impeccable. Si l’on ne tient pas compte de ma personne : pas rasé, sale, avec les mêmes vêtements que la veille et qui m’ont servi de pyjama. Je lui propose de laisser une tenue de rechange chez elle, au cas où, pour l’avenir. Sa réponse est claire :

« Außer Frage! »

Après ce succulent déjeuner, je gagne le droit d’aller me doucher à mon tour et même d’utiliser son déodorant pour masquer les odeurs de mes vêtements sales. Elle me passe même une brosse à dents neuve qu’elle avait en réserve. Je lui aurais bien emprunté des vêtements mais je suis désormais plus grand qu’elle. Nous sortons nous promener dans les alentours, je ne connais pas du tout le coin. C’est assez boisé, cela rappelle ma campagne natale, le soleil en moins. Aujourd’hui, nous sommes le 11 septembre 2001, les images en boucle de la télévision, trente ans auparavant, repassent dans nos têtes de jeunes étudiants. Nous avons décidé de ne pas nous rendre en classe et de passer la journée ensemble. Alors que nous marchons dans un parc, Nathalie se tient à mon bras. Je crains que mon cœur ne chavire à nouveau, mais je ne veux pas non plus la chasser. Je la laisse faire et souffre en silence. Les premières larmes viennent alors qu’un avion passe dans le ciel. Je prends son visage entre mes mains et lui chuchote des paroles rassurantes. Rien que je puisse dire n’est en mesure de la calmer. Alors je la prends dans mes bras, pour la protéger de ce monde qui risque de s’effondrer d’ici quelques heures.

À midi je l’invite dans un petit restaurant de quartier. J’ai assez profité de ses talents de cuisinière, je ne souhaite pas m’imposer à nouveau. Nous n’avons que peu d’appétit, nos estomacs sont noués par le stress. Il est 14h quand nous rentrons dans son appartement. Nous mettons les informations à la radio, en fond sonore. Je propose une partie d’échecs en attendant… En espérant plutôt, que rien ne se passe. Nathalie n’est pas concentrée, je prends sa dame avec un simple cavalier. Elle n’est pas du genre à me laisser gagner, mais là je ne m’amuse même pas, c’est trop facile. Après avoir mis deux échecs et mat, j’abandonne. Il est 15h30 et pour l’instant les mêmes informations tournent en boucle. Rien ne semble annoncer une catastrophe. Nous n’avons pas internet à son appartement, impossible de consulter les médias américains. Je propose des jeux de plus en plus basiques, pour lui laisser ses chances. Je gagne au Jungle Speed et au Uno. Finalement, elle décroche une victoire à la bataille, et encore, je dois quasiment jouer à sa place.

À 17h, toujours aucune nouvelle information, ni à la radio, ni à la télévision. Les attentats n’ont pas eu lieu aujourd’hui. À défaut de champagne, nous ouvrons une bouteille de vin blanc pour fêter ce non-évènement. Nathalie est soudainement transformée, elle semble reprendre vie. Nous pleurons, de joie cette fois, et j’ai même droit à un baiser sur le coin de la lèvre. Je choisis ce moment pour prendre congé. C’est passablement éméché que je rejoins le RER en direction de Paris. Pendant le trajet, je réfléchis à ce qui a bien pu se passer : ont-ils reçu mes lettres et empêché les attentats ? Les changements du cours du temps ont-ils impacté ce moment ? Je me suis pourtant renseigné sur la situation en Afghanistan, les talibans y sont bien au pouvoir, les bouddhas ont été réduits à néant et les femmes y sont toujours traitées moins bien que des animaux.

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