I

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La mort.

Chaque centimètre puait la mort.

La merde aussi d’ailleurs. Parce que non, la mort ce ne sont pas des petites fées qui viennent souffler votre âme pour l’emmener dans des contrées verdoyantes, ce n’est pas le chant des oiseaux qui retentit pour souligner les faits d’armes ni un barde en cape bariolée chantant les louanges. Non, lorsqu’on passe de vie à trépas, on se chie littéralement dessus.

Les corps éviscérés des soldats jonchaient le sol poisseux dégoulinant d’urine et d’excréments, les membres disséminés comme les vulgaires pièces d’un jeu renversé. Sept pièces qui ne joueraient plus jamais au sempiternel jeu de la vie. Les insectes grouillaient, festoyaient déjà alors que les derniers râles des malheureux s’envolaient dans le ciel ténébreux. De lourds nuages effilochés et noirs roulaient lentement et semblaient vouloir se soustraire à la vue du charnier.

Du sang.

Des entrailles.

Et encore du sang.

Et, parmi cette horreur sans nom, au beau milieu des carcasses encore fumantes, se tenait un homme à la carrure imposante, aux tempes grisonnantes et aux yeux argentés qui paressaient voir plus que ce qu’ils ne devaient.

La neige ensanglantée ne crissait plus sous ses pas ; Haemir tituba sur une plaque de verglas et se rattrapa de justesse à une branche tordue. Son médaillon chauffait : la menace n’était pas encore écartée.

  • Bordel, quel froid de gueux ! pesta-t-il en crachant un glaviot cramoisi.

Aussi longtemps que remontaient ses souvenirs, il écumait déjà les Terres d’Ahoos, plus principalement les alentours de la Lande Morte et, même si cela pouvait paraître une affaire de routine, ses articulations endolories lui tiraient quelques rictus de douleur. Le poids de l’âge sur les épaules, il s’étira du mieux qu’il put et, de rage, donna un coup de pied dans le corps encore chaud d’un des démons qu’il venait d’occire. Il enfonça sa lame d'ombres une dernière fois dans la carcasse méphitique avant de reprendre la route, laissant derrière lui les pauvres soldats d’Estraë qui avaient eu le malheur d’accepter la mission.

Comment refuser une offre du légendaire Haemir ? Pourtant, ils auraient dû. Il regarda les visages défigurés et détourna soudainement les yeux. Il n’avait pas pris la peine de retenir leurs prénoms ou leurs origines. Malheureusement, ils n’étaient que des consommables qu’il avait engagés malgré lui.

Quelques jours auparavant dans une taverne moisie, il buvait une énième mousse, laissant l’alcool l’enivrer petit à petit. Pas besoin de s’arrêter, il allait redevenir sobre très vite. L’un des bons côtés de son statut – de sa métamorphose plus précisément -, c’était que les « petits problèmes » des gens ne l’atteignaient guère. Il pouvait boire à être rond comme une queue de pelle, les effets de l’alcool s’estompaient très rapidement. Et pourtant, ce fut la pinte de trop. Il commença à parler de ce qu’il venait faire par ici. C'est là que ces sept mercenaires l’avaient entendu. Faut dire qu’il ne parlait pas que pour lui et qu’il avait la voix qui porte. Des Dévoreurs avaient massacré des innocents non loin de là et la possibilité d’éliminer deux engeances démoniaques se présentait. Les Terres d’Ahoos ne s’en porteraient que mieux après ça.

Les mercenaires s’étaient alors rapprochés. La peur grimait leurs traits, mais lorsqu’il proposa – la tête en vrac et une fois son identité dévoilée – qu’ils viennent avec lui, ils ne purent refuser. La légende Haemir le Ténébreux, le Héros, le Capitaine des Ecorchés qui avait combattu les démons toute sa vie. Personne, absolument personne ne pouvait refuser.

Haemir avisa une nouvelle fois les corps des soldats en piteux état puis les cieux lardés de minuscules braises sombres que la Lande Morte éructait constamment. D’un geste nonchalant, il passa la main dans ses cheveux bruns mi-longs puis cracha une nouvelle fois. La senteur fétide de la Lande Morte était si prégnante que les novices en vomissaient souvent leurs tripes.

