06. Maya Delorme – 20 Avril

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Roscoff - 22h

"Catastrophe en Tanzanie. Le Kibo, l'un des trois stratovolcans formant le Kilimandjaro, est brièvement entré en éruption dans la matinée. Ce mastodonte, qui culmine à plus de cinq mille huit cents mètres d'altitude, comprend deux-cent-cinquante cônes éruptifs dont la plupart ont rejeté d'importantes quantités de lave. Étrangement, le phénomène n'a duré que quelques heures. D'ordinaire, la durée d'une éruption volcanique se mesure en jours, voire en semaines.

Si aucune victime n'est à déplorer, les dégâts sur l'environnement semblent d'ores et déjà irréversibles.

La communauté des volcanologues est sous le choc, les experts s'accordant à dire que rien ne laissait présager un tel événement. Aucune activité inhabituelle n'a jamais été enregistrée ces dernières années et ce type d'éruption effusive reste..."

Maya éteint la télévision au moment où la sonnette retentit. La biologiste se précipite pour accueillir sa meilleure amie. Étudiante en architecture, fille d'un richissime homme d'affaires britannique, Julia Dunn est la bonne humeur incarnée. Positive en toutes circonstances, elle permet à Maya de conserver son équilibre depuis près de dix ans.

Hello honey ! Vas-tu enfin me dire ce qu'il se passe ?

Maya ne répond pas. Se contentant de sourire à son amie, elle lui prend la main, l'entraîne vers le coin salon de son petit appartement, puis sert deux verres de vin blanc. Levant le sien, elle porte solennellement un toast :

— À tes vacances et à mon nouveau job !

What the... ? Tu m’expliques ? demande Julia d'une voix exaltée.

Maya commence par lui décrire sa vision de Nathan l'invitant à tourner la page, en s'efforçant de n'omettre aucun détail.

— C'était vraiment étrange. Je n'arrête pas de me dire que j'ai imaginé cette scène. Pourtant, ça m'a semblé tellement réel. Mais dans ce cas, c'est inexplicable. Comment les vagues peuvent-elles se retirer ainsi sans phénomène déclencheur ? Et puis cette lueur blanche autour de mon bras. Je n'arrive pas à déterminer ce que ça peut être.

— Notre subconscient peut se montrer très persuasif parfois. Il te manque. Il nous manque à toutes les deux. J'ai l'impression de l'entendre, parfois. Il murmure à mon oreille, comme quand nous étions gamins et qu'on bavardait en classe.

— En tout cas, subconscient ou pas, le message m'a paru très clair. Coïncidence troublante, j'ai reçu hier un appel d'un certain Mac Snyder, travaillant pour le Centre National d’Océanographie ainsi que l’université de Kiel en Allemagne. Il participe à une mission d’exploration d’un canyon sous-marin, au large du Maroc, qui doit démarrer dans quelques jours. Leur biologiste vient de se désister, ils ont besoin de quelqu’un de toute urgence. Apparemment, je leur ai été vivement recommandée par différents professeurs. Ce n'est pas vraiment le bon moment. Il faut que j'avance sur ma thèse, mais j'ai envie de tenter l'expérience. Ça ne durera que quelques semaines.

Oh my God ! Je suis si contente pour toi ! s'exclame Julia en serrant sa confidente dans ses bras.

— Je n’y croyais plus. Après m'être portée tant de fois volontaire pour de longues missions de terrain, j'avais fini par me rendre à l'évidence que je ne faisais pas le poids face aux chercheurs expérimentés.

— Fallait bien que la chance tourne, non ? Sinon, c’est quoi cette histoire de vacances ?

— Quand j’ai reçu mon billet et ma réservation d’hôtel, j’ai décidé que tu viendrais avec moi. Je ne travaillerai que quelques jours par semaine. Le reste du temps, ce sera toi, moi, le soleil, la plage, les randonnées...

— Oui, ou alors toi, moi, le soleil, la plage and one or two handsome guys !

— S'il te plaît, promets-moi que, cette fois, tu ne joueras pas les entremetteuses !

— Je ne vois pas pourquoi tu dis ça.

— Sérieusement ? s'esclaffe Maya.

