Chapitre 3
De retour à son atelier, Jude acheva le tableau de dame Philomène , récolta une coquette somme et put se reposer. Cependant, elle ne parvenait ni à se détendre, ni à trouver le sommeil. Sa visite aux Archives l’avait bien plus bouleversée qu’elle ne l’avait cru. Face à la détresse de Thalia, le tour qu’elle s’apprêtait à lui jouer lui paraissait aussi cruel que lâche. Sans fournir de véritables efforts, elle voulait simplement la faire taire, la forcer à abandonner un délire de persécution qui semblait avoir une cause profonde. Tout cela effrayait Jude, bien plus qu’elle ne voulait l’admettre.
Passer plusieurs semaines, seule, à concocter une histoire plausible pour annoncer la mort de Frésius l’angoissait d’avance. Jude se remémorait l’insulte de Thalia où se trouvait un fond de vérité. A part réaliser des portraits à la chaîne, qu’avait elle accompli en cinquante ans d’existence ? Peu de choses dignes d’intérêt. Personne n’attendait d’elle qu’elle se comporte comme les héros de jadis, mais étant la fille de deux d’entre eux, la comparaison était inévitable.
Les héros avait un but et mettaient tout en œuvre pour l’atteindre. Jude, elle, attendait que la vie se passe, sans jamais chercher à redresser les torts d’un monde imparfait. Pour une fois, elle avait un but : le bonheur de sa mère. Peu importait le mal qu’elle ait pu lui faire. Ce n’était rien d’impardonnable. Rien qui ne mérite d’être abandonnée face à ses pires craintes. Trouver la trace d’un devin élusif serait certainement difficile, mais quitte à perdre plusieurs semaines, pourquoi ne pas réellement essayer ?
Jude prit une bourse contenant les trois quarts de ses économies, acheta des vêtements et un équipement de voyage et organisa les derniers préparatifs pour s‘assurer de la bonne santé de Thalia. A sa demande, le conseil envoya une infirmière aux Archives Victorieuses, payée par les finances de la ville. La chroniqueuse refuserait très certainement sa présence, mais la dénommée Raya était la douceur et la diplomatie incarnée. Elle saurait se montrer convaincante.
Sereine, Jude quitta la capitale pour parcourir Glacaeil, espérant trouver des témoins de la génération de Thalia. Il n’y avait aucune preuve que Frésius l’Omniscient ait rejoint les rangs du roi souterrain mais la plupart des anciens en étaient persuadés. Dans les villages frontaliers d’Herparra, prononcer le le nom du devin réveillait une haine féroce partagée par les plus jeunes générations. Aucune chance d’y trouver un témoignage objectif.
En s’éloignant des lieux de la bataille, la colère s’atténuait en une sorte de résignation. Il y avait toujours eu des traîtres, celui-ci n’était pas pire qu’un autre. Ils étaient manifestement trop isolés pour avoir la moindre rancœur envers les puissants, comme s’ils faisaient partie d’un autre plan d’existence. Jude enviait cette ignorance.
A Cantegrive, un village frontalier en bordure de rivière Jude poursuivit ses recherches dans une taverne remplie. Un simple nom ne suffisait plus. Jude donna une description aussi précise que possible du devin, insistant sur la cicatrice en forme de cercle qu’il portait entre les deux yeux. Un vieil homme à la mine patibulaire l’aborda discrètement.
- Vot’ histoire m’dit quek’chose, m’dame.
- Vraiment ? Pouvez vous m’en dire plus ?
En guise de réponse, il hocha la tête, tout sourire. Ses yeux brillaient de malice en fixant la bourse de Jude, qui soupira audiblement.
- D’accord… combien ?
- J’me contenterai d’boire à volonté. Si j’avais vot’ âge, j’vous aurai tout pris, mais j’saurai plus quoi en faire. C’est pas beau d’vieillir.
Jude ne put qu’acquiescer. Comme elle avait pu le remarquer, il s’agissait d’un ancien malfrat, trop âgé pour tremper dans ses combines habituelles, il se contentait de vendre son savoir faire aux nouvelles générations, des passe-frontière en particulier.
- J’connais pas de Frésius, mais j’me souviens bien d’un gars qui r’semblait à çui que vous cherchez. Il avait l’feu au derche à cause des soldats d’Herparra, alors on l’a passé en vitesse, par la rivière.
