Le 15 décembre 1XXX

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Je me levai le lendemain matin, éveillée par le ballottement du navire sur les vagues. Nous avions déjà dû larguer les amarres, et nous voguions vers Dieu-sait-où. Je me rendis rapidement compte que je n'étais pas le moins du monde chagrinée par ce changement si radical, et que rien au monde ne m'aurait fait revenir au port. J'étais bien persuadée, en cet instant, que rien au monde n'était pire que l'endroit d'où je venais. Les autres membres de l'équipage, toutes des femmes, me chahutèrent amicalement, et une m'appela paresseuse. Une autre me dit qu'il faudrait être sur le pont tout à l'heure, et je me hâtai à remettre mes jupons en ordre.

Quand je montai sur le pont, je ne vis rien d'autre que de l'eau à l'horizon. Sous le ciel blanc, la mer était sombre, presque noire. Il me fallut pencher presque par-dessus bord pour apercevoir le bleu des flots.

« J'parierais qu'z'avez jamais vu autant d'flotte d'vot' vie, hein ? », dit une voix dans mon dos. Cette fois-ci, je faillis bien, de surprise, passer au-dessus de la rambarde et tomber dans la mer. Je battis des bras dans les airs pour tâcher de reprendre mon équilibre, mais on dut m'attraper par le col pour que je me remette tout à fait sur mes pieds.

Je me retrouvai par terre, le derrière douloureux, et la tête pleine d'étoiles. À côté de moi, la petite Bretonne de la veille était dans le même état. C'était sans doute elle qui m'avait surprise. « Y'n'faudrait point que vous passiez par-d'sus bord. Avec tout l'mal qu'on s'est donné pour v'z'aller chercher », dit-elle en reprenant son souffle. « C'est que vous m'avez fait grand peur... », répondis-je en me levant.

Elle se leva à son tour, et je remarquai qu'elle était encore plus jeune que ce que j'avais cru la première fois. Il était certain maintenant qu'elle n'avait pas vingt ans, mais ses mains pleines de callosités témoignaient d'une vie à travailler. Je me demandai si elle avait déjà enfanté. A cet âge, les femmes de son pays et de sa condition devaient déjà être mariées, d'autant qu'elle avait un visage charmant sous les gerçures. « Oh, ce n'était pas ma dévotion », dit-elle en se levant à son tour. « Mais vous d'vriez quand même faire attention. On est si vite tombé de c'te rafiot... ». Elle m'entraîna dans tous les recoins du trois-mâts, et m'expliqua en détail chaque poste et chaque tâche que je pourrais effectuer à l'avenir. Elle s'exprimait parfois dans un dialecte si confus que j'avais souvent peine à la comprendre. Nous revînmes sur le pont alors qu'il devait être dans les alentours de midi. Deux femmes étendaient du linge sur les cordages. D'autres déplaçaient les voiles, et d'autres encore, armées de bâtons, s'entraînaient au combat. Je n'avais jamais rien vu de tel. L'une des femmes que j'avais vues le matin m'interpella. Elle me demanda si je savais naviguer. Je lui répondis que non. Elle me demanda si je savais me battre. Je lui répondis que non. Elle alla alors un instant s'entretenir avec une des escrimeuses, qui m'examina de la tête aux pieds. Elle hocha la tête et retourna à son ouvrage. La femme revint vers moi. Elle me dit qu'elle s'appelait Charlotte, et qu'elle était celle à qui je devais me présenter chaque matin pour recevoir mes tâches quotidiennes. Je lui dis que j'étais assez douée pour les travaux de couture, et que je pouvais faire de menus travaux en attendant de savoir faire mieux. Elle parut convaincue, congédia la Bretonne et m'entraîna dans les cales, où un tas de linge m'attendait.

Durant tout le reste de la journée, je lessivai, lessivai, et lessivai. On m'avait raconté le travail harassant des teinturiers et je m'étais laissée aller à me moquer doucement des plaintes tonitruantes des lavandières courbées au-dessus du lavoir, mais je n'avais jamais cru qu'elles étaient si justifiées dans leur malheur. Je n'avais pas travaillé une heure que mes mains étaient rouges et tremblantes, comme écorchées. Heureusement, l'eau était tiède, et je passai plus de temps qu'il était raisonnable le bras plongé jusqu'au coude dans le baquet rempli de mousse.

Une cloche sonna les premières heures de la nuit. Bientôt, je pourrais me reposer. Je frictionnai mon dernier drap et le tordit de toutes les maigres forces qui me restaient. Alors que j'entassai le linge dans de grandes bassines, la trappe qui menait au pont s'ouvrit. Deux femmes descendirent l'échelle abrupte. Elles riaient et ne semblaient pas me prêter beaucoup attention. Toute à mon linge que j'étais, je les oubliai rapidement. Je montai bien vite mes bassines pour tout étendre sur les cordages comme j'avais vu faire le matin.

Il faisait déjà noir, mais je continuai tout de même mon ouvrage. Tout l'équipage semblait s'être réuni sur le pont. Je ne savais pas qu'il était possible d'accueillir tant de personnes sur un trois-mâts.

