Sur qui toujours compter

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Avec le printemps qui approche, je me sens de plus en plus seul. La nostalgie prend le dessus. Les oiseaux chantent et je pleure les amours perdues. Je m’isole et mes amis s’inquiètent. J’ai perdu trois kilos en un mois. Je rate deux soirées, prétextant du travail en retard et un entretien à préparer. Mes camarades font semblant de me croire, mais ils ne sont pas dupes. Le weekend, mon téléphone est souvent éteint. Je ne veux parler à personne. Mais plus je les ignore, plus ils insistent.


J’ai finalement pris la voiture sur un coup de tête, direction Bordeaux. Nous sommes le vendredi 19 avril 2002. Durant les cinq heures de trajet, je réfléchis à mon geste. La raison ne peut rien pour moi, j’ai juste besoin de revoir ma femme, celle qui m’a accompagné toutes ces années, avant de me retrouver projeté en arrière, soudainement. Je sais que c’est une connerie, je sais que celle que je vais revoir n’est pas la femme que j’ai quitté, je sais qu’elle ne me connait pas, je sais que je vais surtout me faire du mal. J’ai juste besoin de revoir son visage, d’entendre sa voix, une dernière fois, pour tourner la page, pour me construire une nouvelle vie.

J’arrive enfin sur le périphérique, je prends la sortie qui donne sur le quartier résidentiel où je suis venu tant de fois, avant que nous ne nous installions ensemble. Il est encore tôt, elle doit être à son travail. J’en profite pour marcher dans ce quartier chargé de souvenirs et me poser à la terrasse d’un café, afin de boire un verre et de me donner du courage. Je n’ai toujours pas la moindre idée de comment aborder cette jolie jeune femme avec qui j’ai passé tant de temps.

J’entre dans le magasin de chaussures dans lequel elle travaille. Je fais semblant de m’intéresser aux articles proposés.

« Bonjour monsieur. Puis-je vous renseigner ?

– Bonjour, oui, je voulais savoir si Julie était là ?

– Ne bougez pas, je l’appelle. »

Je ne sais toujours pas quoi dire. Je la vois arriver de la réserve, je la reconnais à peine, les années ont passé, et elle a fortement rajeunie. Elle est toujours aussi belle, mon cœur sombre. Je reconnais ses boucles d’oreille qu’elle portait le jour de notre première rencontre. Elle est en robe, parée de rouge vif, les bras dénudés, ses cheveux châtains tombent sur sa nuque. Je regarde son cou, ce petit grain de beauté sur lequel je posais régulièrement mes lèvres. Elle ne porte pas la chaine en or que je lui ai offerte pour nos fiançailles, ni son alliance, évidemment.

« Bonjour. Vous vouliez me parler ?

Elle m’observe de ses beaux yeux noisette, d’un regard neutre, sans l’amour et la passion qui le différenciait des autres regards.

– Bonjour, Sébastien, on ne se connait pas. Je viens de la part de votre cousin, Alexandre.

– Alexandre ? Il va bien ?

– Oui, très bien, je suis un de ses potes. Je passais sur Bordeaux pour un entretien d’embauche. Il m’a dit "passe dire bonjour à ma cousine de ma part, elle pourra peut-être te montrer le quartier de ton futur boulot".

– Ah, euh, c’est-à-dire que je n’ai pas fini ma journée.

– Non mais il a dit ça en plaisantant. Mon entretien n’est qu’à 18h30, du coup je visite en attendant, et je venais passer le message.

– C’est gentil. Je finis à 17h, je peux rapidement vous montrer le quartier tout à l’heure si vous voulez. Mais à 18h je dois être rentrée.

– Ah ce serait super ! De toute façon après il me faudra me préparer pour l’entretien.

– C’est votre tenue pour l’entretien ?

– Oui, enfin non, j’ai de quoi me changer dans ma voiture. Non, évidemment, il me faut mettre un costume, et changer de chaussures… Tenté-je de me justifier. »

J’ai honte de mes mensonges, j’ai profité de ce que je sais sur elle pour la manipuler. Le principal est que j’ai obtenu une heure, en tête à tête avec elle. Une heure pour profiter de sa présence et lui dire adieu.

