II

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Il est des amitiés qui naissent pendant une discussion au coin du feu, une guerre où le désespoir fait rage ou encore autour de bonnes pintes enrobées de blagues grivoises. Celle qui unissait Ran Jambe Noire et Haemir le Ténébreux reposait sur un carreau d’arbalète et des heures à attendre la mort.

Depuis lors, ils n’avaient cessé de s’épauler sur les champs de bataille, de se retrouver dans des tavernes plus sordides les unes que les autres pour s’enfiler des godets jusqu’à se rouler par terre. Ils étaient indissociables, jusqu’à ce que les Ecorchés soient dissous, jusqu’à ce qu’Haemir pense que tous ses camarades avaient péri au combat ou avaient été fauchés par le temps qui passe. Par-delà la mort, l’amitié n’avait pas faibli, même les frontières du Voile n’auraient jamais eu raison de leur affection réciproque.

Faut dire que se prendre un empennage contaminé par le sang d’un démon à la place de l’autre et attendre la fin dans des ruines en plein hiver, ça forge des liens.

  • Je te croyais mort, commença Haemir tout en rangainant son épée. Depuis que le roi a dissous notre armée et nous a contraints à l'exil… Je… Mais attends, si t’es là, ça veut dire que les autres sont peut-être encore en vie !
  • Je serais toi, je ne compterais pas trop là-dessus. Le…

Une flèche écorcha la joue de Ran. Leur expérience les poussa à réagir instantanément dans le plus grand des calmes. Haemir souleva la petite Kera toujours inconsciente – son dos craqua et lui tira un rictus de douleur-, se dépêcha de la mettre à l’abri ; Ran, lui, sortit un poignard, le lança à l’aveuglette puis les rejoignit. Un cri étouffé lui fit comprendre qu’il avait fait mouche.

Haemir perçut des battements de cœur, à quelques mètres d'eux, et compta sept personnes pleines de vie dont six qui s’affolaient. Pourquoi se faisaient-ils attaquer maintenant ? Après des années plutôt tranquilles, voilà qu’il reprenait du service contre des Dévoreurs échappés au compte-gouttes de la Lande Morte et qu’il devait également redouter des gens lambdas comme ce petit groupe. Et tout cela, alors même qu’il retrouvait son vieil ami.

Il pesta, plaça Kera derrière une caissette de bois puis se redressa. Son combat avec les démons lui avait laissé quelques blessures, mais il était hors de question que de simples combattants aient sa peau.

  • J’en compte sept, chuchota-t-il en massant son épaule engourdie. Y’en a qu’un seul qui est dangereux, les autres sont déjà en train de se pisser dessus. Ça doit être leur premier combat ou…

Il regarda Ran qui, tout sourire, haussa les épaules en signe d’excuses comme lorsqu’un enfant vient d’être attrapé dans un lieu qui lui était interdit.

  • Qu’est-ce que tu ne me dis pas, Ran ?
  • On en parle après tu veux ? Disons juste que j’avais oublié que…
  • Sors de là, Ran ! fit une voix grave – très jeune - qui ne trahissait aucune peur. Ça fait des lieues qu’on te piste, j’en ai assez. Viens avec ton ami, le jeu a assez duré. C’est pas des vieux dans votre genre qui vont nous échapper.

Des murmures à peine audibles firent écho ; Haemir et Ran sentirent la peur enfler chez les autres. L’ancien capitaine des Ecorchés l’avait deviné : ceux qui venaient de les attaquer les connaissaient, c’était donc là-dessus qu’il fallait qu’il insiste.

  • Hey petit, commença-t-il, t’as pas l’air de savoir à qui tu t’adresses ? Tes amis le savent, ils ne font pas les fiers. J’entends leurs genoux se cogner d’où je suis. Alors dis-moi, t’as été bercé trop près d’un arbre, t’es juste un abruti qui ne sait pas quand il doit fuir ou alors tu veux te farcir deux Ecorchés pour pouvoir faire le paon et te taper des donzelles jusqu'à plus soif ?