— Les deux derniers étaient très bien, rétorque Julia, faussement vexée.

— Un fils à papa à la technique de drague sentant le réchauffé et un étudiant en médecine incapable d'aligner deux mots dès qu'il me regardait. Tu t'es surpassée sur ce coup, ma poulette !

— Arrête de faire la difficile. Anyway, tu n'en trouveras pas beaucoup des mecs qui te stimulent l'intellect. Alors en attendant de tomber sur ta perle rare, amuse-toi un peu. Il est temps, tu ne crois pas ?

— J'aime les challenges !

— Tu n'es pas drôle !

— Tu l'es pour nous deux. C'est pour ça que tu as autant de succès auprès des hommes.

— Ça, oui... Mais surtout, ce que tu as dans la cervelle, je l'ai dans la poitrine ! La tienne est fort honorable, mais elle ne te sert à rien ! Du gâchis !

— Moi aussi je t'aime, ma Julia !

Maya s'approche de son amie en riant, l'enlace affectueusement, puis lui tend une enveloppe contenant trois semaines de vacances au soleil. Une façon bien à elle de remercier sa confidente pour sa présence constante à ses côtés, son soutien indéfectible, son affection sincère.

***

Neuf ans plus tôt

Fébrile, Maya ouvrit l’enveloppe et déplia la lettre. Sous le chaud soleil de ce début d'été, son regard virevoltait d’un mot à l’autre, à la recherche du précieux sésame.

« … avons l’honneur de vous informer que nous avons validé votre inscription. Vous intégrerez donc notre établissement à la rentrée prochaine. »

L’adolescente ne put retenir un cri de joie.

Paris ! Enfin. Je vais prendre le large. Quitter ce trou paumé ravitaillé par les corbeaux. Reste plus qu'à annoncer la nouvelle ! Papa va en faire tout un cirque.

Maya eut honte de ses pensées. Son père, Patrick Delorme vouait à sa fille un amour inconditionnel. Tout ce qu'il faisait n'avait qu'un seul objectif : le bien-être et la sécurité de son unique enfant.

Cependant, en grandissant, Maya avait réalisé que son paternel ne faisait aucune différence entre amour et surprotection. Consultant indépendant dans la gestion de petites entreprises, Patrick devait, en fonction des projets en cours, déménager régulièrement. Ne souhaitant pas perturber sa fille par de fréquents changements d'établissements scolaires, elle suivait ses cours à domicile, sous l'œil vigilant et froid de sa mère, Aleksandra.

Au début de sa troisième, la jeune fille avait manifesté son envie d'intégrer un collège, de fréquenter d'autres adolescents, de faire partie d'un club sportif. Ce fut à cette période que les premières tensions apparurent entre Maya et son père.

— Tu sais bien que tout ceci n'est pas pour nous, ma chérie. Le temps de t'intégrer et nous serons obligés de déménager, une fois de plus. Tu ne pourras pas avoir d'amitiés durables. Et tu souffriras à chaque nouveau départ.

— Et pourquoi pas la pension ? Où que vous soyez, Maman et toi, je vous rejoindrais pendant les vacances.

— La pension ? Tu perds la tête ! Tu veux grandir au milieu d'inconnus ?

— Ils ne seront pas inconnus longtemps.

— Et parmi eux, se trouveront des gens peu recommandables. Même dans un établissement scolaire, ta sécurité n'est pas garantie. Et s'il t'arrivait quelque chose, que nous sommes à des centaines de kilomètres, qui prendra soin de toi ?

— Tu ne crois pas que tu es un peu paranoïaque, là ?

— Tu n’es qu’une gamine écervelée ! s'emportait Patrick Delorme. As-tu seulement une idée des horreurs de ce monde ? Tu ne sais pas ce qui s’y passe.

— La faute à qui ? rétorquait Maya, insolente. On vit dans des bleds perdus de la France profonde, pas d’internet, de télévision, de radio. Merci les bibliothèques municipales ! Je ne suis pas aussi naïve que tu le crois.

— Tu seras à la merci des déséquilibrés, tu devras être vigilante en permanence, tu ne pourras faire confiance à personne.

