Sombrer

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Les rencontres allaient bon train pour Nina, au parc du Moulin à Vent. Elle y avait trouvé, par l’intermédiaire de Bastien, un groupe d’artistes qui squattaient à peu près tous les jours autour du frêne millénaire (d’après Tristan, mais sa consommation de LSD mettait un frein à la confiance qu’on pouvait avoir en ses calculs savants).

Bastien, c’était celui qui avait réussi à faire renaître ce sourire qui la caractérisait depuis si longtemps. Grâce à lui, elle avait compris qu’elle pourrait peut-être se relever de ce qu’elle avait vécu. Après tout, elle s’était relevée du traumatisme de la misère. Mais elle n’arrivait pas à parler de son viol. Bastien était agréable, intelligent. Un peu perché, et c’est d’ailleurs pour ça qu’il n’avait sûrement rien tenté envers son corps. Il appréciait beaucoup la rébellion dont faisait preuve Nina contre la société bourgeoise où elle avait été emprisonnée. Bastien était excentrique au point de considérer qu’elle était plus libre à crever de faim dans la poussière à 5 ans, plutôt qu’à vivre dans cette famille. Elle se rendait bien compte que ce cocon familial n’avait été qu’une sorte de prison dorée, que la liberté est autre chose que de pouvoir manger et acheter tout ce qu’on veut. Mais elle devait bien avouer qu’elle préférait largement cet emprisonnement-là à celui dans lequel elle était née.

Bastien l’avait rapidement présentée aux autres membres de ce petit groupe : Tristan, Gaëlle, Stéphane, Pierre et Armelle. Chacun avait son petit talent. Tristan peignait comme personne, mais il faut dire qu’il voyait des choses que personne n’avait jamais vu ; Bastien peignait aussi, mais des paysages et d’une façon très concrète, bien que toujours vus du haut ; Gaëlle était la guitariste hippie du groupe, et elle écrivait elle-même les paroles qui aidaient les autres à créer et à décoller ; Armelle et Pierre étaient marionnettistes, créaient eux-mêmes leurs marionnettes et écrivaient eux-mêmes leurs textes.

L’histoire de l’enfance de Nina les avait tous touchés, chacun à sa façon. Tristan l’avait entourée de ses bras fins et avait pleuré sur ses épaules. De mémoire, Nina n’avait jamais été aussi gênée. Mais les sourires plein de compassion des autres amis de Bastien l’avait entraînée à répondre à ce geste. Et ça lui avait fait du bien. Elle avait pleuré avec lui. Pour la première fois, elle avait pleuré sur son passé. Mais elle n’avait pas pu parlé du viol. Pas à des inconnus. Trop tôt, ou trop tard. Elle était incapable de le dire, c’est tout ce qu’elle savait.

Elle n’avait rien à proposer à ce groupe d’artistes. Elle ne l’était pas. Mais elle avait son histoire, son vécu, son ressenti.

— On est trop entre nous, tout le temps, lui avait dit Bastien un jour. Tu vois, on repousse les bourges pour ce qu’ils représentent. Putain, on est tellement anti-système qu’on en oublie qu’il y a des gens biens. C’est juste un choix de notre part, de vivre comme ça. On n’a pas à l’imposer aux autres. Et c’est grâce à ta présence qu’on ne l’oublie pas. T’es un peu notre ceinture de sécurité contre la bêtise.

Elle ne croyait pas vraiment à cela. Mais les regards et les mots apaisants de ses nouveaux amis lui faisaient trop de bien pour ne pas les recevoir à leur juste valeur. Ils réussissaient à la faire revivre. Ils lui rappelaient qu’elle était plus qu’une femme violée, que malgré cette horreur elle avait le droit de vivre, de rire... et peut-être même d’aimer.

Elle aimait ses nouveaux amis, malgré ou justement grâce à leur grain de folie. Leur vision de la vie les empêchait de la juger. Ils la prenaient comme elle était et petit à petit, elle avait réussi à reprendre les cours avec régularité. Dès qu’elle le pouvait, elle les rejoignait et rentrait en début de soirée. De toute façon, vu qu’ils n’étaient pas du genre à attendre les heures respectables pour servir l’apéritif ou se faire décoller de n’importe quelle manière, elle rentrait dans un état cotonneux, enivrée, et presque émoustillée.

Ce qui l’aidait grandement à supporter la vue de son frère, lorsqu’il était présent. Mais aussi à avoir envers sa mère le comportement tendre qu’elle avait toujours eu, et dont sa mère avait tellement besoin dans son processus de guérison. Car elle guérissait, petit à petit. L’opération avait été une rude épreuve, mais on commençait à penser à la reconstruction mammaire. Pouvoir en parler avec une jeune femme à l’esprit ouvert comme Nina était d’un réconfort sans prix, pour cette femme qui avait passé sa vie à soigner les apparences.

C’est donc tout naturellement que Nina avait accepté, un soir de mai, pendant un des nombreux ponts qui lui laissaient plus de temps, de suivre sa petite troupe d’amis pour ce qu’ils appelaient un happening.