Un silence assourdissant suivit ses paroles, aucune répartie de l’autre côté. Finalement, ils ne savaient peut-être pas qu’ils avaient affaire à deux Ecorchés. Pendant qu’il parlait, Ran s'était faufilé entre les maisons et apparut derrière un grand gaillard aux épaules voûtés qui tremblait comme une feuille face aux vents mauvais.

Il murmura quelque chose à son oreille ; l’autre sursauta, se retourna, il était déjà trop tard. Ran l’égorgea d’un geste précis, s’assit en tailleur puis ne bougea plus. Les six restants l’encerclèrent à bonne distance.

Haemir en profita pour sortir de sa cachette, épée en mains, le dos bien droit malgré les élancements continus. Il s’avança doucement puis s’exclama d’une voix neutre et froide :

  • Qui a osé dire qu’on était vieux ?
  • Deux E… Ecorchés, tu as dit ? bégaya celui qui semblait être le chef de cette petite bande. On… On est là pour lui, r… reste où tu es.

Sa voix chevrotait, ses yeux allaient de Haemir à Ran sans s’arrêter. Les phalanges de sa main blanchissaient tant il agrippait son fourreau ; sa lèvre inférieure ne cessait de trembloter.

  • Où est passée ton assurance, petit ? Disparue en même temps que tes roustons ? T’as bien entendu, t’as deux Ecorchés devant toi. Même si on est « vieux » comme tu le dis si bien, vous n’êtes pas de taille.
  • On… On est six et vous êtes deux vieillards, rétorqua-il en reprenant de l’assurance.

Assurance semi-feinte qui fit néanmoins rire quelques-uns de ses camarades. Engaillardi, il s’avança de deux pas, tira son épée et reprit :

  • Si ça se trouve, c’est même une légende tout ce qu’on raconte sur vous. Une bande de criminels que les Anciens Mages auraient engagés pour combattre l’armée des Maudits, un groupe de meurtriers devenus des créatures, des putains de rejetons de la Souillure... Mais vous ne semblez à rien de tout ça. Je ne vois que deux croulants qui fanfaronnent. Je le vois à ton visage, tu souffres, t’es plus tout jeune et ton ami est encerclé après avoir fui. C’est ça ! Vous êtes des fous ! Je ne vois pas ce que tu pourr…

Haemir se déplaça si vite que l’autre ne le vit pas venir, lui planta sa lame dans le ventre puis tourna son poignet d’un coup sec. Ses entrailles se déversèrent sur le sol et il tomba, inerte.

  • J’ai jamais aimé les gens qui parlent trop.

Les cinq autres assaillants reculèrent. Haemir continua à avancer lentement en trainant son épée ensanglantée. Ran, lui, jonglait avec deux poignards sous le regard terrifié de ceux qui le chassaient depuis quelques jours déjà. Pris entre deux feux, ils ne savaient plus quoi faire. Ce fut Haemir qui rompit le silence.

  • Partez ou mourrez.

Une simple phrase qui eut raison de leurs dernières onces de courage. Tous prirent leurs jambes à leur cou. Ran Jambe Noire se releva, puis se figea face au regard inquisiteur de Haemir.

  • C’était quoi ce bordel ? gronda ce dernier alors que Ran rangeait ses poignards.
  • J’ai comme qui dirait oublié que j’avais des Chasseurs de primes à mes trousses.
  • Et c’est bien sûr quelque chose qu’on oublie aussi facilement que ses braies au petit matin.
  • Tu me connais ! Ça faisait plusieurs jours que je les avais au cul. En te voyant ça m’est sorti de l’esprit. Pour ma défense, j’étais sur le point de t’en parler puisque suite à la mort du Roi, il y a quelques mois…
  • Quoi ? Ce gros balourd a passé l’arme à gauche ? Merde alors !
  • Faut te mettre à la page, mon vieux. Qu’est-ce que t’as fichu pour ne pas savoir ça ? T’as pioncé dans une caverne loin de tout ?
  • On peut dire ça. Tu sais une fois que les démons n’étaient plus une menace, j’avais plus rien à faire. Tu peux comprendre. Mais du coup, si le gros Carac est mort, ça veut dire qu’on peut se réunir à nouveau.

