Chapitre 4
Si Frésius fut facilement convaincu, Hémery se montra extrêmement réfractaire à l’idée de laisser partir son père. Il pouvait comprendre qu’il ne risquait pas d’être reconnu à Herparra, mais craignait qu’un si long voyage lui sape ses forces. Jude précisa qu’elle comptait voyager en carriole, mais ce n’était pas une condition suffisante. Frésius fit donc usage de son autorité paternelle.
- Je pars et tu resteras à la ferme. N’insiste pas.
Par dépit, Hémery se rabattit sur l’inconnue ayant fait irruption dans sa famille. Il prit Jude à part et proféra une menace dans un calme glacial.
- S’il n’est pas de retour dans un mois, je viendrai vous tuer.
Jude n’était pas facilement intimidée par de simples paroles, mais la carrure et le ton catégorique de cette montagne de muscles lui glaça le sang.
En secret de sa famille, Frésius compléta ce qu’il manquait à Jude pour louer une carriole en direction d’Herparra. En compagnie d’un cocher vétéran de l’armée Luzaréenne, ils ne rencontrèrent aucun danger sur la route.
Durant les six jours de voyage, Frésius demeura silencieux. Jude n’étant pas non plus friande de banalités, le trajet fut d’un ennui mortel. Chacun d’eux s’isolaient dans un flot de pensées, de craintes et de regrets.
De retour à Herparra, Jude eut la sensation de redécouvrir sa ville natale. Cet environnement familier lui apporta tant de réconfort qu’elle aurait pu embrasser les pavés. Frésius, pour sa part, examinait attentivement autour de lui, ne pouvant s’empêcher de commenter les lieux qu’il avait connu dans sa jeunesse. Parfois, un trou béant dans un mur ou une plaque commémorative rappelait les dégâts causés par le siège de Valdémar. Le vieil homme gardait le silence en les apercevant.
Sans signaler son retour au conseil, Jude monta directement aux Archives Victorieuses, aidant Frésius à gravir les marches. Une fois entrés, ils furent accueillis dans un Hall propre, mais sombre, d’une tristesse palpable. Les codex avaient enfin été rangés à leur place, mais prenaient la poussière. Ici et là, de grosses araignées noires avaient tissé leurs toiles.
Raya, l’infirmière engagée pour veiller sur Thalia, avait perdu son sourire et semblait épuisée. Elle n’avait pas prévu de rester aussi longtemps mais était tout de même parvenue à persuader le conseil de la maintenir à la tour jusqu’au retour de Jude. D’après elle, ils étaient très mécontents.
- On se demandait tous où vous étiez passée. Votre mère n’arrêtait pas de demander de vos nouvelles. Ces derniers mois ont été particulièrement difficiles.
Honteuse, Jude hocha doucement la tête. Raya s’interrompit pour saluer Frésius.
- Excusez moi, m’sieur. Je n’ai pas fait attention à vous ! Vous êtes ?
- Aldric, guérisseur. Ravi de faire votre connaissance.
Sa voix était douce et assurée. Il offrit son plus beau sourire à l’infirmière, qui le lui rendit. Jude songea avec amusement qu’il n’avait rien perdu de sa roublardise.
- Mademoiselle Jude a rencontré des problèmes sur la route pendant qu’elle cherchait de l’aide pour sa mère. Nous avons fait connaissance et je lui ai proposé une carriole de retour ainsi que mes services.
Raya fut ravie qu’une autre personne prenne le relais. Avant de quitter les lieux, elle informa Jude sur l’état de santé se Thalia.
- C’est difficile de la sortir du lit. Elle a du mal à marcher et, parfois, elle se lève la nuit et part en douce pour voir les statues et se promener dans les montagnes. Ça l’obsède… Dernièrement, elle a aussi mis le feu à une pile de codex… j’ai réussi à l’éteindre, mais ça a quand même fait des dégâts.
L’infirmière montra le méfait dans un coin du Hall. Le feu avait noirci le carrelage et dévoré un morceau de tapis. Jude déglutit.
- Honnêtement, j’ai arrêté de raisonner avec elle. J’espère que vous y parviendrez mieux.
Après le départ de Raya, Frésius scruta l’intérieur de la tour avec attention, feuilletant quelques codex et frissonnant à l’approche des projections, dont le discours était devenu totalement incohérent. Malgré son inconfort, il ne fit aucun commentaire.