Pour la première fois depuis ce qui lui semblait être une éternité, Nina s’était parée. Elle s’était maquillée et portait un tailleur dont le haut laissait deviner la couleur de son soutien-gorge. Porté la veste fermée, on ne pouvait rien voir d’appétissant, et le pantalon filait droit jusqu’à ses chevilles sans mouler ses formes délicieuses. Elle faisait claquer ses talons sur l’enrobé de la rue Prévert en se dirigeant vers le point de rendez-vous. Là, elle rejoignit un groupe d’une cinquantaine de personnes qui attendaient que les portes ouvrent. Elle retrouva ses amis et laissa son regard couler sur les gens. Il y avait beaucoup de marginaux comme Bastien et ses amis, mais aussi des gens de la haute, des personnes qui auraient pu être ses voisins, et cela la mettait mal à l’aise. Être reconnue ici et que ses parents apprennent où elle était ce soir-là était la dernière de ses envies.

Les portes s’ouvrirent enfin et tout le monde s’engouffra dans l’atelier vidé pour la soirée. Les surprises commençaient aussitôt. Nina remarqua facilement qu’elle semblait être la seule à ne pas être une habituée de ces happenings. Elle était la seule pour qui passer par un portique où une personne vous passait un bandeau sur les yeux et allait vous placer dans la salle paraissait une expérience nouvelle.

Le cœur battant, elle se laissa faire, et guider. Près d’elle, elle entendait quelques voix amusées, détendues. Mais elle n’arrivait pas à se détendre. Ce n’est qu’en reconnaissant la voix de Gaëlle, la hippie guitariste, qui semblait au paroxysme de l’excitation, qu’elle réussit à se reprendre un peu. Ses blagues finirent par détendre Nina, et lorsque le spectacle commença, elles se tenaient la main en ricanant ensemble.

La représentation était basée sur les sens. D’abord l’odorat. De nombreuses odeurs furent diffusées dans la pièce, ramenant chacun et chacune à des souvenirs d’enfance ou plus récents. La musique accompagnait cette montée en puissance. Les odeurs se mêlaient, les sons semblaient prendre une toute autre dimension. Ils devenaient eux-mêmes une part des odeurs. Derrière son bandeau, Nina était assaillie d’images. Lorsque l’on est voyant, le noir complet nous fait tellement peur qu’on ne peut s’empêcher d’avoir recours à des images créées. Même angoissantes, elles ne sont pas pires que le néant. Elle se crispait dans la main de Gaëlle, qui la soutenait dans cette épreuve. Les substances avalées par la guitariste l’aidait à vivre ce moment de manière beaucoup plus sereine que Nina. Elle lui offrait même quelques caresses sur le dos de sa main, quand Nina paraissait trop tendue.

Puis les choses se corsèrent. Des gens circulaient dans le public. Ils traînaient avec eux différentes odeurs. Ils touchaient les spectateurs, avec douceur ou pas. Ils leur glissaient des aliments dans la bouche, sucrés, salés ou âcres. Chaque participant au spectacle devenait l’objet d’expérimentations multi sensorielles. Au son de la musique qui, tout en gardant un rythme très lent, devenait de plus en plus métallique, de plus en plus dure, s’ajoutaient ceux des réactions autour de Nina. Du plaisir, des rires, des petits cris de surprise. Des peaux claquées se firent entendre et Nina commença à se sentir de plus en plus mal. Elle reçut des caresses et un gâteau sucré. Elle sentit Gaëlle se tendre d’un coup, écraser sa main. Elle pensa lui demander ce qui s’était passé mais une autre main passa dans son cou et la serra doucement, tout en entendant une voix masculine lui murmurer à l’oreille, avec une forte odeur d’épices : « Je suis ton roi ». Puis il passa à quelqu’un d’autre. Son cœur se mit à battre la chamade, et Gaëlle sembla le remarquer, car elle lui serra la main un peu plus fort, et vint se serrer contre elle. Nina se sentit un peu mieux, jusqu’à sentir des mains se balader sur son corps. Elle sursauta d’abord, puis se crispa de tout son être. Cette fois, pas de gâteau, juste des mains, qui caressaient, pinçaient, chatouillaient. Elle se rendit compte que depuis son viol, c’était la première fois que quelqu’un la touchait. D’une nature très sensible, elle ne pouvait s’empêcher de se tortiller et de ricaner lorsque des doigts malicieux venaient lui titiller les flancs. Mais elle suait à grosses gouttes, avait sûrement pris une teinte pâle. Sous son bandeau, les images de cette nuit d’horreur défilaient, implacables.

Elle pensait pouvoir oublier. On pense tous pouvoir oublier les pires moments de notre vie. Mais nous sommes tous plus maso­chistes les uns que les autres. Notre cerveau retient plus facilement les expériences désagréables que les agréables. Pour la survie, dit-on. Pour éviter de se mettre deux fois dans la même situation dangereuse. Mais ça peut vous pourrir la vie. Vous êtes sensés vivre une expérience agréable, qui vous pousse à renouer avec vos sens les plus oubliés, parce que l’humain a privilégié la vue et l’ouïe, mais vous ne pouvez pas parce que tous vos sens vous ramènent à vos souvenirs. Juste ceux que vous essayez d’enfouir au plus profond de vous, juste ceux qui vous gâchent la vie.