En levant les yeux vers le gaillard d'arrière, j'aperçus, derrière le gouvernail, la silhouette de la femme qui m'avait invitée à bord. Impossible de la confondre avec qui que ce soit d'autre, avec cette silhouette et ces cheveux. Je n'avais alors pas vu beaucoup d'étrangers, mais, plus je la regardais, plus je me disais qu'elle était peut-être métissée. Ce devait être une femme au caractère des plus forts pour réussir à maintenir à flots tout un navire avec autant d'équipage.

Elle était penchée vers la mer, les yeux rivés vers l'horizon. Je l'observais de tout mon soûl, tandis que je tendais les derniers draps, que je fixai à l'aide de pinces et de morceaux de garcette. Une autre femme, qui devait n'avoir même pas quatorze ans, me montra la marche à suivre. Nous n'échangeâmes pas mot, et, quand elle vit que j'avais compris, elle s'effaça discrètement et disparut entre les mâts.

Le vent de la haute mer a une furieuse tendance à se glisser sous les jupes et dans les cheveux. Je n'avais pas attaché les miens le matin, comme je n'avais vu aucune autre de mes compagnes le faire. Même notre capitaine ne prenait pas cette peine, et j'avais vite compris qu'il s'agissait de l'usage ici. Mais je le regrettai vite quand il fallut rester aux aguets de longues heures durant cette nuit, où le vent faisait trembler les plus épais cordages. L'enfant qui m'avait aidée à accrocher les draps était pieds nus, debout sur le bastingage comme une acrobate, et scrutait l'horizon.

Soudain, plus agile qu'un petit singe, elle grimpa jusqu'en haut de la misaine, et disparût derrière les voiles. Cette fillette était plus évanescente qu'un spectre !

« Navire ! », cria-t-elle. « Navire à tribord ! ». Nous nous approchâmes toutes, comme un seul homme.

Un trois-mâts, d'une taille comparable au nôtre, s'approchait effectivement à grande vitesse. Quand il fut assez proche, j'aperçus un pavillon noir. Des pirates ! Bien que je n'avais jamais été très dévote, la tentation me prit de me mettre à genoux et de prier qu'ils nous ignorent. Il n'y avait aucune chance que cela arrive, bien évidemment. Ils allaient nous aborder, nous piller, nous détruire, et nous faire subir tous les tourments qu'il leur serait possible d'imaginer.

Dans ma terreur, incapable de bouger, je fus également incapable de voir l'agitation qui troublait l'équipage. On fit retentir une cloche. On s'arma. Ce ne fut que quand le navire ennemi fut si proche que je pouvais en discerner l'équipage que l'impensable se produisit.

Un long silence s'imposa. Un silence comme on en rencontre jamais en mer. Même le vent semblait s'être tu. Puis, les marins, à portée de corde, parés à aborder, furent secoués de tremblements. Ils s'éparpillèrent comme un troupeau dans lequel arrive un loup. Nous les regardâmes s'agiter, tirer à s'en brûler les mains sur les cordages, dans une tentative vaine de changer de bord.

Je vis une botte se poser sur le bastingage, juste à côté de l'endroit où je m'étais appuyé. C'était notre capitaine, dans le costume masculin qu'elle portait la première fois que je l'avais vue, qui, sabre en main, provoquait l'adversaire, et semblait s'amuser de leur panique. Ses cheveux dénoués reposaient sur ses larges épaules. À la lumière des torches et des lanternes, il m'était dorénavant clair qu'il y avait quelque chose de mulâtre en elle. Peut-être était-elle la fille d'un esclave, née là-bas, de l'autre côté de l'océan ? « Sais-tu te battre, Madeleine ? », me demanda-t-elle. Je lui répondis que non, sans remarquer qu'elle connaissait mon nom sans que je lui eus donné. « Alors, observe, et apprends ».

Elle sauta alors, gracile, comme si elle ne pesait rien, et arriva sur le pont d'en face, au milieu des matelots qui la regardaient comme si elle était l'incarnation du Diable en personne. Une dizaine d'autres de nos femmes la suivirent, et nous autres, nous contentèrent d'observer de loin.

Notre capitaine avait pris le leur à parti, et elle lui hurlait des mots que je ne pus entendre. Il était étendu au sol, maintenu par un pied sur son torse, et tenu en respect par la pointe du sabre sous sa gorge. Tout autour, le combat fut rapide. Aucun des hommes ne tenta de riposter, et la plupart se cachèrent ou se jetèrent par-dessus bord, pour être transpercés d'un carreau ou d'une flèche immédiatement après. Jamais de ma vie, je n'avais vu pareille expression de terreur. Les coups pleuvaient, ainsi que les flèches. Bientôt, la vision du carnage m'écœura à un tel point que je détournai le regard. Je ne pus cependant éviter d'entendre les cris et les supplications de nos victimes. Leurs lamentations se transformèrent vite en gargouillis inarticulés. Même quand je me bouchai les oreilles, j'entendais clairement tous les bruits du massacre, comme s'ils arrivaient directement dans ma tête, sans intermédiaire. Puis, petit à petit, je vis chacune de mes compagnes revenir à bord, arme à la main, dégoulinant d'un sang qui n'était pas le leur.

Quand nous repartîmes, toute la mer était teintée de rouge.

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