Deux Dévoreurs en une seule fois, malgré les Piliers que les mages avaient érigés des décennies auparavant. Normalement, les démons ne pouvaient pas les traverser. Pourtant, l’ancien chef des Ecorchés sentait la présence d’une autre de ces créatures. Bien sûr, il y avait le Défilé Sanglant à quelques kilomètres des premières habitations, mais il était scellé depuis la dernière fois. Mû par sa célèbre intuition – et par son médaillon brûlant comme jamais -, il décida d’aller voir.

  • Pitié…

La plainte s’éteignait dans le vent charrié par les arbres décharnés, mais Haemir ne pouvait se résoudre à laisser périr quelqu’un de cette façon. Le soldat, un jeune blondinet à qui il manquait une partie du visage et les deux jambes, s’étouffait dans son propre sang. Encore un enfant avec la vie devant lui qui se plaisait à jouer aux héros dans un monde sombre où seule la souffrance faisait office de repère. Quelle tristesse ! Mais c’était le prix à payer pour se faire un nom lorsqu’on était un simple guerrier, et non un Ecorché comme lui.

  • C'est quoi ton nom ?
  • Arw… Arwan…
  • Tu t’es bien battu, Arwan. Tu me rappelles un vieil ami, lui aussi a combattu fièrement…

Tout en continuant sa tirade, il sortit son coutelas puis lui trancha la gorge d’un geste précis. La souffrance faisait partie intégrante des Terres d’Ahoos, mais s’il pouvait épargner à un jeunot une fin douloureuse, il n’allait pas se faire prier. Il ne comptait plus le nombre de recrues dont il avait dû abréger les souffrances. Avec le temps, il avait tranché plus de gorges alliées qu’il n’avait massacré de démons. Mais là aussi, c’était le prix à payer lorsqu’on était un Ecorché, un élu qui n’avait rien demandé, mais à qui on avait tout donné.

Haemir lui ferma les yeux aussi tendrement qu’il le pouvait et murmura :

  • Puisses-tu entrer dans la Nuit en héros et continuer de combattre les Ténèbres, même après avoir passé le Voile.

Cette phrase, il l’avait répétée un nombre incalculable de fois. Selon la croyance, les âmes des défunts tombés au combat entraient dans la Nuit pour continuer d’affronter le Mal et attiser la Lumière. Dans cet ailleurs que seuls les disparus connaissaient, il se disait qu’une ultime bataille se préparait et qu’il arriverait un jour où, derrière le Voile, se tiendrait le dernier bastion de la Lumière face aux ombres destructrices, face à la Faucheuse, la Porteuse de Néant. La Mort était sa plus fidèle amie, où qu’il aille. Et, même s’il ne croyait pas un traître mot de ce qu’il disait, il continuait de le murmurer, par habitude, avec l’infime espoir qu’il y avait un après et pas juste un tas de pourriture bouffé par les vers.

Comme si de rien n’était, il se releva, étira son dos courbaturé puis se tapa les cuisses dans l’espoir de les réveiller du froid glacial. Engoncé dans une large et épaisse cape brune, il pouvait ressentir la morsure de l’hiver et ce même après avoir tué un Dévoreur. L’excitation après un combat, il la connaissait si bien qu’elle ne lui faisait presque plus rien.

Pendant un instant, il se perdit dans la contemplation de son épée enveloppée d’une brume noire : sa lame d’ombres. Il ne pouvait s’empêcher de penser que son pouvoir provenait de la Lande Morte ; une certaine peur marquait son visage à chaque fois qu’il la brandissait.

Une nouvelle vague de chaleur piqua son torse, le médaillon s’impatientait. Haemir prit le chemin vers le Défilé Sanglant, descendit une petite butte et suivit un sentier à moitié effacé. Plusieurs lieues de silence plus tard, il tomba sur des maisons miteuses tenant à peine debout.

  • Un village si près de la Lande Morte, ça m’étonne qu’il soit encore à moitié debout. Soit y’a des courageux par ici, soit des fous…
  • On est un peu des deux, monsieur.

La voix fluette appartenait à une petite fille aux couettes rousses et au sourire qui n’avait plus rien d’enfantin. Ses yeux rougis peinaient à rester ouverts, mais ils demeuraient vifs. Des lèvres craquelées, des doigts noirs et une odeur pestilentielle. Haemir baissa les yeux. Son regard fut attiré par le torchis moisi des murs d’où s’écoulait un liquide bleuâtre bouillonnant. Les démons étaient passés par là et la petite était condamnée, comme tout le village.