Tous deux montèrent jusqu’aux appartements de Thalia. Ils la trouvèrent en train de faire les cent pas en chemise de nuit. En se rapprochant, Jude entendit qu’elle parlait toute seule.
- On est loin de tout maintenant. Il faut qu’Ildys pense à ramasser ses flèches. Il oublie tout le temps de le faire et je dois tout le temps lui rappeler… quel étourdi !
- Maman ?
Thalia se retourna lentement. Elle avait les joues creuses, comme si elle n’avait pas mangé depuis leur dernière rencontre. Jude fulmina intérieurement, craignant que Raya l’ait négligée, mais en voyant son assiette remplie d’un ragoût refroidi, elle comprit que sa mère ne touchait pas à sa nourriture.
Jude s’attendait à ce que Thalia la prenne dans ses bras, mais elle n’en fit rien. Jude prit les devants et la serra doucement. Son corps avait l’aspect d’un tas de branches sèches. Elle n’eut aucune réaction.
- Regarde, j’ai retrouvé Frésius.
Ce dernier se tenait à distance, observant Thalia d’un air impassible. Il se contenta de la saluer d’un hochement de tête.
- Oh… bonjour, Messire.
Elle répondit au salut par une révérence. Jude s’en étonna. On réservait cet honneur aux nobles. Quand bien même, ce n’était pas une réaction logique à adopter face au traître d’Herparra.
- Tu ne le reconnais pas ? C’est le devin ! Frésius l’Omniscient ! Il t’avait maudite, tu te souviens ?
Thalia se contenta de sourire bêtement en haussant les épaules. Jude s’agaça de la voir si amorphe. Raya lui avait-elle donné du pavot ? Non, elle l’aurait précisé avant de partir.
Frésius ne changea pas d’expression et soutint le regard perdu de Jude, qui l’invitait silencieusement à parler à sa mère. Il n’en fit rien.
- Ce n’est pas très correct de vous présenter dans ma chambre, Messire. Je suis à peine couverte !
Thalia fouilla dans un tas de vêtements. Jude resta plantée sur place, effarée par ce comportement erratique. A bout de nerfs, elle se précipita sur sa mère et lui cria dessus.
- Ça suffit, maman ! Écoute moi, à la fin ! Frésius va t’aider à t’en sortir ! Tu vas pouvoir rédiger tes mémoires, comme avant ! C’est ce que tu voulais, non ?
Frésius s’était avancé de quelques pas, prêt à retenir Jude au cas où sa colère n’explose. Thalia se protégeait le visage de son bras, ébranlée par ce soudain éclat de voix.
- Pourquoi tu cries, Raya ? J’ai rien fait…
Un silence de mort tomba dans la pièce. Jude eut le souffle coupé. Ce n’était pas possible. Elle ne la confondait tout de même pas avec l’infirmière ?
- Maman… c’est moi… Jude.
- Qui ça ?
Submergée d’horreur, Jude recula, la main plaquée sur la bouche et les yeux exorbités. Elle implora en silence « Faites que ce ne soit qu’un cauchemar, une illusion… n’importe quoi ! ». Elle ne se réveilla pas. L’expression pathétique de crainte et de confusion sur le visage de sa mère fut de trop. Jude fuit la chambre, déambulant entre les étagères et pulvérisant rageusement les projections d’une immense gifle lorsqu’elles croisaient son chemin.
Jude finit par trouver une chaise où s’affaler. Le temps n’existait plus, elle n’avait plus qu’une seule pensée, se répétant à l’infini :
« Ma mère m’a oubliée. »
« Ma mère m’a oubliée. »
« Ma mère m’a oubliée »
Lorsqu’elle put se maîtriser, elle eut la sensation de pouvoir respirer pour la première fois. Ce n’était pas un soulagement. Redevenir lucide lui faisait prendre la mesure de son échec et la gravité de l’état de sa mère. Il ne semblait y avoir aucune explication à l’effacement progressif de ses souvenirs. Elle s’était métamorphosée en quelques mois, comme si une force extérieure la vidait de sa substance. Jude n’avait jamais cru qu’elle ait pu être réellement victime d’une malédiction, jusqu’à cet instant.