— Mais c’est la vie, ça, Papa ! J’apprendrai, comme tout le monde. Tu ne pourras pas m'empêcher éternellement de suivre mon propre chemin. Tu sais très bien que je partirai, un jour ou l’autre.

Ce genre de conversation le mettait hors de lui. Un jour, las de leurs interminables discussions houleuses, il avait cessé de lui adresser la parole.

Curieusement, le salut était venu d’Aleksandra Delorme. Maya et sa mère avaient toujours eu des rapports distants, basés sur la seule éducation, exempte de pédagogie et encore moins d’affection ou de complicité. Elle ne se mêlait jamais des disputes entre son mari et leur fille. Que cette dernière reste ou parte, semblait ne faire aucune différence. Pourtant, probablement usée par les querelles incessantes, ce fut elle qui apporta la solution. Ou, du moins, qui l’imposa. Leur fille partirait à Paris, où une amie de la famille -la seule, à la connaissance de Maya- l’accueillerait. Aleksandra avait choisi le lycée et pris toutes les dispositions. Le jour où elle l’avait annoncé, Patrick avait bien failli faire une syncope. Maya, quant à elle, était aux anges. Elle aurait bien serré sa mère dans ses bras mais un regard de celle-ci avait freiné ses ardeurs. La jeune fille avait murmuré un merci sincère et reconnaissant.

Sa lettre en main, Maya déboula dans la maison, une vieille bâtisse en pierre de taille, retapée et aménagée sur deux étages. Des éclats de voix dans la cuisine l’arrêtèrent net. Ses parents étaient en train de se disputer. L’adolescente eut soudain l’impression que le grand départ n’arriverait jamais assez vite. Camouflée dans l’entrée, elle tendit l’oreille.

— Arrête ta parano, Patrick !

— Ce sont des gens patients et obstinés avec des moyens illimités.

— Conneries ! Ça fait plus de treize ans. S’ils avaient voulu nous retrouver, ce serait fait depuis longtemps.

— Mais qu’est-ce qui t’a pris de l’envoyer à Paris ? Paris !

— Jackie Chevallier est la personne toute désignée pour prendre soin de Maya, jusqu’à ce qu’elle vole de ses propres ailes. Ensuite, elle fera face à son destin.

— Non mais tu t’entends ? Son destin ! Foutaises !

— Éléna savait, elle. Et elle en est morte.

— Je te défends de parler d’elle !

— J’en parlerai si je veux. C’était ma sœur, mais ça, t’en as rien à foutre ! Tu n’es qu’un sale égoïste.

— Moi, égoïste ? Je t’ai prise avec moi pour t’éviter le même sort.

— J’hallucine ! Comme si ma sécurité avait une quelconque importance pour toi. Si tu m’as emmenée c’était pour que je t’aide à t’occuper de la gamine. Elle va avoir seize ans. Tu ne pourras pas la garder près de toi indéfiniment. Laisse-la partir !

— C’est facile pour toi, elle n’est pas ta fille !

Une nuée d’aiguilles envahit Maya alors que ces derniers mots résonnaient dans le vestibule. Une sensation de chute dans un puits sans fond la fit vaciller. Ses oreilles bourdonnaient. Dans sa tête, le chaos. Dans son cœur, un vide abyssal.

Chancelante, elle gagna sa chambre, au premier étage. Se laissant tomber sur son lit, la collégienne contempla, hébétée, la lettre qu’elle tenait toujours. Une larme roula sur sa joue. Elle lui sembla glacée.

Ce n’est pas ma mère... ce n'est pas ma mère... Ma mère est morte ! On l'a tuée. Mon père fuit quelque chose, quelqu'un. Il me fait vivre dans le mensonge depuis toujours. Je n'ai rien vu, rien. Comment j'ai pu ne rien voir ? Elle ne m'a jamais aimée, c'est évident. Et tous ces déménagements. Est-il seulement consultant comme il le prétend ?

Le feuillet tremblait dans sa main. Les mots frémissaient, comme animés d'une soudaine impatience. Mue par une brusque bouffée de colère, Maya se leva, puis attrapa un sac à dos qu'elle eut tôt fait de remplir avec le strict nécessaire. Dans une besace, elle rassembla ses papiers importants, quelques manuels scolaires, ses maigres économies, ainsi que son livre favori, Vingt mille lieues sous les mers.