Ran jongla machinalement avec ses poignards, caressa sa barbe mal taillée sur sa trogne cabossée, et fit un simulacre de sourire qui étira une de ses nombreuses cicatrices.

  • Comme je disais avant qu’on se fasse « interrompre », je ne compterais pas trop là-dessus. Je ne sais pas qui est encore vivant, mais c’est pas ça le plus important. Carac est mort, c’est sa femme qui est au pouvoir maintenant et, elle est pas commode ! Tu te rappelles de la belle blonde qui était dans son ombre ? Celle qu’on dévorait des yeux à chaque fois. Ben là, Elianor a faim de lumière. Elle a fait ressortir les archives de la Fosse. Elle sait tout ce qu’on a fait avant de devenir des Ecorchés.
  • C’était y’a des lustres ! On a sauvé Ahoos des démons depuis.
  • Elle s’en fout, elle veut faire le ménage. Nos têtes sont mises à prix, elle nous veut morts ou vifs. Quand je vois la récompense, j’ai presque envie d’apporter ma tête moi-même.

Ils rirent de bon cœur en s'échangeant quelques souvenirs. La période dans la Fosse, aussi connue sous le nom de la Prison des Brisés était loin derrière eux, mais les actes collaient encore plus à la peau que la Maladie de la Brume. Cela étant, ils ne purent retenir un sourire en évoquant les geôles putrides, les bagarres quotidiennes et surtout le fait qu’eux ne soient pas ressortis brisés comme les autres. Ils auraient peut-être dû, vu la suite des événements.

Ran sortit des racines de glëa, en mâcha une et toussota. Après tout ce temps, le goût âcre continuait de lui donner des haut-le-cœur. Malheureusement, il n’avait pas le choix : s’il arrêtait d’en prendre, l’infection ne serait plus limitée à sa jambe, il finirait par dépérir.

  • Toujours aussi dégueulasses ces racines, j’imagine ?
  • Ouais, t’as pas idée. C’est même encore plus infect qu’au début. Et tu sais ce qui est le pire ?

Il n’attendit pas la réponse de son vieil ami, cracha par terre puis releva le bas de son pantalon. Sa jambe aussi noire qu’un ciel sans étoiles et parsemée de croûtes jaunâtres fit replonger Haemir dans le passé. Si Ran n’avait pas pris le carreau à sa place, ce serait lui qui souffrirait mille maux aujourd’hui.

  • Le pire c’est que l’infection ne diminue plus. Enfin, je suis encore et toujours en vie. Je dois t’avouer que les femmes adorent ça. C’est laid comme un Dévoreur à qui on aurait piétiné la gueule, mais elles aiment. T’imagines, elles peuvent coucher avec le seul qui a survécu à ce genre de merde !
  • Te connaissant, tu dois en profiter à ta guise !

Haemir frappa à une porte et attendit. Le silence fut la seule réponse. Les démons avaient dû effrayer les villageois, à tel point qu’ils allaient laisser Kera dehors. Il déposa la petite au sol et fit demi-tour. Ce n’était plus son problème. Les Dévoreurs morts, son travail était terminé. Après avoir insulté les couards qui se cachaient derrière des symboles inutiles, il prit Ran par l’épaule.

  • Sinon, qu’est-ce que tu fais là, vieux frère ? Tu vas pas me dire que tu ne faisais que fuir cette bande d’incapables quand même ? Tu aurais pu les abattre facilement. Toi aussi t’as entendu les histoires sur ces Dévoreurs ? Désolé, je t’ai doublé pour le coup.
  • J’aime jouer avec la nourriture comme tu sais ! Et non je ne suis pas payé pour ces démons. J’habite juste à côté. J'ai une petite cahute près d’un endroit paradisiaque que tu connais certainement.
  • Dis-moi tout qu’on aille boire un coup.
  • Le Défilé Sanglant, tu connais ?

Haemir éclata d’un rire tonitruant. Où pouvait donc habiter le plus suicidaire d’Ahoos ? Si ce n’était là où, ces derniers temps, les démons refaisaient surface.

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