Elle revoyait cet homme, sale, malodorant, à l’haleine chargée d’alcool. Peut-être n’était-ce pas le cas, mais c’est ainsi qu’elle s’en rappelait. Elle le revoyait la tenir fermement, l’entendait ricaner. Elle le sentait forcer le passage dans son intimité. Elle en eut le souffle coupé, exactement comme si cela se passait à cet instant, incapable de crier, incapable de pleurer, même.

Puis quelqu’un tira sur son bandeau. Elle ne vit que son visage. Celui doux de Gaëlle, inquiète. Elle la regardait comme un monstre, comme si Nina s’était transformée en alien pendant le spectacle. Alors Nina sauta dans ses bras, rassurée de savoir que ce n’était pas arrivé à nouveau, rassurée que son amie l’ait sauvée cette fois, qu’il y avait quelqu’un pour arrêter cet être immonde.

Tout le monde avait retiré son bandeau et les gens n’avaient d’yeux que pour les artistes. Chacun tentait de les approcher pour les féliciter, leur dire ce qu’ils avaient ressenti et avec quelle intensité. Mais Gaëlle entraîna Nina vers le bar. Elles s’avalèrent un verre. Sans question, sans un mot. Juste des regards à la fois interrogateurs et rassurants. Et Nina réussit à sourire lorsque le reste de la bande les rejoignit.

Petit à petit, la soirée suivait son cours. Un DJ avait pris la relève et faisait danser les gens. La salle se remplissait de nouveaux arri­vants, les discussions allaient bon train. Et c’est naturellement que la Nina d’ébène se retrouva un peu à l’écart avec Bastien. L’alcool ayant fait son bout de chemin dans son cerveau, l’homme tenait un discours décousu sur la société :

— Tu comprends, lui disait-il en n’articulant qu’à moitié. On est tellement spécialisé, chacun son foutu boulot, chacun bossant pour un grand Tout qu’on peut même pas approcher en théorie. À quoi te sert le goût ? La bouffe est aseptisée, passée à l’eau de javel, pour qu’aucun microbe ne passe... Comme ça, t’as un système immunitaire de merde. Mais c’est pas grave, puisque y a un spécialiste qui va te guérir de tout ce que tu choperas, ou presque. Y a bien qu’un truc qui nous permette encore d’oublier tout ça, d’oublier toutes les normes de la société parce qu’elle s’est pas encore trop insinuée dans ce cercle de notre intimité.

— Ah bon ? ricana Nina, en buvant sa bière à petites gorgées. Et c’est quoi ce truc magique qui nous permettrait de nous défaire de toutes les contraintes de la société ?

— Viens, suis-moi, lui répondit-il en se levant d’un bond.

Il lui prit la main, excité comme un gosse. Elle se laissa entraîner en riant comme une enfant. Il la tira vers l’étage du bâtiment, et elle était heureuse. Avec ces personnes, elle était en confiance. Elle aurait pu les suivre n’importe où, elle savait qu’il y aurait toujours quelqu’un à veiller sur elle. Sans faire semblant. Enfin.

En riant de plus belle, Bastien ouvrit une lourde porte et entraîna Nina à l’intérieur de la pièce. L’obscurité y était presque complète comparée à la lumière aveuglante des néons du couloir et elle eut du mal à s’y habituer. Elle comprit rapidement que des enceintes étaient reliées à la scène, et la musique du DJ retransmise ici. Ce n’est qu’une fois la porte refermée derrière elle qu’elle comprit. Elle resta stupéfaite, interdite devant ce nouveau spectacle. La voix de Bastien lui parvint comme de loin, avec un écho puissant :

— C’est ça... La baise.

Devant eux, les corps s’emmêlaient. Nina ne sut jamais combien de personnes il y avait là. Elle se souvenait juste d’un gars qui en suçait un autre pendant qu’une large femme sautillait sur son sexe en roulant des pelles indécentes à l’autre. Des gémissements à ne plus savoir d’où ils venaient, des corps emboîtés les uns dans les autres, sans aucun sens. Bastien essaya de la faire avancer, mais elle en était incapable. « T’es une bonne p’tite pute. » Elle n’arrivait plus à avaler sa salive. Elle ne respirait sûrement plus. « Tu la sens bien ma grosse queue ? » Son cœur allait éclater. Elle sentait la fin venir. « Arrête de bouger où j’te défonce ta sale tronche de négresse. »

Nina se retourna et ouvrit grand la porte avec une furieuse envie de vomir. Elle courut dans le couloir sans voir les gens qu’elle croisait. Juste cette voix dans sa tête. Puis celle de Bastien qui termina de la ruiner :

— Coincée du cul comme la bourgeoise que t’es ! Au fond, tu te libéreras jamais !

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