Prenant ses affaires et une grande inspiration, l'adolescente quitta sa chambre sans se retourner, descendit, puis se dirigea droit vers la cuisine. Patrick et Aleksandra, assis à la table, étaient enfermés dans un mutisme borné. Maya laissa tomber lourdement son sac sur le seuil. Ils sursautèrent. À la vue du paquetage, son père se leva, décomposé. D’une voix blanche où se mêlaient crainte et incompréhension, il demanda :

— Qu’est-ce que tu fais, Maya ?

Sa fille l’observa froidement, ignorant Aleksandra, qui déclara pourtant :

— Tu nous as entendus.

Maya resta immobile et silencieuse. Elle bouillait de l’intérieur, voulait leur hurler sa rage et son désarroi à la figure. Elle se contint.

Je ne vous faciliterai pas la tâche. Allez, vas-y Papa, déballe tout ! Je t’en prie…

Abattu, Patrick Delorme soupira :

— Écoute ma chérie, c’est compliqué. Tu ne comprendrais pas. Ce sont des choses qui nous dépassent.

Une autre larme froide parcourut le visage de Maya.

— C’est compliqué de dire la vérité ?

Son père ne répondit pas, baissa les yeux. Aleksandra se leva à son tour.

— Je vais te la dire, moi, la vérité.

— Tais-toi ! ordonna Patrick.

Bien que fortement contrariée, Aleksandra garda le silence.

Lentement, Maya enfila son sac à dos. En prenant son temps ainsi, elle voulait leur laisser une dernière chance de s’expliquer. Rien ne vint. Alors, elle tourna les talons. La jeune fille atteignait la porte lorsqu’un cri retentit, désespéré, douloureux :

— Éléna, ne pars pas !

Cet appel résonna en elle comme un lointain écho. Maya l’avait déjà entendu, dans une autre vie. Sans se retourner, elle sortit de la maison, enfourcha son vélo et prit le chemin de la gare sous une pluie battante.

***

Roscoff - 22h30

— Merci sweetheart, murmure Julia, plantant un baiser affectueux sur la joue de son amie.

— C'est moi qui te remercie, pour tout. Nathan et toi êtes ma vraie famille. Même s'il n'est plus là, il restera une partie de nous, pour toujours.

— Sans toi, je n'aurais jamais supporté son absence. Quand il a disparu, j'ai failli tout envoyer balader pour vivre en petite bourgeoise superficielle. Toi, tu m'as rappelé de quoi je suis capable, que je ne suis pas qu'une gosse de riche.

La jeune femme fait tinter son verre contre celui de sa complice.

— À nous !

La soirée s'éternise agréablement, entre bavardages légers et fous rires. Tard dans la nuit, Julia s'installe dans le convertible du salon tandis que Maya gagne sa chambre. L'esprit embrumé mais serein, elle glisse lentement dans des rêves de plongées au coeur d'un canyon sous-marin. La chercheuse se voit déjà sur un bateau, occupée à classer des échantillons. Elle s’imagine arpentant la plage au coucher du soleil, en compagnie de son amie. Libre. Légère.

L’atmosphère change brusquement, devient oppressante. La jeune femme marche sur le sable devenu sombre, le soleil a disparu à l’horizon. Loin devant, se dessine la silhouette de son amoureux. Flottant dans un halo blanchâtre, Nathan avance dans sa direction. Quelque chose en lui semble différent. Ses traits, toujours aussi beaux, se durcissent, son visage se ferme, ses yeux… Maya tente de détourner le regard, sans y parvenir. Les orbites de son fiancé s’emplissent d’un maelstrom de fumée grise. Menaçant, il s'épaissit, s’amplifie, submerge très vite son hôte qui disparaît, remplacé par une ombre colossale, tentaculaire. Les pieds englués dans le sable humide, impossible de lui échapper. Soudain, la créature fond sur sa proie, l’étouffant de ses effroyables appendices, la privant de son air. Impuissante, Maya sait que cette monstruosité absorbera jusqu’à sa dernière étincelle de vie.

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