Le 14 décembre 1XXX

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Il s'est passé aujourd'hui une chose tout à fait singulière.

Et si j'écris « tout à fait singulière », c'est que les mots me manquent pour décrire les événements de la veille. À dire la vérité, voilà seulement quelques heures que je peux former des lettres, moi qui n'ai jamais su même lire. Et que dire de ce bateau, sur lequel je me trouve ? Mes sourcils sont encore tout gelés d'avoir passé une autre nuit dehors dans le port, faute d'avoir un endroit chaud où coucher.

Je me suis éveillée ce soir, après m'être assoupie un instant, engourdie par le gel. Je me sentais tout d'un coup plus légère, comme si le froid ne me mordait plus. J'ai tenté de reprendre mes esprits, j'ai secoué la neige qui s'était accumulée sur mes habits. C'est alors que je l'ai vue. Je crus d'abord voir un de ces marins qui cherchent des filles comme moi pour passer quelques heures avant d'aller dépenser le reste de leur solde dans une taverne. Mais ensuite, à ses cheveux épais et frisés comme ceux d'une négresse et aux formes rondes qui se dessinaient sous ses vêtements, j'ai compris qu'elle était une femme. Une femme vêtue comme un homme, et dont la veste d'officier peinait à cacher la poitrine opulente. Les rares passants qui se hâtaient dans le port détournaient le regard en l'approchant, comme s'ils cherchaient à l'éviter. Je ne pus détacher mon regard du sien jusqu'à ce qu'elle arrive à ma hauteur. Elle me tendit une main puissante, usée à force d'avoir tiré sur les cordages, d'avoir monté les voiles tout en haut des mâts et d'avoir briqué pont après pont. Des mains pareilles, j'en avais déjà vues des centaines, peut-être bien même des milliers. C'est pour cela que je les reconnus immédiatement comme des mains de matelot. La femme continuait de me fixer intensément de son regard sombre, alors que j'hésitais encore à saisir cette aide proposée. Quand enfin je serrai ma main dans la sienne, elle me hissa sur mes pieds. « Suis-moi », dit-elle simplement avant de revenir sur ses pas.

Nous marchâmes dans le port, entre les navires amarrés où travaillaient encore quelques marins zélés. Aucun d'entre eux ne nous remarqua. Dans le plus grand silence, la femme guidait mes pas, et je la suivais sans mot dire. Nous arrivâmes enfin au pied d'un gigantesque trois mâts, impeccablement entretenu. Il était d'ailleurs en bien trop bon état pour un navire qui avait déjà vu la mer, mais cela, je ne l'ai pas vu tout de suite. Ni la coque, ni les voiles ne présentaient la moindre tache. Pourtant, il émanait de ce bateau, pourtant ordinaire d'apparence, quelque incongruité, un élément insolite mais invisible à l'œil. La femme monta sur le pont en empruntant la passerelle. « Vous êtes ici chez vous », me dit-elle en désignant de la main tout le navire. « Venez, ou partez. Faites comme bon vous semble ».

Je montai finalement à bord. Qu'avais-je donc de précieux dans ce port, qui nécessiterait que j'y reste ? Je n'avais jamais connu que la misère, et rien ne pouvait être pire que là-bas. Quand je fus montée, la femme aux cheveux noirs avait disparu, me laissant seule sur un pont déserté. Seule se tenait assise, dans un coin, une autre femme penchée sur une mandoline, mais je ne la vis pas tout de suite. Elle ne me vit pas non plus.

Elle portait la coiffe des Bretonnes, celle des régions les plus septentrionales, légèrement aplatis sur le dessus. Elle était ronde, et semblait bien nourrie et pleine de joie. Quand j'y songe, je me sentais moi-même gonflée d'une joie et d'une vigueur nouvelle, à cet instant. Je n'avais plus faim, plus froid. Même le mistral qui s'engouffrait avec violence sous mes jupons trempés ne parvenait pas, malgré tous ses efforts, à m'arracher un frisson.

Je m'approchai alors de la Bretonne. Elle me regarda de ses grands yeux bruns, phares lumineux sur son visage rougeaud. Elle lâcha son instrument, et se leva pour prendre mes mains dans les siennes. Elle présuma que je devais être bien épuisée à une heure pareille, et me guida vers les cales, où se situaient nos couchettes.

Elles n'étaient rien de très luxueux, mais c'était tout de même mieux que ce que j'avais connu jusqu'ici. Les lits consistaient en de simples toiles, d'allure fort résistante, tendues entre deux poutres de la coque. Il en pendait une douzaine, comme des cocons de chenille, d'un bout à l'autre du vaisseau. De certains d'entre eux dépassaient des jupons.

La Bretonne m'indiqua une de ces insolites couchettes, et je m'y hissai avec une grande prudence, de peur de trébucher au moindre faux mouvement. Un carnet de feuillets grossièrement assemblés, et une mine de plomb étaient dissimulés entre les plis du drap de laine rêche dans lequel je m'enveloppai. Sans doute avait-il été laissé par le précédent occupant.

Sur les pages, quelques notes d'inventaire, et une carte dessinée grossièrement. Je les contemplai quelque temps, à la lueur de la lampe à huile qui pendait à côté de moi. Puis, prise d'une pulsion que je ne saurais expliquer, je me saisis de la mine et commençai à tracer des lettres que jamais on ne m'avait appris à former.

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