Jude jubila intérieurement, ravie d’avoir enfin trouvé une piste intéressante. Mais ces précieuses informations laissèrent place à l’appréhension : si Frésius avait quitté Glacaeil, il pouvait se trouver n’importe où.
- Il vous a dit où il avait l’intention d’aller ?
- Non, et d’toute façons, j’men foutais pas mal, j’allais pas lui écrire ! Par contre, il a pas du aller bien loin pars’que j’lai laissé quasiment à poil. J’lui ai pris jusqu’à son bandeau. C’est là qu’jai vu sa cicatrice. Le troisième œil ou une connerie d’ce genre.
Le vieil homme mima un cercle entre ses deux yeux.
Jude reprit espoir. Soit Frésius avait péri au-delà de la frontière, soit il était resté coincé, forcé de refaire sa vie. Probablement sous une nouvelle identité. Ou bien s’était-il senti assez en sécurité pour reprendre ses services de devin ? Il ne risquait pas grand-chose en dehors de Glacaeil.
Jude poursuivit ses recherches, explorant des régions où même Thalia n’avait jamais mis les pieds. Elle ignorait tout des dangers qu’elle pourrait rencontrer, des lois auxquelles elle devrait se soumettre, mais ne permit pas à la peur de la forcer à rebrousser chemin.
Évidemment, cela était plus simple à rêver qu’a accomplir. En Luzarée, vaste étendue de champs et de plaines dorées, elle fut victime de bandits qui volèrent sa bourse en épargnant sa vie. Atterrée, sans le sou pour rejoindre rapidement sa ville natale, Jude fut contrainte de travailler pour payer son voyage de retour.
Il n’était plus question de retrouver le devin. Manifestement, toute cette aventure n’avait été qu’une idée stupide et impulsive. Ce n’était pas à son age qu’elle allait combler les manquements du passé et subitement devenir une héroïne. Thalia l’avait toujours mise en garde contre la cruauté ordinaire à laquelle les voyageurs faisaient face. Il fallait reconnaître qu’elle avait eu raison.
Trois mois passèrent durant lesquels Jude vagabonda de village en village, tentant vainement d’économiser assez d’argent pour payer une carriole. Toutes étaient hors de prix. Cependant, cette période difficile lui apporta des changements bienvenus: elle exerça tant de métiers différents qu’elle eut l’impression de vivre plusieurs vies et fit des rencontres qu’elle pensait impossibles. En compagnie de nouveaux amis et d’amantes occasionnelles, son amertume devint douceur. Malgré l’incertitude de son retour, l’optimisme l’accompagnait.
Un soir, alors qu’elle nettoyait une écurie, elle entendit son employeur mentionner le nom « Frésius ». Depuis tout ce temps passé à survivre, il n’avait jamais quitté son esprit, évoquant tour à tour la honte et la mélancolie. L’entendre prononcé de vive voix par un autre réveilla un sentiment d’urgence. Jude interrogea son employeur à la première occasion. Il l’informa qu’il s’agissait du patriarche d’une famille établie à la Ferme du Rouge Gorge.
L’artiste pensa qu’il y avait peu de chance qu’il s’agisse du devin. Elle l’avait toujours imaginé comme un personnage redoutable et mystérieux, à mille lieues d'un vieux paysan entouré d’oiseaux dodus. En l’absence d’autres pistes, Jude partit à sa rencontre.
Cette fameuse ferme semblait prospère, ses vergers fleuris et son bétail bovin gras et placide. Même occupés, ses habitants semblaient heureux. La voyant approcher, un grand gaillard d’une quarantaine d’années l’aborda chaleureusement. Jude annonça la raison de sa venue.
- Je suis à la recherche d’un certain Frésius.
Jude redoutait qu’il s’agisse de cet homme, bien trop jeune pour qu’il puisse s’agir du traître d’Herparra. Elle fut rapidement rassurée.
- Ah oui, mon père ! On vous envoie pour travailler ?
- Non, c’est une longue histoire… Ma mère a un problème et je pense qu’il est le seul à pouvoir l’aider.
Jude se garda bien de mentionner sa région ou sa ville d’origine. Cela n’empêcha pas le fils de se méfier. Il finit par accepter sa requête, surveillant ses moindres mouvements alors qu’il l’accompagnait au domaine familial.