Frésius lui avait pourtant assuré qu’il n’avait aucun pouvoir. Dans ce cas, pourquoi était-il resté planté comme une souche, abominablement impassible ?Pourquoi avait-il accepté si rapidement de rendre visite à Thalia ? Plus Jude tentait de répondre à ces questions, plus sa méfiance se muait en haine.
Elle vit le vieil homme descendre pour la rejoindre.
- Votre mère est au lit. Je lui ai conseillé de s’allonger.
Jude ne bougea pas d’un pouce. Les poings serrés et la mâchoire crispée, elle ne parvenait plus à le voir autrement qu’un menteur et un meurtrier sadique.
- Que lui avez vous fait ?
Frésius soutint son regard, surpris, ou feignant la surprise. Il soupira tout en se rapprochant.
- Je vous l’ai déjà dit : je n’y suis pour rien.
- Arrêtez ça! Je sais ce dont vous êtes capable ! Vous avez menti à Raya tout à l’heure, qu’est ce qui me prouve que vous ne me mentez pas depuis le début ?
- Ne vous énervez pas, s’il vous plaît…
- Vous l’avez maudite, j’en suis sûre ! C’est impossible de perdre autant de souvenirs en si peu de temps… Comment aurait-elle pu m’oublier ! Je suis sa fille !
Jude balança un coup de pied dans la chaise, qui tomba dans un lourd fracas. Elle heurta son pied mais la colère atténua la douleur.
- Vous êtes venu pour l’achever, c’est ça ? Je ne vous laisserai pas faire, vous entendez ?
En se retournant vers Frésius, Jude vit qu’il s’appuyait mollement contre un pilier, la main sur le cœur. Sa haine se refroidit instantanément lorsque la promesse meurtrière d’Hemery lui revint en mémoire. Elle releva la chaise tombée et se précipita pour la lui offrir.
Le vieil homme haletait, reprenant difficilement son souffle. La pâleur de son teint prouvait qu’il ne jouait pas la comédie. Jude attendit patiemment que son état s’améliore.
- Laissez… laissez moi parler…
Il reprenait peu à peu des couleurs. D’une voix toujours affaiblie, il jura sur sa vie qu’il n’avait jamais voulu de mal à Thalia. Lorsque Jude avait décrit le problème auquel elle faisait face, il s’était souvenu d’un mal similaire, qu’il avait déjà pu observer. Malheureusement, ce mal avait encore frappé.
- De quoi parlez vous ?
- Je n’en connais pas la cause. Tout ce que je sais, c’est que la victime perd peu à peu la mémoire, jusqu’à oublier comment manger. La mort survient peu après.
Jude se remémora avec effroi le ragoût que Thalia n’avait pas touché, sa maigreur cadavérique…
- Il doit y avoir un moyen d’empêcher ça ! Elle a passé sa vie à manipuler l’Essence. Elle aurait pu abuser de son pouvoir... Peut être… Peut être qu’un maître pourrait tout arranger ?
- Cela ne touche pas uniquement les praticiens. L’Essence n’a rien a voir là dedans.
- Qu’en savez vous ? Vous n’y avez jamais touché !
- J’ai tout tenté pour sauver mon épouse. Voilà ce que j’en sais.
Jude garda le silence. Frésius lui raconta son exil, la pauvreté, la tentative ratée de reprendre les bonnes vielles méthodes en dupant les crédules. En Luzarée, les gens étaient prospères. Il n’y avait que peu de désespoir à exploiter. Il fit une rencontre qui le bouleversa : Niama. La seule dont il se fut jamais souciée, qu’il aima et qui l’aimait en retour. Elle fit de lui un homme honnête et digne. Ils connurent de longues années de bonheur, avant que le mal s’abatte sur elle.
- Il n’y avait pas que sa mémoire qui s’effaçait. C’était comme si une créature maléfique volait son corps. Elle hurlait, insultait tout le monde. Lorsqu’elle retrouvait la raison, elle avait peur de tout et pleurait à chaudes larmes. Au mieux, elle devenait docile comme une enfant fatiguée.
Le vieil homme avait le regard perdu dans le vide. La douleur de ces souvenirs n’avait jamais vraiment disparu.
- J’ai fait venir tout ce que la Luzarée comptait en savants, en guérisseurs, en maîtres. Tous étaient parfaitement dignes de confiance. Cela n’a pas empêcher ma Niama de mourir sans jamais se rappeler de moi.