À 17h, je l’attends avec une boite de cannelés à partager pour le gouter. Nous passons devant la place de la bourse, le long de la Garonne, les travaux du futur tram ont commencé. Nous traversons la place des Quinconces pour finir par la rue Sainte Catherine. Je ne pourrais dire combien de fois j’ai parcouru ces rues avec elle, main dans la main au début, puis avec notre petit garçon au milieu. Je mime la découverte de ces merveilles bordelaises, j’écoute surtout le son de sa voix, avec son accent du sud-ouest. Je la regarde à la dérobée, je la vois sourire. Elle a l’air heureuse. Je l’observe replacer régulièrement de sa main droite ses cheveux derrière son oreille, un tic que je lui ai toujours connu. Nous passons enfin devant un parc arboré, un chemin de pavés rouges traverse la pelouse verte, quelques jets d’eau font le bonheur des enfants.

Une heure c’est court, le temps de se dire au revoir vient trop rapidement. Je donne le change, lui promettant de la tenir au courant des résultats de mon entretien, de saluer son cousin lorsque je le reverrai… Avant de la quitter, je lui offre un cadeau, le dernier album de Calogéro, qu’elle me passait en boucle dans la voiture lorsque nous nous sommes rencontrés, quelques années plus tard. Officiellement, c’est un petit geste pour la remercier du temps passé, en réalité, c’est un cadeau d’adieu pour me faire pardonner de l’avoir abandonnée.

Je la regarde s’éloigner, une dernière fois. Puis je reste là, seul, assis sur un banc bordelais, prostré, le cœur brisé, la tête dans les mains. Inconsolable.

Je me sens hors du temps, mon corps est ici, mon esprit se balade dans un autre univers. Seule la nuit parvient à me sortir de la torpeur. J’allume mon téléphone. Trois appels en absence et quatre textos :

Nadia : « T’es où ? »

Nadia : « Pourquoi tu n’es pas en cours ? »

Antoine : « On ta pa vu ojourdui. T malad ? »

Sérieux Antoine, tu pourrais faire un effort pour écrire toutes les lettres !

Dans la chronologie, suivent les trois appels de Nathalie, et finalement un texto : « Tes amis s’inquiètent pour toi. Ils m’ont appelé. S’il te plait, tiens-moi au courant. »

Je réponds à Nathalie : « Je suis à Bordeaux, j’ai parlé à Julie ». Puis j’ajoute : « Je rentre ce soir ».

Elle me répond quasi immédiatement : « Désolé de ne pas être présente à tes côtés. Tu veux que je t’appelle ? ».

J’ignore son dernier message et je me dirige vers ma voiture garée plus loin. Je reprends la route vers Paris, je choisis un CD de musiques. Ennio Morricone tente de chasser mes idées noires. Il est minuit quand je décide enfin de faire une pause en bord d’autoroute. Je me sens tellement mal… J’appelle Nathalie. Malgré l’heure tardive, elle me répond rapidement.

« Seb ? Comment vas-tu ?

– Je ne vais pas très bien. J’ai envie de vomir mais comme je n’ai presque rien mangé depuis ce matin…

– Oh Seb, je suis désolée. Tu aurais dû me prévenir, je t’aurais accompagné.

– C’est moi, je suis trop con…

– Tu devais le faire. Maintenant ou plus tard, cela n’aurait rien changé. Tu es où là ?

– Il me reste deux heures de route. Je rentre directement chez moi.

– Envoie-moi un texto dès que tu arrives, demain je t’appelle.

– Oui maman ! »

Rentré chez moi, je m’affale sur mon lit et m’endors immédiatement, tout habillé. Je rêve que je me marrie avec Julie, je nous vois sortir de l’église, tenant la main de Mathis, mon fils. Le soleil brille, les invités nous lancent de la lavande. Je suis heureux, entouré des gens que j’aime. Puis de gros nuages arrivent et il se met à pleuvoir. Je vais à la voiture chercher des parapluies et je vois une grosse vague déferler qui emporte ma femme et mon fils. Tout est noir, le tonnerre gronde, de plus en plus fort… Non, ce n’est pas le tonnerre, on dirait plutôt un bruit de sonnette… Quelqu’un sonne à ma porte. Je regarde le réveil, il est 10h30. L’intrus insiste.

Je me lève, heureusement je suis déjà habillé. À la porte Nadia, Antoine, Julien et Nathalie qui m’apportent le petit-déjeuner.

« Ben t’en as mis du temps à ouvrir ! Lance Julien.

– C’est que l’on est samedi, j’ai le droit de faire la grasse mat’. Qu’est-ce que vous foutez là ? Enfin, je suis content de vous voir, mais pourquoi ?