  • Comment tu t’appelles ?
  • Kera.
  • Pourquoi vivez-vous ici ? fit-il du bout des lèvres, prenant conscience de l’idiotie de sa question.
  • Nous n’avons pas le choix, monsieur. Et puis, c’est ici qu’on a grandi, on ne partira pas. Jamais !

La force ainsi que le courage qu’elle dégageait frappa Haemir de plein fouet ; il se mit à sourire comme il ne l’avait plus fait depuis longtemps. La petite lui rappelait l’enfant qu’il avait été des lustres auparavant. Fier, ne reculant devant rien, quitte à faire les pires bêtises.

  • Où sont les autres ? Tu n’arrêtes pas de dire « on », mais je ne vois personne.
  • Ils sont à l’intérieur. Les autres ne sortent plus une fois la nuit tombée.
  • Pourquoi tu ne restes pas avec eux ? Les démons sont…
  • De retour, oui, on sait, l’interrompit-elle avec véhémence. Mais on est en sécurité, regardez nos portes.

Un symbole, reproduit plusieurs fois, recouvrait les maisons, un symbole qu’il ne connaissait que trop bien : celui que l’on trouvait sur les Piliers. Une étoile à cinq branches sur laquelle étaient inscrits les six noms des Anciens Mages. Sauf que là, les pentacles semblaient dessinés à la hâte, les proportions non respectées et surtout, les noms des Anciens Mages étaient mal orthographiés. Haemir ne comprenait ni le fonctionnement ni l’efficacité, mais ça lui suffisait. La magie ne l’avait jamais attiré – sans pour autant l’effrayer -, il essayait de la côtoyer le moins possible. Même si elle faisait partie de lui. Il le savait, les symboles de fortune apposés par les villageois ne protégeaient pas et maintenant que les démons revenaient, les malheureux allaient périr s’ils restaient là.

Par habitude, il caressa son médaillon et fut surpris par la chaleur qui s’en dégageait. Un Dévoreur était proche, très proche. Haemir sortit sa lame d’ombres de son fourreau, il devait finir le travail.

  • Au secours ! Pitié !

Haemir se retourna et se plaça devant la petite fille. Ses sens aux aguets, il plissa les yeux et aperçut le mouvement de l’un des buissons devant lui.

  • C’est Aelya, il faut aller l’aider, monsieur ! Je vous en supplie.

Alors qu’elle allait se précipiter, il la retint de force puis s’exclama sur un ton neutre mais catégorique :

  • Il est déjà trop tard, elle est morte. Ne bouge pas.
  • Je… Je veux rentrer… dans ma maison !
  • Il a senti ton odeur. Reste derrière moi, dès que je te le dis tu te mets à courir, c’est compris ?
  • O… Oui, acquiesça-t-elle à demi-mot, tremblotante et ses yeux mouillés de larmes.

Le Dévoreur piétina le buisson tout en mâchouillant bruyamment. Plus de deux mètres de muscles striés sur une peau en charpie, une bouche immense dardée de crocs acérés, un œil vitreux roulant dans son orbite, deux longs bras terminés par des griffes et deux plus petits de chaque côté du corps qui ne cessaient de fendre l’air. Il s’arrêta, toisa Haemir et cracha la tête de la pauvre Aelya, qui roula, enveloppée d’une bave blanchâtre. Kera hurla et voulut s’enfuir, mais Haemir la retint encore plus fermement.

Il voyait les rideaux des maisons se fermer, les portes se verrouiller et il ne put s’empêcher de sourire. Comme si du bois allait empêcher un démon d’aller les massacrer ; peu importe le nombre de planches que les villageois pouvaient mettre, leur destin était scellé. À moins qu’il abatte ce Dévoreur.

  • Maintenant ! Cours !

L’injonction à peine terminée, Kera s’enfuit ; le Dévoreur se mit en marche à une vitesse hallucinante. Haemir le laissa tendre le bras, agripper la cheville de la petite – qui hurla de tout son soul et s’évanouit – puis lui trancha net la tête.

  • Utiliser une gamine pour abréger le combat, t’as pas honte ?

Cette voix éraillée, Haemir pensait ne jamais plus l’entendre. Une vague de souvenirs le submergea et il ne put retenir un immense sourire.

  • Pas le choix, l’appât que j’avais l’habitude d’utiliser vient seulement maintenant de faire son apparition, répliqua-t-il en étreignant l’homme le plus suicidaire qui existait sur Ahoos.

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