Il poussa un long soupir et baissa la tête, évitant soigneusement le regard de Jude. Elle lui accorda quelques instants d’intimité avant de lui poser l’ultime question.
- Il n’y a aucun espoir ?
Frésius secoua doucement la tête.
- On ne peut rien contre les ravages du temps.
Les mots du vieil homme tombèrent comme un couperet. Jude ne voulait toujours pas accepter l’évidence, mais devant cette force insurmontable, elle n’avait d’autre choix que de s’incliner. Il n’était plus question de guérir Thalia, mais seulement d’alléger ses souffrances.
Avant son départ, Frésius apporta une aide précieuse. Sa triste expérience lui avait enseigné les gestes à accomplir, les erreurs à ne pas reproduire. Parmi tous ces précieux conseils, Jude discerna une constante, difficile à appliquer : ne jamais perdre patience.
- Vous traverserez des moments difficiles, mais gardez en tête que votre mère souffre encore davantage que vous. Faites de votre mieux pour ne pas aggraver son état.
Jude acquiesça en se mordant la lèvre. Une fois encore, il lui faudrait ravaler ses émotions. Elle paya la carriole pour le retour de Frésius. Son fils ne vint jamais l’assassiner, ce qui signifiait sans doute qu’il était revenu sain et sauf, et incognito, à la Ferme du Rouge Gorge.
Une année passa durant laquelle les Archives Victorieuses devinrent indigne de leur nom. Les codex blanchissaient de jour en jour tandis que les projections se muaient en monstruosités. Illustres personnages et macabres ennemis ne faisaient plus qu’un, leurs visages grotesques et leurs voix discordantes terrifiaient aussi bien Thalia que Jude. Les maîtres d’Heraparra furent appelés pour les détruire, sans succès. Tant que la chroniqueuse vivrait, la tour serait habitée par ces abominations.
Le constat des maîtres fit perdre tout espoir à Jude. Pour la première fois depuis un temps qui lui semblait infini, elle se sentit sereine, et coupable de l’être. Devant ses yeux, sa mère devenait une autre personne, tour à tour furie hurlante, puis nourrisson babilleur ; l’abreuvant d’insultes ou de déclarations d’une tristesse à fendre l’âme. Malgré cela, Jude ne ressentait plus rien. Ni colère, ni peine. Craignant d’avoir perdu son humanité, elle maudit cette insensibilité. Il lui fallait partager cette souffrance, ne serait-ce que par respect pour celle qui l’avait mise au monde. Pourtant, tout son être lui murmurait de lâcher prise, que tout serait bientôt fini.
Jude relativisa son propre égoïsme lorsque le conseil d’Herparra se manifesta. Le Maire estimait que la décrépitude des Archives menaçait le prestige de la ville et qu’il devait reprendre les choses en main. Une fois encore, il envoya Bernois en émissaire. L’expérience lui avait fait gagner en assurance, il s’exprimait de ce même ton doucereux dont Jude avait horreur.
- Vous devez comprendre que cette tour ne s’entretient pas seule. Nos nobles mécènes venus de tout Glacaeil ont participé à sa création et redoublent de générosité pour assurer son maintien. Seulement, ils s’attendent à ce que ce financement leur soit bénéfique. Ils veulent que les Archives témoignent de la grandeur de notre histoire. Le conseil partage entièrement ce point de vue.
- Je comprends bien, mais vous avez entendu les maîtres : ma mère ne parvient plus à contrôler l’Essence, et son mal est incurable.
- J’en suis profondément navré, bien sûr… Malheureusement, nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre trop longtemps. Nous devons trouver un remplacement le plus tôt possible.
Jude se crispa. Elle n’appréciait pas ce que l’assistant était en train de suggérer.
- Elle vit ici depuis plus de soixante ans et vous voulez la jeter dehors ?
- Je n’ai pas dit cela, voyons ! Nous pouvons toujours trouver une solution. Nous pourrions la déplacer à votre domicile, ou bien à l’hospice d’Herparra. Qu’en dites vous ?
Tout ce que proposait Bernois était inenvisageable. Thalia se sentait déjà déboussolée dans sa propre tour. Jude craignait ses réactions dans un environnement inconnu. Il serait cruel de lui retirer ses rares points de repère.