Attablé derrière une pile invraisemblable de carottes, le fameux Frésius s’occupait à les lier en bottes, ses mains noueuses tressant des cordelettes avec une surprenante dextérité. S’il s’agissait bien du devin, aucun trait physique ne le liait à son passé. Le jeune homme mystérieux de la légende était devenu un vieillard barbu aux sourcils broussailleux se rejoignant entre les deux yeux.
- ‘Pa, une dame veut te parler.
Le fils se plaça devant le vieux paysan, les bras croisés. Le patriarche se leva doucement et salua poliment l’inconnue. Intimidée, elle peina à trouver ses mots.
- Je… je viens vous voir au sujet de ma mère. Thalia…
A ce nom, le vieillard eut un léger mouvement de recul, suffisamment remarquable pour que son fils lance un regard mauvais à Jude, prêt à lui montrer la porte au moindre faux pas.
Malgré la tension palpable qui régnait dans la pièce, Jude fut submergée par une intense vague de soulagement. Elle l’avait enfin trouvé.
- Elle ne vous veut aucun mal, je vous le promet. A dire vrai, elle souffre et j’aurai besoin de votre aide. S’il vous plaît.
Frésius se détendit légèrement, sans être entièrement rassuré.
- Vous avez fait tout ce chemin depuis Herparra pour me retrouver ?
Jude haussa les épaules et rit nerveusement.
- Bon… Hémery, laisse nous seuls.
- Tu es bien sûr ‘Pa ? Je n’aime pas ça…
- Fais ce que je te dis. Tout ira bien.
Hémery obéit et quitta la demeure en laissant la porte ouverte. Frésius invita Jude à s’asseoir et lui offrit un verre d’eau de vie qu’elle n’osa pas boire la première.
- Excusez mon fils. Il connaît mon passé et n’aime pas qu’on me le rappelle. Pour ma part… disons que je suis en paix, à présent. Racontez moi ce qui se passe.
Jude expliqua tout ce qu’avait accompli Thalia depuis la fin de la Guerre du Fer, donnant davantage de détails sur les récents évènements et la raison de sa visite. Frésius, qui l’avait laissé parler d’une traite, avala le contenu de son verre.
- Vous devez comprendre, mademoiselle, que je n’ai jamais été devin. Je n’y ai jamais cru moi même, mais j’aimais le faire croire. Ça m’a rapporté énormément d’argent, mais la plaisanterie est allée trop loin quand j’ai proposé mes services à l’armée. J’ai pris peur et… vous connaissez la suite.
Jude s’attendait à cette révélation. Malgré tout le mal que le prétendu devin avait pu faire, il avait au moins eu assez de lucidité pour ne pas croire en ses propres mensonges.
- C’était donc bien pour effrayer ma mère que vous avez inventé cette prédiction ?
- Oui… j’ai toujours procédé ainsi, vous savez. J’utilisais des termes vagues en me basant sur les peurs ou les désirs des autres. Ce qui arrive à Thalia finit par arriver à tout le monde…
Un long silence s’installa tandis que Frésius remplissait à nouveau son verre. Il semblait mélancolique. Jude se demandait s’il regrettait ses actes passés.
- Je n’arrive pas à la convaincre que vous n’êtes pas la source de son mal. Seriez vous prêt à la rencontrer ?
Le vieil homme eut un petit rire grinçant.
- Vous vous doutez bien que je ne suis pas le bienvenu à Herparra. Les années ont passé mais la haine persiste.
- Personne n’a besoin de vous reconnaître à part ma mère. Peut être que si vous faites disparaître cette soit-disant malédiction, elle devra se rendre compte que…
Jude s’interrompit. Frésius la dévisageait avec insistance, comme s’il savait ce qu’elle s’apprêtait à dire. Seulement, elle ne voulait pas poursuivre sa phrase, ni même y penser. Son estomac se noua.
- Écoutez… j’ai sué sang et eau pour vous retrouver. Je sais que je n’ai pas le droit d’exiger quoi que ce soit de vous mais, que vous le vouliez ou non, vous avez fait souffrir ma mère. Je me moque d’Herparra ou que vous payiez pour une désertion sans conséquence. Tout ce que je veux, c’est que ma mère guérisse. Vous lui devez bien ça.
Frésius hocha doucement la tête, le regard fuyant.
- Je vous comprends.
Puis après une deuxième rasade d’eau de vie, il demanda :
- Quand souhaitez vous que nous partions ?

Annotations