– C’est Nathalie, elle nous a tout raconté, explique Nadia. Du coup aujourd’hui, on fait tout ensemble, tu ne restes pas seul.

– Elle vous a tout raconté ? »

Je jette un regard noir à Nathalie qui est soudainement devenue toute rouge et ne sait plus où se mettre.

« Écoute, on ne sait pas ce que c’est, mais on comprend que c’est dur. Tu aurais dû nous en parler, on t’aurait accompagné. Rajoute Antoine.

– M’accompagner ? Mais où ?

– Ben à l’enterrement. On ne la connaissait pas, mais si c’est une amie à toi, on peut te soutenir. »

Nathalie, sérieux ! Tu pourrais au moins me briefer quand tu racontes n’importe quoi.

Je dois reconnaitre que j’ai de vrais amis, capables de se lever tôt un jour chômé, m’acheter croissants et pains au chocolat, et me préparer un programme en or. Nous commençons par une séance cinéma avec Le Voyage de Chihiro, le dernier film d’Hayao Miyazaki. Il faut dire que cela fait des mois que je les tanne avec ce film, même si je l’ai déjà vu une quinzaine de fois dans ma précédente vie.

« Ouah ! Tu avais raison Séb, c’était absolument génial comme film, lance Antoine à la sortie du cinéma.

– Je te confirme que c’était beau, Antoine a beaucoup pleuré pendant la séance, se moque Julien.

– N’importe quoi, c’est la climatisation qui me fait mal aux yeux.

– Tu sais Antoine, ce n’est pas grave de pleurer, réagit Nadia. Cela prouve juste que tu as une sensibilité, un cœur, et certaines filles apprécient.

– Je devrais alors avoir beaucoup de succès, tenté-je d’ajouter humoristiquement, deux mouchoirs usagés à la main.

Nadia et Nathalie se placent respectivement à ma gauche et à ma droite et me prennent par la taille.

– Tu n’es pas à plaindre, tu as deux magnifiques femmes à tes côtés, répond Nadia. Par contre, cette journée est là pour sécher tes larmes, donc on va choisir un programme plus joyeux pour la suite. »

Nous nous rendons ensuite dans une salle d’arcades dans laquelle je m’amuse à dégommer des zombies avec un pistolet en plastique. Si les hommes du groupe continueraient bien toute la journée, les demoiselles qui nous accompagnent semblent rapidement s’ennuyer. Je négocie quand même une dernière partie de course de voiture, à quatre, avant de partir. À la surprise générale, c’est Nadia qui gagne, assez largement d’ailleurs.

« Ben quoi les mecs ? Ça vous fait mal de vous faire battre par une fille ? Vous croyez que nous ne savons jouer qu’à la poupée ?

– Mais ? Nous avons rien dit ! »

Pour finir, nous passons la soirée dans un bar parisien proposant du Karaoké. J’interprète de ma plus belle voix Les Champs-Élysées, La Musique est bonne et Les copains d’abord. Je me suis fait interdire Ne me quitte pas que je maitrisais pourtant beaucoup mieux. Vu les chansons choisies, je me suis fait traiter de vieux, cela m’a arraché un sourire.

Le temps d’une journée ensoleillée, mon blues est parti faire un tour. Ce n’est qu’au moment de se séparer qu’il est revenu, progressivement. J’accompagne Nathalie jusqu’au métro le plus proche. J’ouvre mon cœur, je lui raconte ma journée d’hier, ma rencontre avec Julie. Je lui décris les merveilles bordelaises, le gout des cannelés… J’ai besoin de parler. Nous prolongeons notre balade nocturne jusqu’à la station suivante, puis celle d’après. Finalement nous arrivons devant l’arrêt de R.E.R. et vu l’heure, il va bien falloir se séparer. Je lui souhaite un bon retour et une bonne nuit, je m’approche pour lui faire la bise et soudain, elle me prend dans ses bras en me serrant fort. Je vois une larme couler le long de sa joue. Je la serre également, j’ai l’impression qu’elle ne veut pas plus que moi que l’on se quitte. Elle finit par relâcher son étreinte. Elle s’éloigne rapidement et me lance un bisou de loin.

Je prends seul le chemin du retour vers chez moi. Je renonce au métro, une marche nocturne m’aidera à remettre en place toutes les pièces du puzzle.

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