L’Hospice, en revanche, séduisait Jude. Elle admettait honteusement avoir rêvé de confier sa mère à d’autres personnes, pour ne plus avoir à supporter ses cris et être témoin de ses larmes. Le changement resterait trop brutal, cependant. Jude ne supportait pas d’imaginer les derniers moments de sa mère dans cet endroit morne, plus terrifiée que jamais.
- Je dois y réfléchir…
Bernois ne put réprimer un soupir d’exaspération, les yeux rivés sur le sol.
- Bon… je dois vous informer que Monsieur le Maire se donne deux mois pour trouver une solution à l’aimable. Passé ce délai, nous devrons intervenir sans votre accord. J’en suis désolé…
Après le départ de l’assistant, Jude s’effondra d’épuisement. Appuyée contre la porte d’entrée massive, paralysée, elle n’avait d’autre choix que de se rendre compte de la décrépitude des Archives. Les pierres des murs et du sol s’étaient fissurés, percées ici et là par du lierre se frayant un chemin parmi les étagères, s’agrippant aux codex couverts de moisissure.
Trop occupée à veiller sur Thalia, Jude avait volontairement négligé le lieu. Il était bien plus simple de se cantonner aux pièces privées, que mère comme fille ne quittaient plus. Pétrifiée face à l’ultimatum du conseil d’Herparra, Jude se trouva démunie. Deux mois… c’était bien trop peu.
Une révolte salutaire la tira hors de sa léthargie. Elle maudit Bernois, le Maire et ces mécènes à la fortune débordante pour leur manque flagrant d’empathie. Ces mêmes personnes qui portaient Thalia aux nues , vénérant ses talents de conteuse légendaire, saluant sa prouesse d’avoir su préserver la mémoire de la Guerre du Fer de façon si rapide et détaillée. Lorsqu’elle survécut à ses compagnons, emportés par leur grand âge, le conseil la paradait à la moindre opportunité, dernier témoin d’une bataille héroïque ayant mis fin à des décennies de misère.
Il avait suffi d’une simple maladie pour que toute cette gloire s’effondre, remplacée par un mépris affiché et un cynisme calculateur. Ils étaient tous prêts à la laisser mourir dans l’oubli, maintenant que leurs précieuses Archives avaient pourri de l’intérieur.
Pointer du doigt cette injustice ne servirait qu’à aggraver une réputation déjà endommagée. Jude dut s’avouer vaincue. Son énergie, comme ses ressources, s’épuisaient. Il lui avait fallu rembourser des sommes délirantes au conseil pour compenser les mois de travail imprévus de Raya. Occupée à prendre soin de sa mère, elle n’avait plus le temps de réaliser des portraits. Bientôt, elle se retrouverait sans le sou. Il était temps de passer la main.
Jude remonta dans la chambre où Thalia se reposait, la respiration laborieuse. Elle s’agenouilla à son chevet, touchant sa main parcheminée en prenant garde de ne pas la réveiller. Lorsqu’elle dormait, elle devenait une mère à nouveau.
Des larmes chaudes, trop longtemps contenues, roulèrent sur les joues de Jude. Aurait-elle pu retarder les dégâts causés par le mal, si elle n’avait pas cherché à fuir la vérité ? Rechercher Frésius n’avait été qu’un prétexte à se laver les mains d’un insupportable malheur. En attendant, sa mère avait sombré dans les limbes, son corps devenu marionnette creuse, manipulé par des forces malveillantes, lui rappelant sans cesse les conséquences de sa lâcheté.
Jude enfouit son visage dans la couverture pour sangloter en silence. Elle sentit un mouvement. Thalia se redressait lentement.
- Pourquoi tu pleures, Jude ?
Elle releva la tête. Thalia se souvenait parfois de son prénom, mais pensait toujours qu’il s’agissait d’une étrangère, venue s’occuper d’elle.
- Ce n’est rien. Je suis très fatiguée.
- Ah… d’accord.
Jude se leva et essuya ses larmes du revers de la manche. Alors qu’elle s’apprêtait à quitter la pièce, sa mère s’exprima, la voix rauque et monotone.
- Tu sais, je te crois quand tu dis que tu es ma fille.
Jude hocha la tête.
- Merci, maman.
En partant, elle pensa, le cœur lourd : « J’aurai préféré que tu t’en souviennes ».

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